Santé

«Je pense avoir vécu deux viols»

Temps de lecture : 10 min

[C'est compliqué] Cette semaine, Lucile conseille Nina, qui a subi deux agressions sexuelles et qui hésite à dénoncer leurs auteurs.

«J'aimerais dénoncer ces garçons, mais j'ai peur qu'on me dise que je ne suis pas légitime pour le faire.» | Juan Pablo Serrano Arenas via Pexels
 
«J'aimerais dénoncer ces garçons, mais j'ai peur qu'on me dise que je ne suis pas légitime pour le faire.» | Juan Pablo Serrano Arenas via Pexels  

«C'est compliqué» est une sorte de courrier du cœur moderne dans lequel vous racontez vos histoires –dans toute leur complexité– et où une chroniqueuse vous répond. Cette chroniqueuse, c'est Lucile Bellan. Elle est journaliste: ni psy, ni médecin, ni gourou. Elle avait simplement envie de parler de vos problèmes. Si vous voulez lui envoyer vos histoires, vous pouvez écrire à cette adresse: [email protected]

Vous pouvez aussi laisser votre message sur notre boîte vocale en appelant au 07 61 76 74 01 ou par Whatsapp au même numéro. Lucile vous répondra prochainement dans «C'est compliqué, le podcast», dont vous pouvez retrouver les épisodes ici.

Et pour retrouver les chroniques précédentes, c'est par là.

Chère Lucile,

Je pense avoir vécu deux viols il y a presque deux ans, j'aimerais les dénoncer mais j'ai peur qu'on me dise que je ne suis pas légitime pour le faire. Pourtant je me sens traumatisée par ces deux expériences. J'aimerais avoir un avis extérieur quant à ces deux agressions donc je me tourne vers vous.

La première a eu lieu un soir d'été. J'avais rencontré un garçon sympa sur Tinder avec lequel j'avais déjà eu un premier rendez-vous où il ne s'était rien passé. Quelques jours plus tard, il m'invite à une soirée avec des amis à lui et tout ce passe très bien, je m'entends très bien avec lui et je m'amuse beaucoup. Je bois aussi beaucoup à cette soirée (je connaissais mal mes limites à ce moment-là) et je finis par l'embrasser. Tout se passe encore très bien. On finit par rentrer dormir chez un ami à lui sur un matelas sur le balcon. Je suis dans mon pyjama habituel qui est un grand t-shirt de garçon et ma culotte.

Vers 6h du matin, le soleil le réveille et il décide de déplacer le matelas derrière un bar toujours sur le balcon. Je suis donc réveillée à ce moment mais je me souviens ne pas être très à l'aise avec cette idée car nous sommes alors cachés. Je finis par me rendormir, dos à lui. Et puis je me réveille à nouveau car il est en train de me doigter. Quelques détails me reviennent régulièrement, comme son expression, sa posture et son sexe bandé sous son caleçon. Je me souviens m'être dit qu'il fallait que je le touche en retour mais que j'étais beaucoup trop dégoûtée pour le faire. Je suis toujours très ivre et à moitié endormie à ce moment-là et je ne me souviens plus de ce qui se passe ensuite.

Plus tard on se réveille encore et je dois passer toute la journée avec lui car j'ai trop d'alcool dans le sang pour pouvoir prendre la voiture. Durant la matinée il m'a dit en souriant: «Je ne m'attendais pas à ce qu'il se passe ça ce matin...» J'aurais voulu lui répondre que moi non plus mais je n'ai rien pu dire. Je crois qu'il m'a aussi parlé du fait qu'il avait vu mes fesses pendant que je dormais et que mes sous-vêtements étaient sexy.

J'ai souvent repensé à ce qu'il s'était passé et j'ai compris tard que c'était un viol. Il y a peu de temps j'en ai vu les séquelles: je sors avec un homme avec qui tout va bien. Parfois on se dispute un peu et je m'endors fâchée contre lui et souvent il vient s'endormir après moi dans le même lit. Les deux fois où c'est arrivé, j'ai eu des sortes de flash/rêves très réalistes de lui me doigtant alors que je suis endormie. Au réveil je lui ai demandé s'il m'avait fait quoi que ce soit mais il m'a répondu que non et je le crois.

La deuxième agression a eu lieu quelques temps plus tard. Il y avait deux nouveaux élèves, qui étaient jumeaux, dans une classe différente de la mienne mais du même niveau (études supérieures). Avec l'un d'eux, on s'est plu, donc on échangeait souvent des regards et des sourires. On a fini par s'envoyer des messages et se donner un rendez-vous. On était clairs tous les deux sur nos envies, ce n'était pas pour une relation sérieuse. Le rendez-vous s'est très bien passé et comme il commençait à faire froid, on a décidé de rentrer à son appartement où il vivait en collocation avec son frère. Ce dernier est parti lorsque nous sommes arrivés avec la voiture dans laquelle le premier m'avait emmenée.

