Pour une année de pandémie principalement passée dans la solitude, les conversations sur les vêtements ont été étonnamment foisonnantes. Lorsque les confinements ont commencé, on aurait dit que tous les médias publiaient quasiment les mêmes mémos pleins de conseils de vétérans du télétravail, suggérant souvent de s'habiller chaque matin comme pour aller au boulot. Ça n'a pas vraiment duré –au bout de quelques mois de pandémie, les gens ont commencé à recommander des listes de sweatshirts de luxe, nuisettes et autres pyjamas de jour sans oublier les soutiens-gorge bien confortables.
Maintenant que la campagne de vaccination s'accélère, les conversations se tournent vers le moment où le règne du pantalon de jogging porté H24 s'achèvera, et je jure que je me colle la tête dans une pile de molleton et que je hurle si je dois encore une fois entendre une nouvelle blague sur le télétravail en slip/cravate. Pourtant, je confesse que j'ai bien envie de savoir lequel de ces bas honnis va remplacer nos joggings lorsque nous allons rouvrir nos placards ou nous acheter de nouveaux habits pour l'été. Notre année confinée aura-t-elle accéléré notre aversion pour les tenues formelles au profit de l'athleisure, ou bien nos corps affalés vont-ils réclamer des coutures, des boutons, des fermetures éclair et des textiles qui se tiennent mieux dans un placard que le contenu d'un vieux sac de sport?
Allons-nous nous vautrer dans les parures et les frivolités couvrant à peine notre nudité, caracolant hors de nos cocons pour nous livrer à un spectacle sensuel? Ou bien allons-nous nous cacher sous les t-shirts baggy et les robes informes que l'on voyait partout la dernière fois que nous nous sommes réunis? «La plus grosse erreur que puisse faire une marque ou un magasin, c'est de croire qu'ils savent quelles seront les priorités des clients en termes de produits lorsqu'ils sortiront de cette période», a confié à Harper's Bazaar, la VP d'une entreprise de prévision de tendances, au sujet de l'avenir proche de la mode. Ça paraît logique. Et voilà qui me conduit à ce qui est peut-être ma question la plus importante: que diable est-il en train d'arriver aux jeans en ce moment?
Un marché bien trouble
Autrefois, les tendances dans le domaine semblaient toujours se fondre dans un thème unique et exhaustif. La tendance générale était facile à distinguer même par celles et ceux qui ne lisaient pas les blogs de mode ni ne fréquentaient des lieux particulièrement branchés. Quand j'étais pré-ado, les jeans flare et pattes d'eph étaient à la mode, à tel point et de manière si exclusive que je n'aurais jamais envisagé forcer un jour mes pieds à sortir d'une jambe de pantalon à l'embouchure miniature.
Je me rappelle avoir ressenti une vague d'humiliation physique lorsque ma mère a porté, contre ma volonté, ce que nous appelions un jean «carotte» lors d'une réunion de l'école. Quand j'étais à la fac, les jeans skinny ont commencé à supplanter les flare; lorsque j'ai eu 20 ans, la transformation était complète, au point que le souvenir de ce tissu qui claquait contre mes chevilles me faisait frissonner d'horreur. Ceux qu'on appelle les jeans boyfriend se sont toujours portés, tout comme les propositions de sous-cultures de niche comme le ravewear. Mais l'orientation générale de la silhouette du jean branché était toujours claire.
Le marché est bien plus trouble en 2021. Au cours des années qui ont précédé le confinement, l'injonction de porter des jeans skinny s'est adoucie: si les gens qui suivaient la mode ou vivaient dans des lieux à la pointe de la tendance les avaient abandonnés, les skinny restaient encore assez courants. Aujourd'hui, personne ne sait trop quel jean nos jambes vont vouloir une fois que nos bras auront été piqués.
Comment l'acheteuse de jean moyenne est-elle supposée détecter de telles différences?
