Le jeudi 6 mai, une cinquantaine de bateaux français se sont brièvement rassemblés devant Saint-Hélier, capitale de l'île anglo-normande de Jersey dont le statut particulier n'en fait pas moins une possession de la Grande-Bretagne. Certes il s'agissait de bateaux de pêche venus protester contre les conditions imposées par Londres restreignant leur liberté de pêcher dans les eaux anglaises, mais quand même. Là-dessus, Boris Johnson, le Premier ministre britannique, a envoyé illico deux bâtiments de la Royal Navy pour «surveiller la situation».
Le fait que le même jour ait eu lieu des élections locales en Grande-Bretagne n'y était sans doute pas pour rien dans ce geste viril et guerrier, mais bon, d'un autre côté, la ministre française de la Mer, Annick Girardin, n'avait-elle pas laissé entendre que les Français pourraient très bien couper le courant aux Anglais de Jersey?
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Sachant que 95% de l'électricité de l'île est fournie par la France, ce n'est pas follement élégant. D'un autre côté, ce sont les Anglais qui ont tiré les premiers en quittant l'Union européenne, comme si nous, les Français, n'étions plus fréquentables...
Au lendemain de la polémique sur la meilleure manière de commémorer (ou pas) la mort de Napoléon, la vieille histoire européenne ne cesse de refuser de mourir. Ce nouveau conflit, ou plutôt ce différend, est d'ordre commercial et restera cantonné à la sphère diplomatique. Il n'empêche, si Waterloo reste un très vieux souvenir, le symbole est là: on a même vu un homme en costume d'époque tirer un coup de mousquet en direction des bateaux de pêche français depuis l'île de Jersey. Comme au bon vieux temps.
A man at Jersey's St Helier Harbour shoots a blank-firing musket in an act of defiance as French fishing vessels protest at the porthttps://t.co/A0HgKBKUxf pic.twitter.com/fG4dzWXTX1
— ITV News (@itvnews) May 6, 2021
Une histoire de conflits
Les relations entre la France et l'Angleterre ont toujours été houleuses. Comme le sait tout écolier britannique (et comme l'ignorent environ tous les écoliers français), en 1066 le duc normand Guillaume le Bâtard envahit l'Angleterre à l'aide de ses barons et instaure une nouvelle dynastie. À partir de ce moment fondateur, France et Angleterre vont être liées par l'histoire et par la langue (phénomène qui se poursuit encore aujourd'hui, à une autre échelle). Les Anglais aiment à dire que cette invasion fut la dernière (il y en avait eu d'autres avant, notamment par les Romains, les Saxons et les Vikings. Ensuite, il n'y a eu que des tentatives, avec une parenthèse pendant la Seconde Guerre mondiale lorsque l'Allemagne nazie a envahi les îles anglo-normandes).
En revanche, les échaufourées, voire les guerres ouvertes et leurs cortèges de violences meurtrières, n'ont pas cessé jusqu'au XIXe siècle et l'exil sur l'île de Sainte-Hélène de l'empereur Napoléon (encore lui!) par ces traîtres d'Anglais. Au XIIe siècle, il y a eu Aliénor d'Aquitaine, d'abord mariée au roi de France, Louis VII, puis au futur roi d'Angleterre, Henry II, alors que les deux royaumes sont en guerre, amputant la France d'un bon tiers de son territoire au profit de ceux qui sont désormais les ennemis héréditaires. Il y a la fameuse guerre de Cent Ans qui n'en était pas une, mais plusieurs. Qui dura d'ailleurs un peu plus de cent ans, et dont l'apogée historique cristallisant la haine des Français envers les perfides Anglais fut le martyre de Jeanne d'Arc, brûlée vive en 1431 (dont il convient de préciser qu'elle fut vendue aux Anglais par un Français, puis jugée par un évêque français lui aussi, mais on ne va pas s'arrêter à des détails) et dont une certaine classe politique française n'arrive toujours pas à se remettre six siècles plus tard.
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L'histoire moderne fut jalonnée de conflits entre les deux nations, rivales en Europe continentale mais aussi dans le cadre de la guerre d'indépendance américaine, à la fin du XVIIIe siècle, lorsque les Français accoururent aider les colons américains désireux de se détacher de la nation mère et de voler de leurs propres ailes. Humiliés au terme de la Guerre de Sept Ans qui marqua la prédominance anglaise sur les territoires nouvellement conquis en Amérique et en Inde, les Français se retrouvèrent face à un voisin qui en prenait un peu trop à son aise sur la carte du monde à leur goût et prirent un malin plaisir à s'associer aux Américains pour prendre leur revanche.
