À Saint-Denis de La Réunion (île de La Réunion)
«Queer, fiers et révolutionnaires», «solidarité avec les queer du monde entier» ou encore «l'homophobie tue»… Voici quelques exemples de slogans scandés par le millier de personnes présentes pour la toute première marche des visibilités LGBTQIA+ sur l'île de La Réunion, dimanche 16 mai. L pour lesbienne, G pour gay, B pour bi, T pour transgenre, Q pour queer, I pour intersexe, A pour asexuelles, et le + invitait tout un chacun à rejoindre le mouvement.
La date du 16 mai est particulièrement symbolique, car c'est celle de la Journée internationale du vivre-ensemble. Cette dernière précède celle de la lutte contre l'homophobie, la transphobie et la biphobie.
L'affiche de la marche des visibilités de l'île de La Réunion.
À tout juste 15 ans, Nox n'aurait raté cette occasion pour rien au monde: «C'est la première marche des visibilités à La Réunion et c'est important d'y participer en tant que personne LGBT pour revendiquer notre statut. Ici, cette communauté est un peu enfouie et cachée.»
L'événement, autorisé par la préfecture, s'est organisé en seulement quelques semaines. Le déclic: le déferlement de haine et de commentaires lesbophobes sur les réseaux sociaux lorsqu'une militante féministe réunionnaise, Mathilde Lebon, a participé à la manifestation lesbienne à Paris, le 25 avril dernier. Elle avait tenu à faire un clin d'œil aux lesbiennes réunionnaises en brandissant une pancarte: «Lesbiennes réunionnaises, nou exist»[Lesbiennes réunionnaises, nous existons, en créole].
Une marche des visibilités, pas une «marche des fiertés»
L'association Requeer, imaginée en 2019 par l'artiste et activiste queer Brandon Gercara, décide alors de programmer cette marche historique. Dans le but de défendre de la cause LGBT+ depuis plusieurs années, iel* met tout en œuvre pour éveiller les consciences. «Cette marche nous est nécessaire pour être visible afin de prendre la parole. Cette marche est l'occasion d'appartenir à un “nous”, de sortir de nos identités singulières le temps d'un instant pour aller contre toutes les oppressions», explique Brandon Gercara.
Si, dans plusieurs pays du monde, les marches des fiertés sont célébrées depuis près d'un demi-siècle, à La Réunion manifester pour les droits LGBTQIA+ n'a presque jamais eu lieu. Quelques rares pétitions pour des rassemblements ont circulé ces dernières années, sans rien de concret au bout. «On a décidé de ne pas se positionner comme étant juste une célébration et une fête. Pour nous, c'est l'occasion de se définir en tant que groupe social, précise Julien Ferrère, membre de l'association Requeer. En tant que queer réunionnais·es, on entend encore des membres de notre famille nous dire que c'est un truc d'occidentaux. L'idée, c'est d'ancrer localement notre identité.»
Une pancarte brandie lors de la marche des visibilités à La Réunion, le 16 mai. | Aurélie Ronze
Un sujet encore tabou
En 2018, un rapport mené par trois parlementaires dresse un état des lieux de la lutte contre les discriminations anti-LGBT dans les Outre-mer: dans ces territoires, l'homosexualité est souvent «perçue comme une donnée culturelle exogène», les populations caribéennes ou afro-descendantes l'imputant au «phénomène de colonisation et la perçoivent [...] comme l'apanage de la “civilisation blanche”», notent les auteurs.
Les députés relèvent des formes d'homophobie et de transphobie plus marquées que dans l'Hexagone en raison notamment de la prégnance des environnements culturels. Le poids de la famille et son corollaire, la préservation de l'honneur familial, s'imposent d'autant plus qu'en raison de l'insularité des territoires ultramarins, l'intimité des liens sociaux et le réseau d'interconnaissance ne permettent pas l'anonymat –sauf dans les centres urbains. Enfin, le poids des convictions religieuses peut participer à légitimer certains discours homophobes et transphobes.
«Je suis non-binaire et mon père est transphobe.»
À presque 30 ans, Samuel, présent dans le cortège réunionnais, a fait son coming-out auprès de sa famille il y a «seulement» cinq ans: «J'ai grandi ici, dans une famille assez chrétienne et assez conservatrice. C'est vrai que quand j'étais à l'école primaire et au collège, on n'en parlait pas. Si on en parlait, on pouvait se faire frapper. Néanmoins, je vois qu'aujourd'hui, les choses changent. On voit de plus en plus de couples homosexuels dans les collèges et qui s'embrassent ouvertement.»
À La Réunion, peu d'études ou thèses existent sur le sujet. La dernière date de 2019. Jérémy Feytout, diplômé d'un master recherche ethnologie/anthropologie, mène pour l'association Le Refuge une étude intitulée «L'homosexualité à La Réunion, le poids des traditions et l'influence culturelle». Elle devait s'étendre à l'ensemble de la communauté LGBTQIA+ mais la situation sanitaire a quelque peu compliqué les choses.
Dans le cortège de la marche des visibilités à La Réunion, le 16 mai. | Aurélie Ronze
«Les questions liées à la sexualité sont taboues et faire un travail dessus peut se révéler compliqué, mais pas infaisable, détaille Jérémy Feytout. Nous avons relevé plusieurs données intéressantes. En termes de violence homophobe, 44% des personnes ont subi des violences verbales –insultes, menaces, par exemple– et 27% ont connu des formes de rejet et d'exclusion, notamment de la part de leur famille. La pression sociale de la famille, notamment, pèse sur les personnes homosexuelles.»
À 26 ans, Moon, témoigne de son quotidien: «Je suis non-binaire et mon père est transphobe. Du coup, il ne l'accepte pas du tout. Pour lui, cela n'existe pas, c'est de la science-fiction! Ma mère l'accepte un peu plus car elle est bisexuelle et elle est plus ouverte sur le sujet. Quand je sors, les gens me regardent et font des remarques. On fait avec, au bout d'un moment.»
Créer des archives du mouvement «kwir»
En plus de cette marche des visibilités qui pourrait devenir un événement récurrent, l'association Requeer organise des conférences et ateliers tout au long de l'année. C'est également une plateforme de recherche, de sociabilité et d'archives pour lutter contre l'ensemble des dynamiques de domination qui entourent les identités de genre, sexuelle, de race et de classe à La Réunion.
«Contrairement aux mouvements des travailleurs anti-coloniaux ou féministes, la communauté LGBTQIA+ réunionnaise n'a pas la possibilité de regarder vers le passé pour s'inspirer des luttes locales, donc on crée notre propre histoire pour que les générations futures puissent un jour reprendre le flambeau et voir des personnalités engagées. L'idée étant de ne plus laisser ces identités dans l'ombre et dans le secret», explique Julien Ferrère.
Pour Jérémy Feytout, malgré les discriminations, il y a une volonté de faire avancer les causes LGBTQIA+ ici à La Réunion. Après la mise en place du Comité opérationnel de lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Corah) à la Réunion, en juin 2020, un centre LGBT+ Réunion-Océan Indien, devrait prochainement voir le jour à Saint-Denis.
* iel: pronom non-binaire