Les affrontement entre soldats et manifestants anti-gouvernementaux se sont poursuivis samedi 15 mai au matin dans le centre de Bangkok, alors que le secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon a appelé à la fin des violences qui ont fait 16 morts et au moins 157 blessés, dont un journaliste canadien en trois jours.
Les violences ont éclaté après la décision
de l'armée de boucler le camp des opposants, qui recouvre une surface de trois kilomètres carrés dans le quartier commercial de Rajprasong, où quelque 10.000 manifestants des «Chemises rouges», dont des femmes et enfants, s'entassent depuis le 3 avril.
Elles ont connu une escalade après un tir contre un général renégat, considéré comme un conseiller militaire des protestataires, alors qu'il s'entretenait avec des journalistes étrangers. Khattiya Sawasdiphol dit Seh Daeng a été grièvement blessé par balle à la tête et se trouve dans le coma.
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Depuis 1932, date de l'abolition de la monarchie absolue, le système politique thaïlandais n'a jamais trouvé un rythme de croisière. De dépit, le roi de l'époque a abdiqué en 1935 et l'armée a pris la relève. Le trône est demeuré vacant pendant quinze ans, jusqu'au couronnement de Bhumibol Adulyadej, le monarque actuel qui célèbre donc, le 6 mai, le soixantième anniversaire de son intronisation. Entre temps, des dictatures militaires se sont succédées. Le maréchal Phibul Songkram, qui a collaboré avec le Japon pendant la Deuxième Guerre mondiale et a été interné pour crimes de guerre, a repris le pouvoir dès 1947, grâce à la guerre froide et à l'anti-communisme du protecteur américain. En 70 ans, la Thaïlande a connu dix-sept coups d'Etat, les uns contre des militaires en place, d'autres contre des gouvernements élus.
Une société complexe
Des militaires ont procédé à des massacres, en 1973, en 1976, en 1992. Le prestige de la monarchie ayant été rétabli au fil des décennies par Bhumibol, souverain adulé, ce dernier a pu s'imposer comme un arbitre, renvoyant dos à dos les adversaires du jour. Alors que la Thaïlande s'enrichissait considérablement, l'autorité morale de son roi lui a permis d'éviter l'irréparable. Toutefois, sur le plan politique, un équilibre réel n'a jamais pris racine. Une société devenue de plus en plus complexe, avec l'émergence de classes moyennes urbanisées, a vécu de report en report jusqu'à la crise financière régionale de 1997-1998 qui s'est ébauchée à Bangkok.
Le désert politique a été occupé par le mariage entre affaires et pouvoir jusqu'au jour où un milliardaire opportuniste, pur produit du sysème, ancien officier de police, Thaksin Shinawatra, a raflé la mise en garantissant aux petites gens -les ruraux, les pauvres des villes-, santé quasi-gratuite et crédits avantageux. Il a bénéficié de raz de marée électoraux en 2001 et 2005. Il s'est rempli, au passage, les poches. Il a remis en cause des situations acquises, celle de l'armée, de la bureaucratie, de grandes sociétés, de courtiers. Ses manœuvres, son autoritarisme ont été assez cousus de fil blanc pour provoquer un retour de vapeur. Il a été limogé par l'armée en 2006, sans effusion de sang.
Ce rappel historique dresse la toile de fond sur laquelle ont eu lieu les manifestations de Rouges à Bangkok et dans plusieurs provinces depuis le 14 mars. Leur revendication première est la fin du «deux poids deux mesures», d'un système à deux vitesses. Etre «phrai», membre du petit peuple, est devenu leur fierté. Ils se battent pour rogner les privilèges de l'«ammat», terme intraduisible qui englobe tous ceux qui ont des situations acquises. Beaucoup de militants rouges veulent sincèrement une société plus égalitaire et, pour y parvenir, réclament de nouvelles élections.