Slim, baggy, coupe droite, flare, large, tonneau, boot-cut, patte d'eph, à revers, effilochés, asymétrique, patchwork, usé, taille basse, taille haute, ceinturé, élastiqué à la taille, élastiqué aux chevilles –on peut tout trouver. Mais le secteur de la mode et ses observateurs faisant leurs choux gras du caractère nouveau et éphémère des tendances, les créateurs de jeans font de toute façon leur possible pour imaginer des distinctions infinitésimales entre ce qui est censé être cool et ce qui est censé ne pas l'être.
Selon certains, les pattes d'eph sont à la mode –Vogue Paris recommande le «flare des années 1970»– mais apparemment les kick flare ne sont plus tendance. D'autres, notamment Who What Wear, estiment que ces «flare larges» sont «démodés et font un peu déguisement», tandis que les boot-cut slim sont tendance. Ceci dit, ce même article de Who What Wear affirme que les «skater jeans» sont tendance, y compris celui-ci, de chez H&M:
… Euh... pardon? Dans quel univers les «flare larges» ne sont pas cool alors que le futal ci-dessus reste branché? Je veux bien croire qu'il existe quelques différences subtiles entre la définition de «flare larges» par Who What Wear et ce pantalon-là, qui n'en est pas moins bien large et méchamment flare, mais comment l'acheteuse de jean moyenne est-elle supposée détecter de telles différences, pour peu qu'elles existent, à l'œil nu?
Pour embrouiller encore plus les choses, cet article publié dans Elle illustre son exemple de jean boot-cut, dont il est communément admis qu'il est à la mode, avec une photo de ce qu'il me semble bien avoir compris être un kick flare, dont je croyais avoir lu à l'instant qu'il n'était plus question d'en porter?
Il dit aussi que les pantacourts sont ok –or, les kick flares (pas ok) ne sont rien d'autre que des pantacourts (ok) forme flare (ok aussi). Si les flare et les pantacourts sont cool, comment ça se fait qu'un cropped flare ne le soit pas? Est-ce que c'est une de ces occurrences où on a deux négatifs qui s'annulent? Je jure que je ne fais pas exprès d'être obtuse ou antifashion. Je pense juste sincèrement que les supposées différences entre les jeans tendance et pas tendance se posent désormais tellement loin de l'univers de la perception des gens normaux qu'elles n'auront plus la moindre signification lorsqu'elles seront appliquées à la pratique concrète de l'achat et du port de vêtements.
Pas de consensus
Par conséquent, la sélection présentement disponible chez votre vendeur de fringues préféré est probablement une véritable corne d'abondance, mêlant les styles des cinquante dernières années en matière de jean. D'ailleurs, à en croire le site Zoe Report, cette saison a vu la «résurgence de pièces comme les mom jeans des années 80 et les flare des années 70» en plus des cargos baggy que tous vos potes portaient vers 1998 à l'assemblée générale de primaire sur l'importance de porter du déo.
Le New York Times affirme que nous sommes dans une période de jeans taille haute; Vox prétend que les tailles basses sont plus cool. Et puis il y a de nouveaux venus comme les cut out, ou jeans à découpes, qui font disparaître la partie haute des poches de devant pour dévoiler un petit bout de hanches. (Ceux-là sont de la marque WeWoreWhat –ce que nous allons tous dire d'ici quelques années en revoyant des photos de nous vêtus de jeans à découpes). «Au moment de réfléchir aux tendances denim dans lesquelles vous voulez investir en 2021, conseille Zoe Report, commencez par le fait que tous les styles sont bons à essayer.» Ce qui constitue un bon test de personnalité en fonction du sentiment de puissance ou de timidité que cela vous inspire, j'imagine.
