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Les Cubains passent par Twitter Spaces pour échapper à la censure de leur gouvernement

Temps de lecture : 6 min

L'avenir de cette nouvelle plateforme audio en direct de Twitter risque cependant d'être précaire.

Pour profiter de l'internet de l'État, des Cubains installent des antennes clandestines. | Sonia Benhamou via Unsplash
Pour profiter de l'internet de l'État, des Cubains installent des antennes clandestines. | Sonia Benhamou via Unsplash

Cela fait cinq semaines que, tous les vendredis soirs, des centaines de jeunes Cubains commencent leur week-end par une nuit blanche et goûtent à l'illicite: des informations non censurées.

Ils contournent l'un des régimes de censure les plus stricts au monde pour écouter «This Week in Cuba» (cette semaine à Cuba) un salon de tchat audio sur Twitter où d'éminents militants et influenceurs discutent de politique et d'autres sujets du moment.

Un espace de liberté surveillée

Si le gouvernement cubain n'interdit pas formellement l'utilisation de Twitter sur l'île, les twittos cubains postant des commentaires hostiles au régime courent le risque d'être harcelés, intimidés et même arrêtés. Reste que la nature intime et éphémère des discussions audio en direct encourage les Cubains à s'exprimer sur les problèmes de leur pays –ou à simplement écouter leurs concitoyens. «Le but de ces espaces est de montrer aux gens que le monde ne s'arrête pas à ce que le gouvernement veut bien vous montrer», déclarait Daniel Gonzalez, organisateur et animateur des discussions «This week in Cuba» à l'ouverture de la session du 23 avril. «Il n'y a pas d'autre but que la discussion: parler de ce qui s'est passé à Cuba cette semaine, dire ce que l'on pense, et apprendre à respecter ceux qui ne sont pas d'accord avec nous.»

Avec environ 200 utilisateurs connectés lors de la dernière édition, l'audience de «This week in Cuba» est jusqu'à présent modeste. Néanmoins, les discussions libres –abordant régulièrement des questions sensibles comme la réforme politique, les mesures de lutte contre la surveillance et «la faim, la misère et les privations» qui règnent à Cuba, pour reprendre les mots d'un participant d'il y a deux semaines– ont déjà attiré certains des dissidents et des journalistes les plus en vue de l'île. Et ce n'est sans doute qu'un début.

À Cuba, la majorité des internautes sur mobile se servent d'Android et n'ont donc jamais eu accès à Clubhouse, l'application audio en direct iOS qui connaît un succès fulgurant depuis l'automne dernier. «This week in Cuba» est hébergée sur Spaces, la nouvelle plateforme audio en direct de Twitter lancée en mars 2021. Les tchats hebdomadaires offrent donc à de nombreux Cubains leur première expérience du format audio en direct, qui a déjà fait tant de bruit ailleurs dans le monde. «C'est un média beaucoup plus participatif et interactif», vante Rafael Santos, un habitant de 35 ans de La Havane qui a participé à la deuxième édition de «This Week in Cuba». «C'est une bien meilleure plateforme de débat et d'échange que ce qui se fait sur YouTube ou Facebook.»

Pourquoi Santos a-t-il eu envie de participer aux tchats? Parce qu'«il était devenu impossible d'ignorer ce qui se passe à Cuba». Du fait de la pandémie et des faiblesses de la planification économique gérée par l'État, l'économie cubaine s'est effondrée l'année dernière, ce qui a déclenché les plus grosses manifestations hostiles au Parti communiste cubain depuis des décennies.

Un groupe de jeunes intellectuels et artistes devant les portes du ministère de la Culture lors d'une manifestation à La Havane, le 27 novembre 2020. | Yamil Lage / AFP

S'il est difficile de connaître avec certitude la démographie du public de chaque édition, la stratégie promotionnelle de Gonzalez entend jusqu'à présent cibler les jeunes, et pas nécessairement les plus actifs politiquement. Pour attirer un large public, Gonzalez, qui a quitté Cuba voici quatre ans pour s'installer à Miami, a fait appel à des influenceurs cubains, dont beaucoup ont une vingtaine d'années. Si certains publient fréquemment des messages politiques, la plupart ont construit leur communauté grâce à des mèmes sur le sport, les jeux vidéo et la pop culture. «Ce truc aurait été impensable à Cuba il y a cinq ans», s'étonne Ariel Falcón, 21 ans, l'un de ces influenceurs à avoir participé aux tchats qu'il a promus auprès de ses 17.000 followers sur Twitter. «Ici, à Cuba, les gens vivent dans des réalités différentes. Le simple fait de communiquer et de voir ce que nous avons en commun –ce genre de culture n'existe pas à Cuba.»

Le Clubhouse cubain

Mais l'enthousiasme pour le média audio en direct et son marketing aux petits oignons ne sont pas les seules explications du fort potentiel de croissance de ces plateformes. Les prix exorbitants des données mobiles en vigueur à Cuba et son économie stagnante ont de quoi contraindre les habitudes de navigation des internautes locaux. Mais «This Week in Cuba», jusqu'à présent diffusé de trois à six heures d'affilée, contourne ces difficultés en exploitant une particularité de l'économie internet cubaine.

