Journaliste et dégustatrice, propriétaire d'un vignoble dans le Languedoc depuis mars 2014, Laure Gasparotto a vécu ce rêve en citadine: faire son vin. Ce fut une épreuve physique et morale. Voilà une édifiante leçon de vie et de courage racontée dans ce récit vécu d'une étonnante vérité.
Portrait de Laure Gasparotto. | JF Paga-Grasset
Le domaine de trois hectares de vignes qu'elle acquiert est situé à une vingtaine de minutes au nord de Montpellier et doit livrer 10.000 à 15.000 bouteilles de vin rouge: deux cuvées, l'une à 8 euros, l'autre à 10 euros.
D'origine italienne, la quarantaine distinguée, Laure n'est pas une néophyte dans cet univers très masculin. Elle collabore à la rubrique Vins d'un quotidien du soir et déguste des flacons de toutes régions. Elle s'est fait un palais et a écrit plusieurs livres sur le sujet, dont l'Atlas des Vins de France (2017) qui fait autorité dans le métier. Autrice d'une dizaine d'ouvrages sur le sang de la vigne, c'est une experte en vins reconnue pour son talent, sa plume et son jugement.
Les vignes. | Olivier Toussaint
Un beau matin, elle se lance dans l'aventure, soutenue, aidée par quelques amis porteurs de parts de son Domaine des Gentillières sur les Terrasses du Larzac (sept heures de route de Paris), loin de tout.
Elle entend s'impliquer de tout son être dans ce projet viticole, un changement de vie brutal. Elle va élaborer son vin bio elle-même, seule. Elle a laissé ses deux enfants à Paris, élevés par son ex-mari, un éditeur en vue, Manuel Carcassonne: une semaine à Paris, une semaine au Domaine des Gentillières, où elle s'est trouvé une modeste chambre envahie de livres.
Le Domaine des Gentillières. | Olivier Toussaint
Parmi ses alliés, le gastronome et ex-restaurateur Jean-Pierre Coffe, avec qui elle a travaillé à Radio France et rédigé un livre, Recevoir vos amis à petit prix. Il va l'encourager avec constance et de bonnes idées.
Quelques amis séduits par le projet ont pris des parts (5.000 euros chacune) afin de soutenir l'aventure fascinante de Laure Gasparotto. Le jour de la signature, elle sera seule chez le notaire: premières larmes de joie et d'appréhension.
Par chance, elle est tombée amoureuse du site viticole, «un coup de foudre pour cette terre à vignes aux couleurs chatoyantes». La disparition de sa grand-mère adorée et son couple en lambeaux l'ont poussée à se forger une autre existence. «Devant ces vignes j'ai éprouvé un sentiment d'évidence pour ce lieu magique, harmonieux, complexe, enrichi par la beauté des sols, des oliviers, la garrigue et la montagne.»
Laure Gasparotto dans ses vignes. | Olivier Toussaint
Des défis comme des leçons de vie
Hélas, dans cette acquisition à problèmes, il n'est prévu ni habitation ni chai. Et pas de cave à Saint-Saturnin-de-Lucian, pas loin d'Aniane, un terroir peu connu où il n'y a que trois crus cités dans le guide Bettane & Desseauve pour l'AOC voisine Montpeyroux.
Quel type de vin va-t-elle produire? Les raisins du vignoble étaient achetés par les caves coopératives de Montpeyroux et Saint-Saturnin, et mêlés à d'autres récoltes du secteur. Ce vignoble est une création agricole, elle va vers l'inconnu.
Dans ses songes nocturnes, Laure veut produire un vin à l'italienne plein de chair et de fraîcheur, généreux, droit, pur et profond. Elle n'est là que depuis un mois, vivant dans une chambre d'hôtes près de la place du village proche de la fontaine, elle s'y plaît. Joss, un vigneron du village, va l'aider pour le labour. Le chai est immense mais délabré, vaste, idéal pour la vinification qu'elle va apprendre à sa façon.
Tous ces défis lui conviennent, ce sont des leçons de vie. Ses amis de Paris sont emballés par l'authenticité des villages visités, Jonquières, Montpeyroux, Arboras et par les banquets du Pressoir, où les vignerons au gosier en pente descendent des magnums du coin. «Nous sommes vraiment heureux», se dit-elle.
