Société / Monde

Le secret du bonheur à la Scandinave

Temps de lecture : 6 min

Si les pays nordiques ont la réputation d'être les plus heureux, c'est parce qu'ils réussissent à se convaincre que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Cela fait quatre ans que la Finlande supplante le Danemark dans le World Happiness Report. | Tapio Haaja via Unsplash
Cela fait quatre ans que la Finlande supplante le Danemark dans le World Happiness Report. | Tapio Haaja via Unsplash

Le «hygge» [prononcer hugueu] existe-t-il encore? Ce concept danois évoquant convivialité confortable et ambiance douillette, supposé capter l'essence de la culture danoise, nous est depuis longtemps vendu comme étant le secret d'une vie heureuse. Il y a quelques années a déferlé une vague de livres, d'articles et de produits pour la maison liés au «hygge». Des journalistes du monde entier ont visité le Danemark pour relever les divers aspects de ce style de vie unique. L'enthousiasme suscité par le Danemark était motivé par sa réputation de pays le plus heureux du monde. Mais bon, la dernière fois que je suis allé y faire un tour, la boutique de déco en face de chez moi ici, à Ann Arbor, dans le Michigan, avait soldé toute sa sélection de bougies étiquetées «hygge».

Si le secteur du «hygge» a connu un déclin ces dernières années, c'est peut-être parce que cela fait quatre ans que la Finlande, mon pays natal, supplante le Danemark dans le World Happiness Report. Dans la plus récente édition publiée en mars dernier, le Danemark y occupait la troisième place, derrière l'Islande, et plus ça va, plus il se fait distancer par la Finlande.

Comme le rapportent de nombreux médias, l'équivalent spirituel finlandais du «hygge» est quelque chose de beaucoup moins convivial et de beaucoup plus difficile à prononcer: le «kalsarikännit». Ce mot, que l'on pourrait traduire par «bourré en culotte», fait allusion à la pratique de boire seul, chez soi, en sous-vêtements. Si c'est ça le secret du bonheur, alors je suis pour qu'on le garde secret, en effet.

«Le peuple le plus farouche de la Terre»

Personne n'est plus sceptique que les Finlandais face à l'idée que nous [l'auteur de cet article a la double nationalité américaine et finlandaise, ndlr] soyons le peuple le plus heureux du monde. Pour être honnête, c'est loin d'être le seul classement mondial à la tête duquel nous ayons été propulsés récemment. Notre réputation d'avoir le meilleur système éducatif nous convient très bien (c'est faux), tout comme celle qui veut que nous ayons le niveau de corruption le moins élevé (probable), l'économie la plus viable (pourquoi pas), etc. Mais le pays le plus heureux? N'importe quoi. Comme le rapporte un correspondant de The Economist, un jour qu'un membre du cabinet du gouvernement finlandais était présenté, lors d'une conférence internationale, comme «le représentant du pays le plus heureux du monde», il a répondu: «Si c'est vrai, je n'ai pas envie de voir dans quel état sont les autres.»

La Finlande n'a pas toujours joui d'une telle réputation de béatitude internationale. En 1993, lorsque je vivais à New York, immigré de fraîche date, 60 Minutes a publié un sujet sur la Finlande qui commençait avec cette description de passants, à Helsinki, vaquant à leurs affaires: «Aucun deuil national n'a été décrété en Finlande; vous voyez ici des Finlandais dans leur état naturel; sombres et renfermés, connectés avec eux-mêmes et absolument personne d'autre, le peuple le plus farouche de la Terre. Déprimé et fier de l'être.»

En ce qui concerne les expressions faciales des Finlandais, rien n'a vraiment changé. Nous sommes toujours aussi réservés et mélancoliques qu'autrefois. Si le bonheur se mesurait en sourires, les Finlandais figureraient parmi les plus malheureux du monde.

Il se trouve que le World Happiness Report –l'étude annuelle responsable de ces classements– n'accorde pas la moindre attention aux sourires, aux rires ou à d'autres expressions extérieures de gaieté. À la place, il s'appuie sur des enquêtes Gallup qui demandent aux personnes interrogées de s'imaginer sur une échelle aux marches graduées de 0 à 10. La note la plus haute (10) représente ce que vous estimez être la meilleure vie pour vous, tandis que la plus basse (0) représente la pire. Les participants doivent ensuite reporter l'échelon sur lequel ils estiment se situer à ce moment-là. En d'autres termes, vous jugez que vous êtes heureux si votre vie actuelle se rapproche de vos attentes les plus hautes. Nul besoin de taper dans les mains ou de taper du pied.

