Économie

La crise après la crise (3/5): la déconstruction européenne

Temps de lecture : 5 min

Entrée dans la crise avec une structure institutionnelle d'empilement baroque et avec une croissance morne, elle en sort politiquement brisée, avec une économie profondément malade.

Cet article est le troisième d'une série de cinq écrits par Eric Le Boucher pour décrire le nouveau monde issu de la crise financière et économique des années 2007, 2008 et 2009.

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» Une reprise en trompe-l'œil (1/5)

» La loi des marchés (2/5)

Le grand perdant de la crise est l'Europe. Elle n'est pas responsable du séisme, il vient des Etats-Unis, et pourtant c'est elle qui est la plus atteinte. Entrée dans la crise avec une structure institutionnelle d'empilement baroque et avec une croissance morne, elle en sort politiquement brisée, avec une économie profondément malade. Au point qu'on peut aujourd'hui s'interroger sur l'intérêt même de l'Union européenne et de l'existence de l'euro (Stiglitz s'interroge sérieusement).

La crise nous a trop mobilisés sur la finance, ses turlupinades et ses coûts, on a oublié l'économie réelle. Commençons par y revenir un instant. Voilà le panorama.

La deuxième firme à avoir déposé le plus de brevets l'an passé dans le monde est le chinois Huawei. Le constructeur indien Tata a inventé la voiture à 2.500 dollars (que Renault veut concurrencer), la Nano, en mettant au point un design et des lignes de production aussi pleines d'astuces qu'Henri Ford en son temps et Toyota du sien. Le Kenya est le pays le plus avancé au monde pour le paiement par téléphone mobile. Le solaire est une industrie d'avenir, la plupart des panneaux solaires qu'on installe en Europe comme aux Etats-Unis, viennent déjà de Chine.

L'atelier du monde se met à inventer

Les pays émergents sont devenus, en deux décennies et trois étapes, des pays «complètement rivaux». Ils ont d'abord profité du faible coût de leurs ouvriers pour produire des biens industriels. La Chine est «l'atelier du monde». Puis, étape deux, ces pays ont glissé vers la recherche et développement «pas chère», grâce au faible coût de leurs universitaires, plus nombreux que les nôtres et tout aussi talentueux.  Ces pays avaient misé sur l'éducation, ils en récoltent les premiers fruits. Conséquence: toutes les grandes firmes des pays développés ont délocalisé des laboratoires dans les pays émergents. IBM y emploie aujourd'hui plus d'ingénieurs qu'en Amérique. Le plus grand centre de Microsoft hors de Seattle est à Pékin. La Chine décerne des diplômes à 75.000 ingénieurs informaticiens par an, l'Inde à 60.000.

Enfin, troisième étape, dans laquelle nous entrons à toute vitesse, les pays émergents se mettent à inventer. Ils ne se contentent plus ni de copier, ni de travailler pour les grandes firmes occidentales, ils créent les leurs et elles innovent. Parmi le classement des 500 premières multinationales du Financial Times, 62 viennent de Chine, d'Inde ou du Brésil. Un chiffre qui a quadruplé ces deux dernières années. Dès 2015, les constructeurs d'automobiles chinoises auront récupéré 50% de leur marché intérieur. Faisant face à des conditions domestiques très difficiles, où le droit de propriété est mal respecté, où il faut offrir des produits très bon marché à des foules de consommateurs, les géants du sud font preuve de marketing inédit et «d'innovation frugale», comme le décrit The Economist. Dans les médicaments, les automobiles, les réfrigérateurs ou les télécommunications, ils changent les «business models» de production comme de distribution.

Quelle spécialité pour quel pays?

La question que pose ce panorama de l'économie réelle est celle-ci: comment réagir? La crise a amplifié les difficultés, mais elle n'a pas changé la nature de ce problème. Les pays sont sommés de trouver leur place, leur spécialité, dans la division mondiale.