Vinrent enfin la Révolution française, les guerres napoléonniennes et une vingtaine d'années de conflit entre les deux pays. Après Jeanne d'Arc, Napoléon deviendra la seconde victime martyre des Anglais dans le cadre d'un récit national réinventé autour d'une France victorieuse et mythique, le temps de (re)laisser passer quelques monarques sur le retour. «Sur l'amour ou la haine que Dieu porte aux Anglais, je n'en sais rien, mais je suis convaincue qu'ils seront boutés hors de France, exceptés ceux qui mourront sur cette terre», a déclaré Jeanne d'Arc à son procès. Pour Dieu on ne sait toujours pas, mais pour ce qui est des Français, quiconque a été élevé au sein de la culture hexagonale sait à quel point, faute de leur tirer dessus, il est de bon ton de mépriser gentiment, de regarder de haut voire de détester cordialement les voisins d'en face. Héritage culturel de toutes ces années de guerre?
L'ennemi sous le feu des moqueries
Avant toute chose, il convient de se moquer de leur gastronomie: sauce à la menthe et mixtures bizarres à base de levure, huîtres cuites et sandwichs aux concombres, tout un panorama de plats que les Français adorent détester et dont l'opinion se résume par cette saillie, rapportée par Roselyne Bachelot, selon laquelle l'ancien président Jacques Chirac aurait dit, au moment de passer à table avec Tony Blair: «Ah, la cuisine anglaise, au début on croit que c'est de la merde et ensuite on regrette que ça n'en soit pas.»
Aujourd'hui, il suffit de taper «bouffe anglaise» sur Twitter pour se retrouver face à un déferlement de clichés plus ou moins amusants mais qui se résument en un consensus quasiment absolu: la nourriture anglaise, c'est dégueulasse.
La bouffe anglaise peut être une arme létale, bien vu
— Yann MARTIN (@Yannzerodeux) May 6, 2021
Curieusement, le sobriquet que l'on aime le plus attribuer à nos voisins d'en face, c'est «rosbif», qui date d'un temps où les Français avaient plutôt tendance à faire bouillir leur viande, contrairement aux Anglais qui la faisaient rôtir...
Et puis ils roulent à gauche, les Anglais, c'est-à-dire du mauvais côté de la route. Ou pour être plus précis, ils ont continué à rouler à gauche lorsqu'au XVIIIe siècle, les deux tiers des pays du monde se mettaient à conduire du côté droit. Ils ont une reine, cet anachronisme ambulant, à laquelle ils vouent un culte incompréhensible, alors que nous, fiers républicains, avons décollé notre roi voici plus de deux siècles (à ce jeu-là, les Anglais nous avaient devancés puisqu'ils ont décapité le leur en 1649. Mais à la hache, ce qui manque singulièrement de raffinement). Enfin il y a plus grave: ils ne sont pas très catholiques. Au moment de la Réforme, l'Angleterre devint protestante alors que la France resta très attachée au Pape. C'est peut-être un détail pour vous, mais à l'époque, ça voulait dire beaucoup.
Une armée de stéréotypes
Enfin on ne compte plus les petites blagues entre voisins, basées sur des stéréotypes, que l'on peut faire remonter, au moins, aux rivalités du XVIIIe siècle. À un officier britannique qui lui avait jeté à la figure: «Vous, Français, vous vous battez pour l'argent. Tandis que nous, Anglais, nous nous battons pour l'honneur!», le fameux Surcouf, corsaire français du tournant du XIXe siècle, aurait répondu: «Chacun se bat pour ce qui lui manque», mot d'esprit qui a traversé les siècles. Le fameux flegme britannique en prend également régulièrement pour son grade, avec des blagues du style: «Deux vieux Anglais jouent au golf. Sur la route voisine passe un cortège d'enterrement. Le premier Anglais arrête de jouer, enlève sa casquette, tandis que passe le cortège funèbre.
– Ah!, dit l'autre, quel civisme! Je n'aurais jamais imaginé qu'un joueur comme vous se découvrirait sur le passage d'un enterrement!
– C'est-à-dire que nous avons tout de même été mariés pendant quarante ans.»
(Je n'ai pas dit que c'était des blagues drôles).
Mille ans d'amour-haine
En dépit des guerres et des quolibets adressés d'un pays à l'autre, voici maintenant presque mille ans que les deux pays n'ont de cesse de s'inspirer, de s'influencer, de se jalouser mais aussi de tenter de s'entendre. Avec l'avènement de l'anglais moderne, dont une bonne part fait des emprunts au français, les échanges linguistiques n'ont cessé d'enrichir les deux idiomes. Si aujourd'hui moult puristes se plaignent des emprunts à celle que l'on nomme encore la langue de Shakespeare, cela fait déjà un bon moment que les mots traversent la Manche, dans un sens comme dans l'autre. (Le mot redingote par exemple, débarqué en France à la fin du XVIIIe siècle, est la déformation du mot riding coat, ainsi décrit dans le Mercure de France de 1726: «Depuis l'année passée les hommes portent beaucoup de redingotes; c'est une espèce de grand surtout boutonné par devant avec un collet et des ouvertures par derrière et aux cotés, dont l'origine vient d'Angleterre.»)
