Boire & manger / Société

Les pauses déj' vous manquent? C'est normal

Temps de lecture : 5 min

Alors que beaucoup d'entre nous télétravaillons, nous sommes un peu nostalgiques des déjeuners entre collègues et des pauses café. Ces moments jouent un rôle social et de détente au boulot, mais pas seulement.

«Ces pauses permettent de mieux se connaître, mais aussi d'échanger de manière plus informelle et humaine.» | Wade Austin Ellis via Unsplash
«Ces pauses permettent de mieux se connaître, mais aussi d'échanger de manière plus informelle et humaine.» | Wade Austin Ellis via Unsplash

«La cantine me manque parfois», admet Arnaud, 34 ans. Cet ingénieur en télétravail depuis plus d'un an est nostalgique de «la convivialité des pauses déjeuner entre collègues». Pour Alice aussi, le changement d'ambiance a été difficile: «D'habitude, le déjeuner est un grand moment convivial où nous formons une grande tablée avec parfois jusqu'à quinze personnes. Désormais nous sommes en télétravail certains jours, et quand nous sommes en présentiel, nous sommes assis une place sur deux, encadrés par du plexiglas, avec des tables écartées pour respecter les deux mètres de distance... On ne s'entend plus.»

La nourriture au travail a souvent un rôle social primordial, même si cela dépend évidemment de la personnalité de chacun. «Pour certains, c'est une corvée de manger avec ses collègues et de perdre du temps sur son travail à accomplir; pour d'autres, c'est une coupure essentielle», constate le diététicien et nutritionniste Alban Burgos. C'est le cas de Laura*, 28 ans, pour qui «la pause déjeuner est tout à fait centrale dans la journée de travail, j'ai besoin que cela soit un moment de vrai repas posé, je ne supporte pas qu'on parle de travail. J'ai besoin que cela soit un moment de détente, de pouvoir apprécier ma nourriture.»

Renforcer la cohésion d'équipe

Selon la sociologue Anne Lhuissier, «il y a deux logiques différentes: le temps de pause déjeuner est considéré comme un moment où on s'extirpe du travail, on n'en parle pas; ou au contraire on profite de ce moment pour des échanges informels pour aborder des sujets professionnels dont on n'a pas pu discuter avant».

Pour Arnaud, le déjeuner à la cantine ou les retrouvailles autour d'un café peuvent s'inscrire dans les deux objectifs. «Ces pauses autour du prétexte de la nourriture permettent de mieux se connaître, créer du lien sans que cela soit centré sur le travail, mais aussi d'échanger de manière plus informelle et humaine, résoudre certaines divergences de points de vue... Des choses que le côté formel de la réunion, le coup de téléphone ou l'e-mail ne peuvent pas apporter», remarque ce manager. «Ces interactions sociales sont des moments de régulation importants», abonde le sociologue Jean-Pierre Poulain, auteur du Dictionnaire des cultures alimentaires.

Tous ces moments de sociabilité alimentaire relèvent aussi de la cohésion d'équipe. «C'est là que des centres d'intérêt communs se trouvent, des amitiés se forment, que les collègues se rapprochent... C'est une cohésion d'équipe qui peut être mise ensuite au profit du travail en lui-même, analyse Anne Lhuissier. Avec le télétravail, la perte de ces moments peut menacer les collectifs de travail.»

Dans l'entreprise d'Alice, c'est la pause café qui est essentielle. «C'est le moment où on se retrouve avec toute l'équipe, car certains travaillent en horaires décalés. Il y a toujours mille occasions d'apporter un gâteau ou des croissants. Il y a de l'échange informel d'informations liées au boulot mais aussi sur nos familles, on parle de l'actualité... C'est également un moment de discussion sur des sujets syndicaux, sociaux, politiques: salaires, primes, congés... Désormais, on continue à prendre le café, mais dehors et sans nourriture. Il y a clairement un processus d'individualisation qui s'est accéléré avec la fin de ces temps de convivialité», déplore cette Grenobloise de 43 ans.

«Les repas permettent aussi de donner à voir les relations dans l'équipe, note Martin Bruegel, historien de l'alimentation à l'INRAE. Y participer signifie l'affirmation de l'égalité entre les collègues et permet de maintenir le collectif. Ne pas y participer sur le long terme, s'exclure du groupe qui partage le temps du repas, c'est se mettre à l'écart, attirer l'attention sur des clivages entre collègues ou sur des problèmes au sein de l'entreprise. Concernant le repas en solitaire, il est bien toléré aux États-Unis, par exemple, mais il l'est apparemment bien moins en France.»