En commençant dans la nuit du vendredi, «This Week in Cuba» coïncide avec une réduction de moitié du prix des données mobiles qu'Etecsa, l'unique fournisseur cubain, offre tous les jours entre 1h et 6h du matin. Ainsi, les tchats audio reviennent beaucoup moins cher aux Cubains que d'autres médias en vogue chez les militants, comme le streaming vidéo sur Facebook ou YouTube.

À certains égards, l'engouement provoqué par «This Week in Cuba» fait écho à ce qui s'est passé en début d'année en Chine, quand des internautes se sont rués sur Clubhouse pour parler librement de sujets censurés sur les autres plateformes sociales du pays.

Mais si la Chine a rapidement bloqué l'accès à Clubhouse avec son Grand Firewall, les possibilités qu'ont les autorités cubaines de censurer «This Week in Cuba» sont plus que limitées.

Via Etecsa, le Parti communiste cubain est habitué à entraver l'accès internet des dissidents et des militants un peu trop libres dans leurs propos. Le contrôle du trafic internet jusqu'aux niveaux IP, HTTP et DNS lui permet également de bloquer l'accès aux informations étrangères. Mais les discussions audio assurées par plusieurs utilisateurs sur les plateformes sociales n'offrent aucun point de vulnérabilité équivalent. Les solutions techniquement réalisables, comme l'interdiction totale de Twitter, seraient politiquement très coûteuses.

Néanmoins, croire que la politique n'a aucun moyen de brider la croissance de «This Week in Cuba» est bien naïf. Twitter Spaces étant par définition une plateforme ouverte, que tout twitto peut rejoindre s'il le souhaite, la surveillance gouvernementale en devient futile. Et vu que la censure d'internet était en tête de l'ordre du jour du Parti communiste cubain lors de son dernier congrès, nombreux sont ceux qui craignent un prochain resserrage de vis gouvernemental sur l'expression en ligne. Même s'il ne peut pas bloquer directement les discussions, le gouvernement pourrait restreindre l'accès à internet des utilisateurs individuels, surveiller ce que disent les personnes qui participent en ligne, ou les intimider et les réprimer hors ligne.

«Personne ne se sent réellement en sécurité»

Une participante à un récent événement «This Week in Cuba», n'a pas voulu nous parler sous son nom. Interrogée sur les raisons qui la font se sentir à l'aise pour parler sur les tchats mais pas à la presse, elle précise qu'elle ne se sent pas non plus en sécurité sur Twitter Spaces. «Pour tout vous dire, je crois que personne ne se sent réellement en sécurité. Mais c'est vrai que, pour un peu, on oublierait qu'on vit sous une dictature et qu'on ne peut pas s'exprimer librement sans se soucier des conséquences.» Plusieurs participants à «This Week in Cuba», y compris Gonzalez, l'organisateur, disent partir du principe que les discussions tombent déjà dans les oreilles du gouvernement. Si certains soulignent qu'aucune borne n'a jamais été dépassée dans le salon, ou pensent que la nature éphémère de l'audio en direct les protège de toute sanction, il est évident que l'avenir de ce genre d'événements est des plus précaires.

Ruhama Fernández est une militante de 22 ans qui a participé à chaque édition de «This Week in Cuba». Après avoir reçu plusieurs menaces de mort, fait l'objet d'une surveillance constante et subi deux interrogatoires pour avoir critiqué ouvertement le Parti communiste cubain, Fernández précise qu'elle vit désormais seule pour éviter que des membres de sa famille ne pâtissent des efforts du gouvernement pour la réduire au silence.

«Si, grâce à nous, dix personnes en viennent à mieux réfléchir, c'est une réussite dont je pourrais être heureux.»
Falcón, influenceur, participant aux tchats «This Week in Cuba»

Si elle doute que les tchats puissent survivre longtemps sous leur forme actuelle ou qu'une vraie réforme politique soit imminente à Cuba, Fernández se réjouit de voir comment les tchats, et plus généralement les réseaux sociaux, changent la manière dont la jeunesse cubaine voit le monde. «Ce qui se passe chez les jeunes est incroyable», précise Fernández, qui tient une chaîne YouTube comptant plus de 15.000 abonnés. «Ils ne croient plus aux mensonges de la révolution. Ils n'étudient plus seulement ce qu'on leur apprend à l'école.»

Falcón, l'influenceur de 21 ans, a ce même ton doux-amer lorsqu'il parle de l'importance des forums ouverts comme «This Week in Cuba». «Quand on vit à Cuba, c'est facile de perdre son optimisme, avoue-t-il. Je sais que les chances que nous puissions apporter un changement durable dans ce pays sont d'une sur un million. Mais si, grâce à nous, dix personnes en viennent à mieux réfléchir, c'est une réussite dont je pourrais être heureux.»

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