Depuis l'étranger, on a souvent cette image du Français en terrasse, buvant son café, une cigarette à la main. Un cliché qui ne vient pas de nulle part, puisque l'Hexagone a longtemps été en bonne place parmi les plus gros consommateurs de tabac en Europe. En 2017, avec près de 30% de fumeurs quotidiens, la France était alors dans la fourchette haute de tabagisme comparé à la moyenne de ses voisins qui se situait à 24%. Malgré ces résultats, le nombre de fumeurs français a tout de même tendance à diminuer. Une baisse qui n'est pas pour autant uniforme dans la population.
Dans le domaine du tabac aussi, les écarts entre les catégories favorisées et défavorisées s'accroissent. Un constat soulevé par les chiffres de Santé publique France, et relayé par l'Observatoire des inégalités. «Il faut bien voir qu'il y a des écarts, mais ce n'est pas pour autant tout noir ou tout blanc. Les pratiques sociales, comme la consommation de tabac, s'expliquent par tout un ensemble de facteurs dont le mode de vie, le revenu, le niveau de diplôme, l'âge, le milieu social, l'histoire personnelle, la famille, les personnes et l'univers qu'on fréquente. Tout ça va influencer le fait qu'on sera fumeur ou non», précise Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des inégalités et auteur du livre Encore plus! Enquête sur les privilégiés qui n'en ont jamais assez.
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— Observatoire des inégalités (@Obs_ineg) February 7, 2017
Inégalités selon le niveau de diplôme
Parmi ces facteurs à prendre en compte, Santé publique France s'est intéressé au niveau de diplôme. «On sait que la prévention en santé et l'attention au corps sont plus grandes dans les milieux diplômés. C'est un ensemble de dispositions culturelles qui se transmettent dans les modes de vie, et dans des petites attentions dès le plus jeune âge. De l'autre côté, dans les catégories populaires on valorise la résistance physique, et les pratiques qui vont avec ne sont pas les mêmes», constate Louis Maurin.
Une remarque qui se reflète dans les données collectées. Là encore, les écarts sont notables. En l'an 2000, le taux de fumeurs quotidiens non-diplômés était de 30,2%. Il est de 32% en 2019. Malgré des hausses et des baisses au fil des années, le nombre de consommateurs de tabac parmi cette catégorie de la population a augmenté de 1,8 point. Dans le même temps, le chiffre des fumeurs parmi les plus diplômés a constamment baissé et a même chuté de 10 points, passant de 27,8% en 2000 à 17,7% en 2019.
En dix-neuf ans, l'évolution du comportement des différents groupes est telle que l'écart s'est creusé. On constate désormais près de deux fois plus de fumeurs chez les non-diplômés que parmi les personnes ayant un diplôme supérieur au bac. «Pour autant, il ne faut pas en faire une règle dont on ne sort jamais. Sinon, la part de fumeurs n'évoluerait pas. Or, heureusement, il y a des évolutions, pondère le directeur de l'Observatoire des inégalités. L'écart s'était surtout creusé entre 2000 et 2014. Dans ces années-là, les non-diplômés fumeurs sont passés de 30 à près de 40%, alors qu'en même temps le taux de fumeurs chez les plus diplômés a chuté de 27 à 21%.» Une évolution des tendances qui prend du temps: «Depuis 2014 la baisse est notable, en grande partie grâce au travail de prévention mis en place, mais il faut du temps. Pour l'instant, chez les non-diplômés, on revient à peu près aux chiffres de 2000, mais on peut espérer que le taux va continuer à diminuer», souligne-t-il.
De faibles revenus propices au tabagisme
Le niveau de diplôme est bien souvent corrélé au niveau de revenus. Ce facteur a lui aussi été analysé, et là encore nous ne sommes pas tous égaux. Ainsi, dans les années 2000 près de 30% des personnes aux salaires les plus modestes avaient déclaré fumer tous les jours, pour grimper à 37% en 2014, et finalement revenir autour des 30% en 2019.
À dix-neuf années d'écart, et malgré la récente diminution, là encore la proportion de fumeurs dans les catégories défavorisées reste la même. A contrario, au sein de la population la plus aisée, la baisse du tabagisme est nette et constante, passant de 28,3% en 2000 à 18,2% en 2019. «Les chiffres disent aussi que les ventes de substituts nicotiniques augmentent, donc peut-être qu'il y a plus de tentatives d'arrêt de la cigarette, surtout avec le remboursement désormais possible», suppose la tabacologue Alice Denoize, autrice du livre J'arrête enfin de fumer, facilement et pour de bon. «Mais ce dont je me rends compte aussi, c'est qu'il y a beaucoup de méconnaissance sur les processus pour arrêter de fumer ou sur le rôle de la nicotine. Pourtant, le public plus défavorisé est demandeur», raconte-t-elle.
«En général, les personnes moins favorisées ont d'autres problèmes à régler avant celui du tabac. »
Qui dit petit revenus, dit souvent difficultés à joindre les deux bouts. C'est le cas de Sarah, aide-soignante de 55 ans et fumeuse depuis trente-cinq ans. Elle a quelquefois essayé d'arrêter la cigarettte, sans succès. «Dès qu'un problème arrive, le premier réflexe est d'allumer une cigarette pour calmer le stress, raconte-t-elle. Sauf que des soucis, j'en ai tout le temps pour payer mes factures, les crédits et boucler les fins de mois. Et même quand je n'en ai pas, j'angoisse sur ce qui va arriver, alors je repousse l'idée d'arrêter la clope.»