À ce moment j'envisageais avoir des relations sexuelles avec cette personne mais en arrivant dans son appartement et après une brève visite, il m'a sauté dessus, m'a fourré sa langue dans la bouche en me plaquant contre la porte. Je me suis dit que c'était ce que je voulais, que c'était normal même si je savais que ça allait trop vite et que c'était trop brutal. Je ne sais plus très bien ce qu'il s'est passé mais je sais qu'au début j'essayais de me prendre au jeu. On s'est déshabillé et tout est allé très vite, il a mis un préservatif et m'a pénétrée.

J'aurais pu parler mais je ne comprenais pas tout ce qui se passait et je n'avais pas le temps de réfléchir. Je n'étais pas préparée à ça. À aucun moment je n'avais l'impression d'être maîtresse de la situation, de pouvoir m'échapper ou que mon avis était pris en compte. Il était toujours sur moi, il faisait des mouvements et me déplaçait où il voulait. Il ne me posait pas de question et il n'y a eu qu'un seul moment où les choses étaient plus lentes: lorsque la capote a craqué et qu'il en a remis une autre. Mais je n'ai pas su quoi faire. Il était imposant pour mon petit gabarit, très fort, il me faisait un peu mal en me tenant et me faisait très peur.

Je sais que je suis vite partie ailleurs sans même m'en rendre compte. J'en ai pris conscience car je me suis sentie me «réveiller» quand j'étais allongée sur le dos et qu'il essayait de rentrer son sexe dans la bouche en voulant emmener ma tête vers son entrejambe. Mais mon corps avait résisté de lui-même et il s'est alors mis à me pénétrer à nouveau. Je ne m'étais même pas rendu compte qu'il était sorti de mon vagin.

Une fois qu'il eut éjaculé, il s'est affairé à s'habiller et se nettoyer. J'étais perdue. Je me suis vite rhabillée, je tremblais et je suis allée chercher mon sac. Je ne savais pas quoi faire. Il m'a demandé: «C'était bien?» J'ai juste dit: «Ça va», car je ne savais pas quoi dire et je ne voulais pas le vexer. Il me faisait peur et j'avais besoin qu'il me ramène. Je suis resté plantée devant la porte, honteuse, en attendant que son frère revienne avec la voiture pendant que lui s'affairait.

Finalement il m'a ramenée chez moi. On n'a rien dit dans la voiture et on s'est dit «à plus». Il avait l'air mécontent et ça me faisait encore plus peur. Je ne me souviens plus de ce que j'ai fait ce soir-là mais le lendemain, en allant en cours, j'ai dit à mon amie que ça s'était mal passé et qu'il avait été violent, un peu en rigolant, comme on raconte un potin. Ç'en est resté là. Il a essayé de me reparler par la suite mais je mettais vite court à la conversation en restant polie. Un jour j'ai voulu lui demander des explications, avoir sa version de l'histoire. Mais après lui avoir dit «Tu m'as violée ce jour-là» il m'a bloquée et je n'ai donc pas pu avoir d'information.

Je me sens très mal aujourd'hui d'y penser et j'ai envie de régler cette histoire mais j'ai peur du regard des gens dont ceux de la famille, qu'on minimise ce qu'il m'est arrivé ou qu'on dise que c'est de ma faute.

Nina

Chère Nina,

Je ne suis ni psy, ni médecin, ni gourou et je ne suis pas juge. Ce n'est pas mon travail de journaliste de vous dire si vous avez vécu ou non un viol. Mais je peux vous dire qu'en tant que femme et en tant que féministe, j'en suis convaincue. Cela ne relève pas de l'interprétation personnelle ou simplement du désormais important «Je te crois» défendu par l'association Nous toutes. Non, une pénétration quelle qu'elle soit sur une personne inconsciente ou endormie est un viol. Et c'est le cas aussi pour une pénétration sur une personne qui n'est visiblement ou verbalement pas consentante. Voilà mon opinion. En l'état, vous devriez donc pouvoir être en mesure de porter plainte contre ces deux hommes.

Je comprends aussi que vous puissiez avoir besoin de ce geste pour donner de la crédibilité à votre souffrance et à votre démarche. On ne sait que trop bien que beaucoup de gens ne prennent pas au sérieux les victimes si celles-ci n'ont pas porté plainte et obtenu une condamnation. Sur ce point, je vous conseille de lire Je suis une sur deux de Giulia Foïs qui raconte son histoire de victime et son parcours depuis sa plainte jusqu'au rendu de verdict de la justice. Le roman De mon plein gré de Mathilde Forget, sorti fin mars 2021 aux éditions Grasset, et basé sur l'expérience personnelle de l'autrice, est aussi une réflexion sur la façon dont on traite les victimes de viol au commissariat et sur ce qu'elles peuvent ressentir pendant ce parcours de plainte. Non plus victime mais coupable. Les mots et les réflexions de Mathilde Forget tapent fort et juste: «Le corps est un lieu qu'on ne quitte jamais. Je peux quitter une ville, un pays, une personne, m'en éloigner au moins. Mais lorsque l'événement a lieu dans le corps, en son creux, au fond du ventre, on est condamné à vivre avec.»

