Culture

«Écoliers», à l'école d'un regard ouvert

Temps de lecture : 6 min

Le film est la belle moisson vivante qu'a récoltée le réalisateur Bruno Romy en s'installant, sans préjugé ni volonté de démontrer, avec sa caméra dans une classe de CM2 pendant un an.

Une scène d'Écoliers. | Keren Production
Une scène d'Écoliers. | Keren Production

Des gamins dans une classe, ils font leurs devoirs, le maître commente et accompagne. Au cinéma, on connaît cette situation. Fictions comme documentaires ont de multiples manières décrit ce qui se passe dans ce lieu à la fois public et fermé, qui nous a tous concernés en tant qu'élèves et concerne encore le plus grand nombre (les parents dont la progéniture est scolarisée), et bien sûr le monde enseignant –et à nouveau nous tous comme citoyens.

Écoliers commence donc classiquement, même si quelques éléments singuliers, dans la manière de travailler de cette classe de CM2 ne répondent pas au schéma habituel. Dans la classe de monsieur Franc, les élèves se déplacent beaucoup, ils semblent travailler parfois seuls et parfois à deux ou à trois. La place du maître est apparemment le plus souvent au fond de la classe.

La référence immédiate est bien sûr Être et avoir de Nicolas Philibert. Cette référence, légitime à propos d'un si beau film, et qui a à juste titre tellement marqué les esprits, est bien utile pour mesurer tout ce qui distingue le film de Bruno Romy et en fait la réjouissante singularité.

Quand Philibert donnait à percevoir des continuités, des perspectives, des inscriptions dans des projets (projets pédagogiques, projets d'existence, environnements familiaux et professionnels) et un imaginaire, sinon un mythe (l'«École» avec sa majuscule républicaine) à partir des situations concrètes d'une classe unique en milieu rural, Écoliers fait tout autre chose.

À mesure que le film avance, et sans qu'il se produise d'événement extraordinaire, c'est la manière de regarder et d'écouter ce qui se joue dans une classe qui peu à peu se configure autrement.

Un autre regard

Parfois la caméra s'arrête sur un visage et observe les émotions qui s'y manifestent alors que le travail scolaire se poursuit alentour. Parfois se noue une petite saynète –drame minuscule ou comédie miniature– entre deux élèves. Parfois c'est l'usage d'un mot, ou la posture d'un corps.

Comme il devrait aller de soi, mais c'est loin d'être toujours le cas au cinéma, chaque enfant est singulier, et le regard du réalisateur ne s'applique pas à une mécanique égalité de traitement, artificielle, mais semble guidé par ce qui le sollicite et peut susciter une attention, un fragment de sens.

Keren Production

Parmi les élèves se trouve Mika, la fille du réalisateur, que reconnaissent ceux qui ont vu le précédent film de Romy, Quand j'avais 6 ans, j'ai tué un dragon, très belle mise en film du récit du combat de la fillette contre la leucémie. Elle n'occupe pas plus qu'un ou une autre le devant de la scène, et l'instituteur, qui semble par ailleurs un remarquable pédagogue, bien moins que ses élèves.

Le film d'école, genre (trop?) fréquenté

Depuis l'inoubliable Zéro de conduite de Jean Vigo, la classe est un espace très souvent porté au cinéma –le site Sens critique a par exemple recensé 179 titres, et sa liste est loin d'être exhaustive. Y manque notamment l'un des plus beaux exemples jamais composés avec une caméra, Journal d'un maître d'école de Vittorio De Seta, aujourd'hui accessible dans une belle édition DVD accompagnée d'un livre très complet.

L'immense majorité de ces films, documentaires ou fictions, instrumentalisent la situation scolaire, et en particulier les enfants, au service d'une visée spectaculaire: comédie, mélodrame, commentaire politique ou moral. Les exemples sont innombrablks, de P.R.O.F.S au Cercle des poètes disparus et du Petit Nicolas à Graine de violence, pour le meilleur –L'Esquive d'Abdellatif Kechiche– ou pour le pire –La Journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfeld.

Il faut porter une attention singulière aux films faisant place à la complexité des situations et n'ayant pas formaté à l'avance le déroulement des rapports humains complexes qui se jouent. La fiction Entre les murs de Laurent Cantet comme le documentaire Nous princesse de Clèves de Régis Sauder en ont donné de beaux exemples.