«Cela fait maintenant partie des problématiques de bien-être au travail d'organiser des pots réguliers.»
Alban Burgos, diététicien et nutritionniste

Pourtant, manger au travail n'a pas toujours été autorisé. «C'est au milieu des années 1990 que les choses ont bougé: on voit apparaître des bouilloires électriques, on apporte son café... Pendant longtemps, il était interdit de manger sur son lieu de travail, les DRH voyaient cela d'un mauvais œil. Nous avons basculé de l'interdiction à la tolérance, puis à l'organisation», explique Jean-Pierre Poulain. On installe des salles de convivialité, des machines à café, des distributeurs de nourriture... On organise des pots de départ, des moments festifs annuels comme le partage de la galette des rois. «Les DRH ont pris conscience que ces moments permettaient d'améliorer l'ambiance globale au travail. La nourriture fait désormais partie des conditions de travail», résume Jean-Pierre Poulain.

L'institutionnalisation des moments de partage de nourriture «se développe de plus en plus: c'est fédérateur, cela fait maintenant partie des problématiques de bien-être au travail d'organiser des pots réguliers, des dégustations, voire même des interventions de diététiciens sur l'alimentation», décrit Alban Burgos, qui travaille notamment avec des entreprises.

Des pauses qui renforcent la productivité

Soigner la cantine, les moments de pause déjeuner, offrir des moments de convivialité, c'est aussi s'assurer du bien-être de ses salariés et les motiver à s'appliquer à la tâche. «L'ergonomie a bien montré que les pauses sont nécessaires pour maintenir la concentration au travail et, du coup, sa productivité. Elles permettent également de changer d'idées, de respirer», assure Martin Bruegel. Il cite un article paru dans le magazine Forbes, «qui soulignait le lien entre la durée du repas et la motivation des employés: plus le temps du déjeuner est serein, plus le travail de l'après-midi est bien fait. La productivité des ouvriers et employés français est d'ailleurs excellente par rapport à celle des pays développés et on peut faire l'hypothèse qu'il y ait une causalité positive avec l'attachement au déjeuner.»

Contrairement aux pays anglo-saxons, le repas du midi est sacré dans l'Hexagone: près de la moitié des Français prennent leur déjeuner en même temps, le titre-restaurant est censé pouvoir financer une formule plat-dessert, voire une entrée. Et le choix du menu ou du restaurant peut alimenter la discussion de l'équipe tout au long de la matinée.

«Ce n'est pas manger qui me motive à me remettre au travail ensuite, mais plutôt la perspective de manger à midi qui participe à me motiver à travailler le matin, la perspective de goûter qui me motive à travailler en début d'après-midi, etc. J'aime bien savoir qu'il y aura cette récompense-là», confie Laura. Depuis le début de la crise sanitaire, elle est obligée de manger seule à son poste de travail. «L'aspect pause est beaucoup moins fort, j'ai davantage de mal à me motiver avant, et après je reste moins longtemps concentrée, puisque je ne me suis pas vraiment “arrêtée”, mon cerveau est resté fatigué.»

Ces moments de pause, selon les métiers, peuvent être «très importants pour décharger son stress, discuter de ses difficultés avec ses collègues, notamment dans le secteur hospitalier», illustre Anne Lhuissier.

Le stress au travail est parfois «compensé par l'alimentation, avec du grignotage, souvent peu sain. Il y a d'ailleurs eu un grand pic de cette pratique lors du premier confinement, le stress ou la charge de travail amoindrie encourageant à ouvrir les placards», observe le diététicien Alban Burgos. En outre, le fait de ne pas avoir le regard des collègues sur nos pratiques alimentaires facilite les dérives. Pour éviter d'être frustré et ne pas renoncer à l'aspect motivant de la nourriture, il conseille à ses patients «des grignotages sains: amandes, fruits, compotes... On s'autorise des choses pour se faire plaisir sans tomber dans l'excès calorique, même si bien sûr, cela dépend aussi des profils.»

Enfin, avec le télétravail, la forme des repas change: «Les menus sont collectifs pour toute la famille, il n'y a plus la liberté de l'individualisation des repas du midi», constate Jean-Pierre Poulain. De quoi nourrir d'autant plus la nostalgie de nos repas entre collègues.

*Le prénom a été changé.

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