Les Etats-Unis d'Obama conduisent une politique déterminée: viser le moyen terme, soutenir la formidable machine d'innovations américaine, croire à une «réindustrialisation» (qu'illustre le sauvetage des groupes automobiles) et vouloir une réduction des inégalités (l'assurance santé). Cause de la crise, les Etats-Unis ont été pourtant moins affectés que l'Europe (en 2009, la récession est de 2,4% outre-Atlantique contre 4,1% dans la zone euro) et ils rebondissent plus vite (la croissance serait de 3,1% là contre 1% ici). Le dynamisme américain est certes entamé: le pays vivait au-dessus de ses moyens grâce à l'endettement, les ménages vont maintenant devoir rembourser, la croissance en sera ralentie. Mais les Etats-Unis ont ce double moteur qui fait le dynamisme: un modèle éprouvé d'innovations et une démographie positive.

L'Europe avec 500 millions d'habitants dont une forte proportion est très éduquée, devrait logiquement faire face avec optimisme. Le Vieux continent n'a, a priori, aucune raison de décliner. Pourtant, après son rattrapage sur l'Amérique dans les années d'après guerre, l'Europe s'est rendormie depuis vingt ans. Faute de savoir innover? Oui. Elle n'a aucun Microsoft ou Google. Elle a des «champions» industriels ou bancaires qui sont plutôt mieux gérés que les Américains, pourtant elle perd pied dans l'électronique, les télécoms, les bio, l'agriculture. L'agenda de Lisbonne de 2000 qui devait faire d'elle la zone «la plus avancée» en matière d'innovations, est un fiasco.

Frileuse Europe

Faute d'immigration? Sans doute. Un continent qui a resserré sa politique d'immigration (1 à 2 millions d'entrants nets par an contre 5 millions outre-Atlantique) alors que son taux de natalité (1,47 enfant pas femme) n'assure pas la relève des générations, est un continent qui fait preuve de frilosité. Et qui, du coup, vieillit: 17% de la population a plus de 65 ans, contre 12% aux Etats-Unis. Cette Europe frileuse est   menacée de perdre 10% de sa population d'ici à 2050.

La cause de son endormissement est pourtant d'abord autre: sa désunion, l'abandon de son projet d'intégration. Au bout de quarante ans de rapprochement, «pas à pas» selon la stratégie de Jean Monnet, l'Union s'est arrêtée après la création de l'euro, le 1er janvier 1999. Une nouvelle génération d'hommes politiques eurosceptiques a replacé celle qui avait fait la guerre. L'économie avançait et la politique suivait vaille que vaille, puis d'un coup la politique a viré de bord, à l'époque Chirac-Schröder, la volonté d'intégration a laissé la place à une «Europe des nations». La Grande-Bretagne a gagné dans la conception de l'Europe.

Depuis, la construction est devenue bancale, la commission européenne ne s'occupe que des détails comme les normes et manque l'essentiel comme une politique économique ou étrangère commune. Elle est devenue ingouvernable, les réformes institutionnelles empilées ont créé l'impuissance. Surtout, au fil du temps, l'âme «communautaire» fondatrice s'est dissoute et les égoïsmes nationaux ont repris le dessus.

La crise est venue sinon encore briser l'édifice mais mettre au jour ses profondes failles. A l'automne 2008, Nicolas Sarkozy a tenté de mettre au point un sauvetage commun des banques puis de bâtir un plan de relance commun. L'Allemagne s'y est opposée à chaque fois. Le premier pays de l'Union est devenu eurosceptique pour avoir le sentiment d'avoir «trop payé» pour les autres. La  même réticence germanique s'est manifestée pour se porter au secours de la Grèce. Il aura fallu des mois de négociations sous la pression des marchés pour qu'un plan naisse enfin. Et encore, il a fallu appeler le FMI au secours.

Or, les marchés financiers n'en ont pas fini. Ils ont compris que la faille européenne, cette solidarité hésitante et toujours tardive, leur permettait de jouer et de gagner beaucoup. Ils vont continuer. Portugal et Espagne, sont les nouvelles cibles. Où cela s'arrêtera-t-il? Le processus de «test» peut aller jusqu'à la déconstruction complète de l'Europe.

Eric Le Boucher

Photo: A course for Nowhere/ Wetsun via Flickr License CC by

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Retrouvez les articles précédents: Une reprise en trompe-l'œil et La loi des marchés

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