Égalités / Culture

«Trauma porn» ou éducation antiraciste? La difficile représentation des violences anti-Noirs

Temps de lecture : 10 min

La série horrifique Amazon «Eux», accusée d'exploiter la souffrance des Noirs à des fins mercantiles, relance le débat sur la manière de montrer les violences racistes à l'écran.

Eux (2021), une série créée par Little Marvin, disponible sur Amazon Prime.
Eux (2021), une série créée par Little Marvin. | Capture d'écran via Amazon Prime Video

«Je dis sans hésiter que c'est une des œuvres de pop-culture les plus anti-Noirs qu'il m'ait été donné de voir ces dernières années. J'en suis sortie exsangue, au terme d'un visionnage éprouvant par la virulence de son imagerie. C'est une réfutation stupéfiante de la conviction cultivée par Hollywood selon laquelle la représentation derrière et devant la caméra permettront de résoudre son racisme structurel.»

À qui la journaliste (noire) Angelica Jade Bastién taille-t-elle un costard, façon puzzle, dans Vulture? Pas à un film de Quentin Tarantino, mais à la série Eux (Them, en VO), disponible sur Amazon Prime depuis le 9 avril. L'anthologie horrifique de Little Marvin est produite par Lena Waithe, créatrice de The Chi et première femme noire à recevoir le Primetime Emmy Award du meilleur scénario, en 2017, pour le formidable épisode «Thanksgiving» de la série Master of None.

Eux se déroule dans les années 1950 et raconte l'arrivée à Compton (une ville majoritairement blanche à l'époque), en Californie, de la famille Emory. Fuyant la Caroline du Nord pour des raisons qui seront dévoilées en milieu de saison, les Emory sont confrontés au racisme de leurs voisins blancs, déterminés à faire fuir cette famille noire: insultes, agressions, abus, escroqueries... La violence raciste culmine avec (spoiler) une séquence de viol, suivie d'un infanticide particulièrement graphique et insoutenable, ainsi que l'immolation par le feu d'un homme et d'une femme noirs, précédemment rendus aveugles par des Blancs munis de tisons ardents (fin du spoiler).

Little Marvin se défend de toute violence ou «provocation» gratuite: «Si je peux aller me coucher, le soir, convaincu de l'authenticité et de l'intégrité de ma démarche, alors je suis content.» Concernant les séquences les plus sordides, l'objectif, dit-il, était de «forcer le public à affronter l'histoire des violences contre les corps noirs dans ce pays» autrement qu'avec des violences policières ou des histoires d'esclaves, afin de ne pas «créer de distance». Il fallait des scènes «abominables» et inédites pour éviter l'impression d'un «déjà-vu». Des arguments peu convaincants, juge Angelica Jade Bastién, qui fustige par ailleurs la terminologie déshumanisante «corps noirs», rappelant que ce sont «des personnes noires» qui subissent ces violences.

Black Horror

Eux est une nouvelle itération du Black Horror, sous-genre du cinéma horrifique né dans les années 1970, où les protagonistes principaux (voire l'ensemble des personnages) sont noirs (et donc ne meurent pas au bout d'un quart d'heure comme souvent dans les films d'horreur): Blacula, Tales from the Hood, Bones... Le genre a été revitalisé et politisé par son fer de lance contemporain, l'acteur et producteur Jordan Peele, réalisateur de l'excellent Get Out, sorti en 2017. Un succès critique et commercial, multi-nommé et couronné de l'Oscar du meilleur scénario, faisant de Peele le premier Afro-Américain à recevoir cette récompense, mais aussi à être nommé la même année en tant que réalisateur, producteur et scénariste.

Depuis, films et séries de Black Horror se succèdent: Us (Jordan Peele, encore), Lovecraft Country, Antebellum, Bad Hair, Eux... Pour la plupart, ces œuvres puisent dans le passé esclavagiste et ségrégationniste des États-Unis pour faire résonner les horreurs racistes de l'époque avec les violences anti-Noirs contemporaines, qu'elles soient institutionnelles, policières, éducatives –bref, systémiques et structurelles.

Le thriller horrifique Antebellum, sorti en 2020, suit Eden (Janelle Monáe), une esclave qui cherche à fuir une plantation du sud des États-Unis. Le film s'était lui aussi vu reprocher son ultraviolence, notamment par Angelica Jade Bastién, qui formulait des critiques semblables à celles de Eux, notamment sur la déshumanisation des personnages: «J'en ai assez de ces objets pop-culturels qui font des Noirs de simples corps noirs où sont violemment cartographiés les péchés de ce pays ravagé. Assez que la souffrance soit le prisme principal à travers lequel nous comprenons l'identité noire. Assez d'avoir tellement faim de joie et de représentation que les restes me paraissent un repas. Assez des films sur l'esclavage qui refusent de prendre en compte le vécu intime des femmes noires, alors même que leurs êtres servent d'outils aux cinéastes pour explorer les horreurs de l'esclavage.» Si la journaliste juge «utile d'explorer cette peine et cette douleur», elle déplore que cela se fasse «au détriment de l'humanité des personnages».