Encore s'agit-il le plus souvent d'adolescents. Avec des enfants d'âge de l'école primaire, voire plus petits, le défi au cinéma est encore plus grand, et les résultats, lorsque le film est attentif et respectueux envers ceux qu'il montre, encore plus passionnant.

Savoir accueillir ce que l'enfance a d'extraordinaire à offrir au cinéma plutôt que d'instrumentaliser les gosses est un défi extrême. Il faudrait évoquer ici au moins Un été chez grand-père de Hou Hsiao-hsien, d'une légèreté de regard inégalée. Mais l'exemple le plus accompli à cet égard reste sans doute Ponette de Jacques Doillon, avec sa toute petite et inoubliable héroïne de 4 ans.

Ponette de Jacques Doillon (1996). | Capture d'écran de la bande-annonce

Sans être absente, l'école, c'est-à-dire une institution où la famille n'a pas une visibilité permanente sur les enfants, n'était pas le cadre unique de ce film. Car prendre en charge à la fois la liberté, l'instabilité, la multiplicité des élans (physique, affectifs, relationnels) dont est porteuse l'enfance et le cadre de toute façon normatif de l'école, même la plus «ouverte», est un défi complexe à relever pour le cinéma.

L'enfant et l'institution

Un des plus grands cinéastes de l'enfance, Abbas Kiarostami, y avait apporté une réponse fulgurante (et à certains égards terrifiante) avec Devoirs du soir, y compris en se mettant lui-même en scène comme figure menaçante derrière sa caméra.

Mais, passionnés par ce qui peut apparaître entre un enfant et une caméra, François Truffaut (Les Quatre cents coups, L'Enfant sauvage, L'Argent de poche) ou Maurice Pialat (L'Enfance nue, La Maison des bois) se seront autant qu'ils auront pu tenus à distance de l'institution. Même si l'un et l'autre se sera à l'occasion donné le rôle de l'enseignant.

Le film qui se rapproche le plus de ce qu'expérimente Écoliers est sans doute le formidable Récréations de Claire Simon. Dans l'un et l'autre, il s'agit non pas de produire un diagnostic ou d'illustrer une thèse, encore moins de profiter de situations anecdotiques, «mignonnes», «rigolottes» ou émouvantes. Il s'agit de déployer un panorama d'attitudes, de postures qui précisément excèdent et déplacent les formatages.

Cette manière de faire n'est en rien dénonciatrice, et la qualité de la pédagogie innovante et de la présence humaine du maître, Bruno Franc, dans ce qu'on apprendra au générique de fin être une école de quartier à Caen, confirme que la question n'est pas là.

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Cette question, celle d'un regard critique sur l'école, ou plutôt les écoles telles qu'elles fonctionnent, reste valide, mais relève d'une autre perspective. Ici, il s'agit d'autre chose: d'une approche sensible, sans hiérarchie ni visée prédéterminée.

Sans hiérarchie ni visée

Il s'agit d'un répertoire infini de manières d'exister, d'être des humains, manières «élémentaires» qui demeurent pratiquement toujours en dessous des radars de l'observation –documentaire ou sociologique aussi bien que romanesque ou de fiction cinématographique.

La façon de faire de Bruno Romy n'a rien de naturaliste, on n'est pas du côté de la caméra cachée ou de la vidéosurveillance, d'un apparent «sur le vif» dont on sait trop bien les impostures. Cadrages en très gros plans, ralentis, accélérés, chapitrage contribuent à rappeler qu'on est au cinéma.

Très visiblement, un dispositif est mis en place, qui en soixante-dix minutes va juste essayer de montrer quelque chose de ce qui a pu être observé au cours d'une année entière –le passage des saisons est très perceptible. Écoliers est une construction de cinéma, qui se revendique comme telle pour approcher de quelques fragments d'humanité.

Il faut regarder le film, s'y laisser entraîner au fil de sa logique singulière et qui peut d'abord dérouter, pour percevoir l'immensité des richesses d'émotions, de sensations et, oui, de compréhension qu'il recèle. Voir le film, aujourd'hui, cela veut dire aller au cinéma, mais en rejoignant la salle virtuelle de La Vingt-cinquième Heure.

Ce site diffuse les films en partenariat avec des cinémas (réels, mais fermés), en associant chaque spectateur à celui qui se trouve le plus près de son domicile, et en partageant la recette avec la salle.

Écoliers

de Bruno Romy

1h10

Sortie le 28 avril 2021

À voir sur La Vingt-cinquième Heure

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