D'autant que les Terrasses du Larzac ont été reconnues comme Appellation d'origine contrôlée (AOC) trois mois après l'achat du domaine par la Parisienne, «émue à en avoir des frissons».
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La vigneronne nomade, sans maison à elle, déjeune sur un tonneau dans sa chambre et se réjouit du printemps qu'elle ne ressentait jamais à Paris. Les vignerons des environs vont l'adopter. Un soir, invitée à un dîner, elle reconnaît trois vins à l'aveugle: elle est intronisée! Définitivement.
Pour la rentrée des classes, elle monte à Paris: ses enfants passent avant les vendanges qui s'annoncent et les derniers travaux en cours dans la cave. Sa fille Jeanne (2 ans) a goûté les baies, les a mâchées, les trouvant pas mûres.
Le premier jour de la première vendange, c'est une nouvelle vie en actes. Minute par minute, elle voit sa cuve se remplir du jus frais et fruité: elle est sur son échelle, c'est l'été indien en Languedoc et il y a dix vendangeurs chez elle. La cueillette rituelle se déroule avec fluidité, dans une grande sérénité, ce que Laure souhaitait: ses mains collantes de jus sucré et coloré la soucient beaucoup.
Prise d'échantillon du vin en cours d'élevage. | Olivier Toussaint
La vigneronne improvisée se rend compte qu'elle gère du vivant «comme un berger son cheptel». Elle ignore l'heure, elle n'a jamais eu aussi faim.
La chroniqueuse de vins se rappelle Didier Dagueneau, prince du Pouilly Fumé de Loire, qui lui disait entendre les cloches et les douze coups: «Laisse, il est midi on arrête tout.» Seule dans son chai, elle oublie le déjeuner. «Je ne m'étais jamais engagée de tout mon corps à un tel travail.»
«Les jours de récolte, ce sont plusieurs tonnes de raisins qui sont passées entre mes bras et que j'ai hissées dans l'égrappoir, cette machine qui sert à séparer les baies de leurs rafles. [...] La nuit, mes muscles me font mal.» Ses ongles sont cassés: «Direction la manucure une à deux fois par semaine.»
«J'ai abandonné mon vin»
Après ses premières vendanges, elle revient à Paris, «en [se] faisant plus de souci pour [son] vin que pour [ses] enfants»: «J'ai abandonné mon vin. Et s'il se transformait en vinaigre? Je n'ai laissé les clés du chai à personne. Il a fallu deux millésimes avant de pouvoir confier les clés du chai, je les gardais jalousement.»
Régulièrement, jusqu'à la mise en bouteille, elle goûte son vin. Il lui plaît, ou pas. Le vin a des hauts et des bas comme un enfant qu'on élève: «Le vigneron reste un pilier précieux de notre civilisation», écrit-elle, philosophe et visionnaire.
Remontage du vin pendant la vinification. | Olivier Toussaint
La néo-vigneronne sent qu'elle se met en danger: elle gagne moins bien sa vie, elle est seule à tout faire chez elle et au domaine. Elle envoie des articles à son journal, mais dans son vignoble en création, elle ne va rien gagner avant longtemps. S'y attendait-elle?
Elle s'use physiquement, mais elle a réussi à transvaser quatre tonnes de vin en une matinée. Et elle a l'aplomb de lancer la première paulée (dégustation rituelle) des Gentillières chez elle, suivie d'un dîner comme à Meursault, sujet d'un de ses livres. Le lendemain, elle est aphone, épuisée.
Vérification de la densité du vin en cours de fermentation. | Olivier Toussaint
Pas de répit, ni les soirées, ni les week-ends. Et la santé économique de son vignoble la préoccupe, il faut approvisionner le compte courant. Tout coûte une fortune pour élever un vin, tel ce sécateur pneumatique (160 euros). Ici, sur ce terroir, elle se sent toujours étrangère.