Si vous êtes le type de personne qui veut seulement savoir quel genre de pantalon vous permettra de rester dans les limites raisonnables de la mode, sachez que quasiment tous les observateurs sont au diapason sur une chose: s'il n'existe quasiment pas de consensus autour d'une forme qui serait tendance, tous s'accordent à dire que les skinny, c'est fini. Certaines personnes viennent juste de s'en rendre compte après avoir vu des tik-tokers de la génération Z se moquer des millennials à cause de leurs jeans skinny et de leurs raies sur le côté, mais c'était écrit, depuis des années. Ce n'est pas une question de génération mais de temps qui passe. Le style a vécu, voilà tout.
@leakoob Where are my zillenials at? #fyp #old #genz #zillenial #millenial #middlepart #skinnyjeans #laughemoji #wlyg
original sound - OwenWeir
L'unique ligne de conduite
Et pourtant... En est-on bien sûr? Cherchez «jean droit» –tendance qui prend de l'ampleur, nous dit-on dans l'oreillette– sur le site internet de n'importe quel vendeur de jean, et vous aurez de fortes chances de tomber sur un bon échantillon avec ce genre d'allure:
Des jeans de la catégorie «jean droit» de la marque Nordstrom. | Captures d'écran du site Nordstrom (Montage Slate.fr)
Ils ne sont pas skinny, ces pantalons? Et est-ce que ce ne sont pas des jeans? Et pourtant, par la magie d'une couture qui ne touche pas tout à fait l'absolue circonférence de la cheville ou du mollet, ce ne sont pas des jeans skinny. Ce que je veux dire, c'est que contrairement à l'embouchure de cheville du jean skinny classique, la seule et unique ligne de conduite à tenir quant à la mode sur les jeans en 2021 est relativement élastique. Bon nombre de styles «jean droit» que les journalistes de mode signalent comme étant supposément une indication de la nouvelle phase du denim ressemblent très exactement aux jeans skinny règlementaires dont on aurait coupé ou retroussé l'ourlet. Faites-le au vôtre, et vous y serez.
Les tendances post-pandémie donnent l'impression d'être encore plus optionnelles que d'habitude.
Ou ne le faites pas, d'ailleurs! Les tendances ne sont jamais une obligation; vous pourrez très probablement acheter de nouveaux jeans skinny dans tout un éventail de boutiques dans les années à venir, jusqu'à ce que le pendule du denim ne reparte de l'autre côté et que les skinny retrouvent officiellement leur position dominante. Les tendances post-pandémie donnent l'impression d'être encore plus optionnelles que d'habitude, en partie parce qu'un grand nombre d'entre nous sommes encore attachés aux vêtements neufs pré-pandémie que nous avons à peine eu l'occasion de porter en 2020.
Ma sœur m'a offert un magnifique tailleur rouge à Noël en 2019, que j'avais l'intention d'étrenner à l'occasion d'un événement professionnel annulé lorsque la pandémie nous est tombée dessus. L'étiquette y est encore accrochée et maintenant je suis en train de me demander si la coupe aura l'air datée lorsque l'occasion, le temps et la sortie d'épidémie seront suffisamment alignés pour que je puisse enfin le porter.
Eh bien, quoi qu'il arrive, je le mettrai quand même! Nous devrions tous nous accorder une année pour mettre nos vieilles fringues préférées ou inaugurer nos tenues de 2019 jamais portées avant de les juger à la lumière crue de ce que sera la tendance 2021.
Avant trop longtemps, beaucoup d'entre nous choisirons nos tenues pour nos premiers dîners, nos sorties en boîte ou notre retour au bureau depuis plus d'un an. Ce sera un épisode de mode personnelle, contrairement à celle qui nous est imposée par le monde des fabricants et des consommateurs. C'est un moment important, comme une occasion de se réinventer, mais qui a aussi un côté festif, comme l'époque où les plantes font jaillir leurs premiers bourgeons colorés après toute une saison de dormance fragile et marron. Il est naturel que nous revenions au monde, et sans doute que nous muions hors de nos bas de jogging, durant cette phase fertile de design du jean. Le paysage du denim post-pandémique est un territoire vierge et sauvage.
Alors c'est le moment de se lâcher.