La fin du XVIIIe siècle vit d'ailleurs apparaître une mode qualifiée d'«anglomanie», qui cohabita avec une ambiance pourtant surchauffée entre les deux pays d'un point de vue militaire. «C'est aujourd'hui un ton parmi la jeunesse de copier l'Anglais dans son habillement. Le fils d'un financier, un jeune homme dit de famille, le garçon marchand prennent l'habit long, étroit, le chapeau sur la tête, les gros bas, la cravate bouffante, les gants, les cheveux courts et la badine. Cependant aucun d'eux n'a vu l'Angleterre et n'entend un mot d'anglais», s'esclaffe Louis-Sébastien Mercier, auteur du Tableau de Paris, publié en 1783.
Historiquement, la grande réconciliation se fit bien sûr pendant les guerres mondiales, et notamment la Seconde, au cours de laquelle on est bien obligé d'admettre que sans l'Angleterre, nous aurions eu grand mal à nous débarrasser de la botte allemande. France libre, résistance, organisation du débarquement: certes, «Si les Ricains n'avaient pas été là, nous serions tous en Germanie», mais c'est aussi à la Grande-Bretagne que nous avons dû notre salut. L'amitié franco-anglaise a depuis été consolidée par les échanges (souvent très) linguistiques entre jeunes Français et Anglais.
Suivent l'intégration européenne, la musique des Beatles et, naturellement, le tunnel sous la Manche (que certains voudraient reboucher) qui a mis ce pays si raillé à quelques heures de la capitale française (et qui a pendant des années eu comme terminus anglais la gare de Waterloo, parce que nous n'avons pas le monopole du cynisme...)
Quelle relation insolite que celle que nous entretenons avec un pays dont il reste encore possible de railler les habitants sur tous les tons sans que cela ne soit considéré comme problématique. Les «angliches», «la perfide Albion», les «Rosbifs», la bouffe dégueulasse, les dents en avant, la météo merdique: de quel autre peuple pourrions-nous nous moquer aussi impunément sans passer pour des racistes crasses?
Affublez n'importe quel autre peuple d'un sobriquet ou généralisez sur la gastronomie de tout autre pays, et socialement vous êtes bons pour le pilori. Même des mots comme «rital» ou «espingouins» ne passent plus. Les «boches», c'est bien fini. Mais les «angliches»? Pas pareil! Ce qui tend à prouver que ce genre de raillerie procède de l'autodérision, la seule qui soit admise lorsqu'on fait usage de termes raciaux. De là à déduire que nous appartenons tous à la même famille, que nous nous identifions les uns aux autres et que c'est peut-être la raison pour laquelle nous aimons tant nous faire mutuellement la nique, il n'y a qu'un pas. Cette hostilité séculaire qui s'est transformée en moquerie permanente ne serait-elle pas tout simplement une forme d'amour?
Le temps de la violence est terminé et il nous faut maintenant gérer des relations humaines et diplomatiques.
Car les relations entre la France et l'Angleterre ressemblent étrangement à une histoire de famille étalée sur un millénaire, une généalogie compliquée et brouillonne où cousins, frères et sœurs se fâchent parfois mortellement pour mieux finir par se retrouver au repas de famille, et où personne, jamais, ne rate une occasion de se casser du sugar sur le dos. «Revoici le temps des canonnières», déplorait Pierre Haski au lendemain de la démonstration de force anglaise dans les eaux anglo-normandes. En effet, les relations sont temporairement à couteaux tirés entre les deux pays, mais plus personne ne croit que la situation puisse dégénérer en conflit militaire.
Malgré le Brexit et la sortie tonitruante et mal organisée de l'Angleterre, telle une ado à peine majeure qui se barre en claquant la porte, malgré les représailles dont la France brandit la menace («ah tu n'as pas besoin de nous? Je te coupe le courant on va voir si tu fais encore ta maline»), au fond le temps de la violence est terminé et il nous faut maintenant gérer des relations humaines et diplomatiques qui, comme dans toutes les familles, prennent une ampleur démesurée sur le moment mais finissent diluées dans les retrouvailles et l'obligation de continuer à avancer ensemble. Parce qu'au fond, la famille, c'est sacré.