Un phénomène qu'a bien cerné la tabacologue. «En général, les personnes moins favorisées ont d'autres problèmes à régler avant celui du tabac. Ce n'est donc pas leur priorité. Elles se disent que, quand ça ira mieux elles arrêteront de fumer. Elles ont peur de perdre cette habitude. La cigarette est une sorte de béquille pour tous les fumeurs. Sauf que le tabac est une addiction qui procure un faux plaisir, souligne-t-elle. Le cerveau intègre qu'il y a un manque, un stress se déclenche chez la personne. En fumant, les gens ont l'impression de calmer ce stress alors qu'en réalité, ils calment un manque.»
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La gestion des émotions
La cigarette peut aussi être une béquille pour supporter les horaires décalés, qui ne sont pas rares pour les personnes à faibles revenus. Sarah travaille de nuit, «et la cigarette me tient éveillée, pense-t-elle. C'est d'ailleurs comme ça que j'ai commencé à fumer. J'étais jeune, c'était une de mes premières nuits à l'hôpital, et un soir un collègue m'a conseillé la clope pour tenir. Puis c'est devenu une habitude.»
Maman de trois enfants, elle aurait aimé arrêter pour eux car «je sais que je ne leur donne pas le bon exemple, et d'ailleurs deux d'entre eux sont fumeurs». Si ce n'est pas une généralité, le cadre familial peut influencer et «banaliser l'usager de la cigarette, selon Alice Denoize. La première motivation des gens que j'accompagne pour arrêter de fumer est souvent les enfants, que ce soit pour vivre plus longtemps à leurs côtés en bonne santé ou pour donner l'exemple. Aujourd'hui tout le monde connaît les dommages de la cigarette sur la santé.»
D'après les constats de la tabacologue, les finances ne sont jamais bien loin et sont en deuxième marche du podium des principales motivations. «Malgré ça, il subsiste des freins, et surtout la peur du manque physique, d'être irritable, de ne pas savoir comment faire quand ça ne va pas aller ou comment continuer à s'amuser sans cigarette. En somme, tout ce qui touche aux émotions», remarque Alice Denoize.
Se priver pour la compagnie d'une cigarette
Outre le niveau de diplôme et le niveau de revenu, Santé publique France s'est également intéressé au statut professionnel. Là aussi, chez les plus précaires, le tabagisme est plus présent. Si un quart de ceux qui travaillent ou qui suivent des études fument en 2019, c'est le cas de 43% des chômeurs. Encore une fois, si on compare aux chiffres de l'an 2000, le pourcentage de fumeurs quotidiens a augmenté de 2 points chez les personnes sans emploi, alors qu'on note une baisse drastique de 15 points chez les étudiants et de 9 points chez les personnes en emploi. «Mais là aussi, c'est un ensemble de facteurs à prendre en compte, prévient Louis Maurin. Il ne faut pas faire de misérabilisme et tomber dans le cliché du chômeur fumeur. Si c'était le cas, on verrait le nombre de fumeurs fluctuer au gré des chiffres du chômage ou des bonds de consommation de tabac à chaque crise. Or ce n'est pas le cas.»
Pourtant, des écarts subsistent malgré les politiques publiques mises en place, notamment avec l'augmentation des prix des paquets de cigarettes. On aurait pu croire que cette hausse allait dissuader l'achat et favoriser la baisse du nombre de fumeurs chez les personnes aux revenus les plus modestes. «Ça peut jouer, sauf qu'il y a une limite à ça. Chez certaines personnes l'addiction est telle que ce n'est pas possible, le prix n'est pas assez dissuasif pour s'arrêter ou alors elles vont piocher dans d'autres postes de dépenses», souligne Louis Maurin. C'est notamment le cas de Marine, au RSA depuis près de deux ans. «Je sais que je peux rester plusieurs jours sans manger, mais pas sans fumer. Du coup, je préfère sauter mes repas pendant deux jours que de ne pas avoir mon paquet de clopes. Ça m'arrive d'ailleurs assez souvent.»
«Je fume aussi beaucoup par ennui. Je ne travaille pas et ces petites clopes m'accompagnent dans mes journées.»
Marine ne consacre pas de budget aux sorties ou à d'autres activités. «Je ne vais jamais chez le coiffeur, je ne fais pas de shopping et la cigarette c'est ma petite bulle, mon seul petit plaisir. Ce moment me coupe de mes préoccupations, raconte la jeune femme. Je fume aussi beaucoup par ennui. Je ne travaille pas et ces petites clopes m'accompagnent dans mes journées.»
La cigarette pour accompagner l'ennui, c'est quelque chose que connait bien la tabacologue Alice Denoize. «Il faut chercher des solutions alternatives, comme aller se balader, faire un tour sur internet ou écouter de la musique pour permettre au cerveau d'avoir un autre moyen de s'évader que la cigarette. Trouver quelque chose d'immédiat, une autre bulle qui fait du bien, sans pour autant que cela coûte de l'argent.» La tabacologue souligne que «le #mois sans tabac, le remboursement des substituts nicotiniques, la hausse des prix du paquet: toutes ces mesures sont tout de même très récentes». Il faudra du temps pour juger des effets sociaux de ces politiques de santé publique.