Trop loin
Mais, cette fois-ci, les choses sont allées loin -trop loin estiment certains. Le 29 avril, affirmant que des militaires s'étaient retranchés dans l'hôpital Chulalongkorn, qui compte 1.400 lits et jouxte leur campement en plein centre-ville, des Rouges ont lancé un raid musclé à l'intérieur de cet établissement, provoquant panique généralisée et indignation générale. Le personnel hospitalier a été contraint d'évacuer six cents malades et de fermer ses portes. Aucun soldat ne se trouvait dans l'enceinte de l'hôpital et les policiers de faction ont laissé faire. A plusieurs reprises, des ambulances transportant des blessés ont été bloquées en ville par des postes de contrôle mis en place par des Rouges.
Surtout, dans la soirée du 10 avril, alors que les forces de sécurité avaient reçu l'ordre de faire évacuer un autre campement de rouges, alors situé au cœur de la ville historique, des officiers ont été pris pour cibles par des tireurs d'élite disséminés parmi les manifestants. Un colonel a été tué, un général et un autre officier supérieur grièvement blessés. Les échanges de tirs ont fait 21 morts et plus de huit cents blessés. L'opération a été décommandée. Lors de leur repli, des soldats ont abandonné blindés, armes, munitions. Quelques-uns d'entre eux ont été pris en otage par les manifestants, qui ont fini par les libérer après les avoir exhibés.
Bangkok a également été le théâtre de plusieurs attentats, souvent à la grenade. Des lance-grenades M79 circulent. Un soldat a été abattu par une balle à haute vélocité, le travail d'un tireur d'élite. L'armée admet qu'il existe une minorité de «pastèques», des soldats en uniforme vert et au cœur rouge. L'un des responsables de la sécurité dans le camp rouge qui occupe actuellement le centre touristique et commercial de Rajprasong, est un général d'active, Kattiya Sawasdipol, alias «Seh Daeng», présent sur les barricades en treillis vert bardé de décorations. Seh Daeng n'occupe aucune fonction, mais n'a pas encore été rayé des cadres. Les «pastèques» se chargent aussi d'informer les Rouges sur les décisions du commandement. Enfin, beaucoup d'unités de police ont choisi la neutralité: elles ne bougent pas.
Le rôle des «pastèques»
Des enquêtes ont été ouvertes sur les tirs de grenades et le rôle éventuel de soldats dévoyés. C'est l'autre aspect de la crise: si la revendication des Rouges est populaire, leurs méthodes le sont moins, en dépit de leur prétention à la non-violence. Le rôle des «pastèques», dont certains seraient d'anciens membres des rangers, ou forces spéciales, provoque un profond ressentiment au sein du commandement. Il y a de la vengeance dans l'air. Les «pastèques» alimentent la thèse du complot: se servir des manifestants rouges pour mettre à bas le régime.
Le gouvernement d'Abhisit Vejjajiva et le commandement militaire se retrouvent donc dans une position très délicate. D'un côté, les gens expriment de plus en plus leurs frustrations à l'égard d'autorités qui annoncent un coup de balai mais ne bougent guère. De l'autre, compte tenu des armes qui circulent, comment se débarrasser du campement de Rajprasong, encore occupé par quelques milliers de Rouges, sans provoquer un bain de sang et, probablement, des réactions violentes dans le Nord et le Nord-Est du royaume, les fiefs des Rouges? La police a choisi la «neutralité». Les soldats n'ont aucune formation au contrôle de foules. Dans de telles circonstances, peut-il y avoir encore un arbitrage? Et s'il y en avait un, serait-il davantage qu'un nouveau report? Agé de 82 ans et hospitalisé depuis déjà près de huit mois (il est brièvement sorti ce 5 mai), le roi aurait exprimé sa profonde tristesse.
Jean-Claude Pomonti
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Image de Une: Un policier endormi devant une barricade des chemises rouges Chaiwat Subprasom / Reuters