Compte tenu de cette définition du bonheur totalement dépourvue d'émotions, rien de très surprenant que mes compatriotes soient très haut placés dans ce qui devrait plutôt être présenté comme des évaluations de qualité de vie moyennes. Comparées à celles de la plupart des autres pays, objectivement les conditions de vie en Finlande sont en effet très bonnes: la pauvreté, le nombre de sans-abri et autres exemples de privations matérielles sont aussi réduits que possible; les habitants bénéficient d'un accès universel et gratuit à une éducation et à un système de santé de classe mondiale; les congés parentaux sont généreux et les congés payés longs. C'est sur ce genre de facteurs que la plupart des experts se focalisent lorsqu'ils essaient de comprendre pourquoi la Finlande, le Danemark et les autres États-providences nordiques dominent les classements du bonheur.

La loi de Jante

Mais il n'y a pas que ça. Il faut également prendre en compte les attentes, autre aspect de la formule utilisée par le World Happiness Report. Fidèles à leur héritage luthérien, les pays nordiques sont unis dans leur adhésion à des aspirations limitées. Cette mentalité est notoirement illustrée par la loi de Jante –code de conduite fictif formé de commandements dont on estime qu'ils capturent une partie de l'essence de l'attitude nordique face au succès personnel: «Ne crois pas être quelqu'un de spécial; n'imagine pas que tu es mieux que nous; ne crois pas que tu sois bon à quoi que ce soit» et ainsi de suite. La philosophie nordique contraste tout particulièrement avec la culture américaine caractérisée par «l'accent extrême mis sur l'accumulation de richesses comme symbole du succès» comme l'observait le sociologue Robert K. Merton dans les années 1930.

Les pays nordiques assurent à leurs citoyens des vies correctes et les empêchent de traverser de longues périodes de vaches maigres. En outre, ils adhèrent à une orientation culturelle qui pose des limites réalistes aux attentes de tout un chacun en matière de satisfaction. Dans ces sociétés, l'échelle imaginaire n'est pas si courte, le premier échelon est relativement haut placé et la distance entre chaque échelon est plutôt réduite. Les gens sont socialement conditionnés à croire qu'ils ne pourraient avoir mieux que ce qu'ils ont déjà, ou presque. Cette mentalité explique pourquoi les Finlandais sont les plus heureux du monde malgré la petite taille de leurs appartements et la modestie de leurs revenus –avec un pouvoir d'achat encore plus limité grâce aux impôts et à un coût de la vie élevé– et ce, contrairement à l'Islande, sans avoir jamais accédé à la Coupe du monde!

Le «lagom» rend-il vraiment heureux?

Alors oui, je pense que la culture est très importante pour comprendre pourquoi des pays comme la Finlande, le Danemark, l'Islande, la Norvège et la Suède affichent des scores particulièrement élevés sur cet indicateur du bonheur. Mais la caractéristique culturelle vraiment pertinente ce n'est ni le «hygge» ni, malheureusement, le «kalsarikännit».

Si je devais choisir un mot scandinave pour représenter le bon ingrédient culturel du bonheur nordique, ce serait probablement le terme suédois et norvégien «lagom», qu'on peut traduire par «juste la bonne quantité», c'est-à-dire ni trop, ni trop peu.

En matière de vie agréable, le «lagom» encourage à se contenter du minimum.

Comparable au «hygge» du Danemark, le «lagom» est fréquemment représenté comme l'essence de la culture suédoise –son adhésion à la frugalité et son rejet des excès–, valeurs qui caractérisent en réalité toute la région nordique, et sans conteste la Finlande. En matière de vie agréable, le «lagom» encourage à se contenter du minimum. Et si vous l'avez déjà, vous n'avez aucune raison de vous plaindre. Par conséquent, vous êtes heureux.

Mais est-ce vraiment notre définition du bonheur? Si c'est le cas, peut-être les parents américains devraient-ils cesser d'encourager leurs enfants à viser si haut et leur souffler des objectifs plus réalistes: «Un jour, Riley chérie, toi aussi tu pourras être présidente... du syndic de copropriété.» Je ne suis pas sûr de m'y retrouver. Si c'est ça le bonheur, ne comptez pas sur moi. Ma définition du bonheur comprend la joie, l'amour et des relations solides avec les gens qui m'entourent. La raison pour laquelle j'ai décidé de rester ici, aux États-Unis, malgré une ou deux tentatives de retourner en Finlande, c'est parce que j'aime quand les gens sourient, rient et, oui, même, parlent à leurs voisins. Ça, ça me rend heureux.

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