Au marché d'Asnières, près de Paris, où elle présente son vin grâce à Jean-Pierre Coffe, un visiteur voulant sonder ses qualités de vigneronne lui demande de voir ses mains, ce qui la choque au plus profond d'elle-même: «Demande-t-on à un vigneron de montrer ses mains?»
Grande satisfaction enfin, son vin est apprécié des connaisseurs: il est vendu à La Cagouille, bonne brasserie près de Montparnasse. Elle commence à exporter son rouge, mais les affaires sont difficiles. Le vin n'a pas encore de notoriété, et les factures de ventes peinent à être payées par les restaurateurs et les commerciaux.
La dure réalité du vignoble
Jean-Pierre Coffe, l'ami merveilleux, meurt d'une foudroyante attaque cardiaque. Elle pleure toutes les larmes de son corps. En fait, tout son travail pour le domaine relève du pur plaisir. En a-t-elle les moyens? La joie que lui procurait la vie paysanne aux Gentillières laisse place à des tourments pesants. Plus elle est seule, plus elle apparaît sociable. Elle réalise son rêve, mais à quel prix?
Au quatrième millésime, elle doit encore affronter la dure réalité financière du domaine, elle se dit qu'elle aurait dû changer de vie radicalement, prendre ses enfants et s'installer comme vigneronne sur son domaine qui n'en est pas un: les Gentillières perdent de l'argent, sans bien la rémunérer.
Le vignoble est trop restreint et l'étendre nécessite des fonds qu'elle n'a pas, elle se voit en Don Quichotte aux Gentillières. Elle récolte trop peu de raisins, la conversion à l'agriculture biologique fait souffrir la vigne qui le lui fait payer: c'est la double peine, d'autant que les charges multiples la ruinent. Un vigneron voisin de son chai a mis fin à ses jours, père de jeunes enfants: terrible choc!
De plus, elle a conscience qu'Élie et Jeanne, ses enfants, vont avoir besoin de leur mère plus qu'avant. Son ex-mari a trouvé l'âme sœur et un enfant s'annonce. Sa décision est prise: elle va mettre en vente les Gentillières, qui vont devenir le Chemin.
Enfin, elle est libérée de ces tourments incessants. La bureaucratie tatillonne, les factures non réglées, les impayés, les dettes ont miné son moral. Elle devra brader des milliers de bouteilles à un soldeur, ce vin qui se buvait tout seul «sans donner mal à la tête», disait un vigneron ami. Terrible déconvenue.
Laure Gasparotto a produit quatre millésimes aux Gentillières. Elle est soulagée d'être retournée à Paris, cette vie de problèmes insolubles n'était pas faite pour elle. «J'ai adoré faire du vin, mais le commercialiser était au-delà de mes forces. Se faire payer le vin livré est un sport qui appartient aussi au métier protéiforme de vigneron. Tous les mois, je devais faire les comptes des impayés et des dettes.»
Les vins du Domaine des Gentillières. | Olivier Toussaint
Après la signature de la vente en août 2018, c'en est fini de sa double vie. En octobre 2019, elle retourne sur son vignoble bien mené par Franck et Mathieu, qui ont acheté chacun une maison et logé femmes et enfants. Ils sont heureux, c'est leur vie choisie, chacun a quitté son job d'avocat et de laborantin pour sculpter les règes de vignes et le paysage languedocien.
Les vignes du Chemin sont encore plus belles qu'avant. «Dans le vin des nouveaux propriétaires je reconnais l'air de nos vignes, leur démarche: quel bonheur de voir tout ce que j'ai mis en place se poursuivre avec des hommes heureux d'être là, les vignerons du Chemin.»
Le monde du vin est diabolique à plus d'un titre: «J'aurais pu me perdre à jamais dans un engrenage infernal», écrit l'ex-vigneronne redevenue journaliste de vins.
«Un grand vignoble ne prend tout son sens que s'il a au moins traversé un siècle. Oui, j'aurais dû changer d'existence du tout au tout. Ma vie du Sud faisait rêver mes amis parisiens, tandis que ma vie parisienne faisait rêver mes amis du Sud. Peut-être me faisais-je rêver moi-même.» Tout est là. Reste un livre sensible, captivant et utile à tous les futurs propriétaires de vignobles.