Personnellement, je n'ai jamais eu le courage de porter plainte. J'ai vécu avec le fait de ne pas avoir toujours été crue, de ne pas toujours avoir été prise au sérieux. Des personnes qui m'aimaient n'en ont partagé que les stigmates, ce qui a bizarrement rendu tangible ma souffrance tout au long des années. Les terreurs nocturnes et les peurs absurdes font partie de moi et j'ai appris à ne plus les cacher, à ne plus avoir honte. C'est ainsi que je donne du corps à l'horreur. C'est ma façon à moi de vivre avec les souvenirs. Je sais que, quand j'ai le plus souffert de ne pas être reconnue comme victime et que mon expérience soit minimisée, j'ai beaucoup gagné à lire et relire King Kong Théorie de Virginie Despentes. Ses mots m'ont légitimée dans mon choix de ne pas porter plainte mais également dans ma colère. Avant, j'étais tiraillée entre ce qu'on attendait de moi en tant que victime, en terme de sentiments, de réactions, d'actions, et ce que je ressentais vraiment. Virginie Despentes m'a donné le courage de suivre ma propre voie et de cesser de reproduire ce que les hommes attendent d'une «bonne victime».

La société est aujourd'hui d'une grande violence pour les femmes victimes de violences de toutes sortes. On leur plaque des émotions, une réaction et des stigmates dont elles n'ont pas le droit de se défaire. On les accuse quand elles dévient de cette route toute tracée et excluante. Elles deviennent coupables. Vous pouvez porter plainte. Même vous le devez, si vous sentez au fond de vous que c'est nécessaire dans votre parcours de reconstruction. Mais vous devez aussi savoir que cela ne vous protégera pas du jugement. Que cela ne légitimera malheureusement pas votre drame.

Je veux croire à un monde où les victimes sont entendues, respectées et où les personnes coupables doivent répondre et payer pour leur crime. Ce n'est pas le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui. Mais il existe des alternatives. Des femmes se reconstruisent après un viol, et j'en fais partie. Certaines écrivent leur histoire, d'autres parlent (la thérapie peut être d'une grande aide), d'autres encore s'engagent pour les autres dans des associations ou vont marcher lors de manifestations. Beaucoup de réactions sont possibles pour évacuer la colère, désensibiliser le souvenir, faire sortir de soi la souffrance. Toutes sont justes. Celle que vous choisirez sera la bonne parce que ce sera la vôtre. Vous aurez aussi le droit d'estimer que vous vous êtes trompée ou que vous avez besoin d'autre chose à un moment précis et de vous exprimer autrement. De différents sentiments et symptômes nécessiteront des réactions multiples et des ajustements. Encore une fois, le plus important c'est que vous trouviez votre voie.

Moi c'est lire qui m'a aidée. Et écrire. Et parler. Je sais que mes cauchemars m'aident à rester vigilante. Je suis en paix avec mon histoire. Et pour ça, il a fallu des années. Pendant plus d'une décennie j'ai accumulé les traumatismes et c'est le cas de beaucoup de femmes. Il y a rarement un viol dans leur histoire. Il y a un viol et puis un autre. Ou un viol et puis des agressions diverses. Ou des violences médicales. Ou des traumatismes dus au fait d'être jugée et de voir sa souffrance minimisée. On fait parfois des choix qui nous enferment dans cette spirale de violence, parce que ce sont les seuls qui se présentent à nous.

C'est souvent ce que l'on découvre quand on parle avec les femmes. Il est normal que cette somme de souffrances soit dure à digérer. Il est normal aussi que vous ayez le sentiment aujourd'hui de ne pas vous retrouver là-dedans. Prenez le temps de vous écouter. De laisser sortir les émotions. De laisser sortir l'histoire. Trouvez des gens pour l'écouter, que ce soit parmi vos proches, dans des associations, chez votre médecin ou un ou une thérapeute. On ne règle pas ce genre d'histoires malheureusement. Mais on vit avec. Elles n'ont pas l'obligation de rester une souffrance. Vous apprendrez qu'elles font désormais partie de vous et j'espère que vous apprendrez à vous aimer à nouveau. Je crois que c'est tout ce qui compte: apprendre à s'aimer avec son histoire, quelle qu'elle soit.

«C'est compliqué», c'est aussi un podcast. Retrouvez tous les épisodes:

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