«Trauma porn»

Sous la présidence de Barack Obama, face à la recrudescence de films traitant du passé esclavagiste des États-Unis (12 Years a Slave, La Couleur des sentiments, Le Majordome, Lincoln), certains, comme le producteur Harvey Weinstein ou le réalisateur de 12 Years a Slave, Steve McQueen, ont même parlé d'un «effet Obama» qui favoriserait ces projets. Mais déjà, à l'époque, des voix s'élevaient contre l'extrême violence de certaines séquences, qualifiées de «trauma porn» ou de «torture porn» (ce dernier étant à l'origine un sous-genre du cinéma d'horreur).

En 2013, l'éminent critique (noir) Armond White réglait ainsi son compte à 12 Years a Slave: «En représentant l'esclavage comme un spectacle horrifique [...] 12 Years a Slave appartient bien au genre torture porn, aux côtés de Hostel, The Human Centipede et la franchise Saw, mais il est présenté (et mal interprété) comme appartenant à la récente vague de films qui revendiquent “une conversation sur la race”. La seule conversation que ce film inspire comporterait des cris de malaise.»

D'autant qu'au-delà du malaise, ces séquences peuvent avoir des effets sur la santé mentale du public, un processus appelé «re-traumatisation». Ce n'est jamais «juste un film». Les insultes racistes, viols ou agressions ont beau être fictionnalisées, ce ne sont pas des tentacules sortant d'un placard, mais des violences que des millions de personnes vivent au quotidien, dans leur chair.

L'autrice Chanté Griffin évite autant que possible de regarder les films sur l'esclavage, ne souhaitant pas «cautionner cette obsession hollywoodienne». Et d'ajouter: «Pourquoi est-ce que je voudrais payer pour voir quelqu'un battre et violer mes ancêtres? Ce n'est pas du divertissement, c'est de la violence.» Si la multiplication de ces films est accusée de réduire les expériences noires à celles d'esclaves ou descendants d'esclaves, leur intention n'est-elle pas d'éduquer, de faire un travail de mémoire nécessaire, d'établir ou rétablir la vérité? «Mais où s'arrête l'éducation et où commence le trauma porn?», s'interroge la scénariste Brooke Obie.


La série HBO Watchmen mettait en scène le massacre raciste de Tulsa. | Capture d'écran via OCS

Des millions de gens ont appris l'existence du massacre raciste de Tulsa, en 1921, et du «Black Wall Street» grâce à la série Watchmen, où les personnages noirs ne servent pas de caution, de faire-valoir ou de souffre-douleur. Lovecraft Country raconte l'Amérique ségrégationniste des années 1950 à travers le prisme fantastique, mais du point de vue de ses héros et héroïnes noirs, qui subissent le racisme bien réel de leurs compatriotes en plus de combattre des entités surnaturelles. La série intègre par ailleurs chansons, lectures ou discours d'artistes, philosophes ou écrivain·es (Gil Scott-Heron, James Baldwin, Sonia Sanchez...) pour s'ancrer dans le présent. C'est peut-être d'ailleurs vers l'hybridation avec le documentaire que la fiction doit tendre pour éduquer et conscientiser, sans tomber dans l'exploitation mercantile des violences racistes.

Un spectacle pour les Blancs

Au fond, ce qui pose problème avec certains films ou séries, écrit Angelica Jade Bastién, c'est qu'elles «postulent, de manière implicite, que représenter la souffrance est le meilleur moyen de comprendre ce que c'est que d'être noir en Amérique». En 2016, plusieurs critiques s'en prenaient à la série Orange Is the New Black, après la diffusion du dernier épisode de la saison 4 (spoiler) où Poussey Washington, une détenue Afro-Américaine, meurt asphyxiée par un gardien de prison, face contre terre dans une scène faisant écho à la mort d'Eric Garner, étouffé deux ans plus tôt par un policier à New York lors d'une interpellation (fin du spoiler). La créatrice et showrunner Jenji Kohan s'était associée à plusieurs ONG pour créer le fonds Poussey Washington, destiné à «réformer la justice pénale, protéger les droits des immigrants, mettre fin à l'incarcération massive et accompagner les femmes concernées».

Mais pour certains, la série, qui brillait par la diversité de son casting mais pas de ses scénaristes, s'est montrée trop consensuelle avec son héroïne blanche, s'est enfoncée dans la caricature s'agissant des personnages non blancs et s'est rendue coupable d'exploiter le racisme anti-Noirs à des fin spectaculaires. Sur The Root, Shamira Ibrahim écrit: «On nous a fait subir du trauma porn sans rappeler que justice n'a jamais été rendue aux familles d'Eric Garner et Mike Brown. Défendre le gardien de prison et le montrer comme un jeune homme affable et bien intentionné qui s'est simplement égaré, ce n'est en rien dénoncer la gravité de ce qui se passe: des Noirs sont tués sans que leurs auteurs en soient inquiétés et sans conséquences pour eux. Il n'y a pas non plus de noble leçon à tirer pour le public blanc. Tout cela ne fait que commodifier notre chagrin et notre souffrance, et normaliser cette douleur pour la consommation de masse.»


La série Orange Is the New Black a créé une polémique, lors du dernier épisode de sa saison 4. | Capture d'écran via Netflix

Dans un essai passionnant publié en 2016, Benjamin Balthaser, auteur et professeur associé de littérature américaine multi-ethnique à l'Université de l'Indiana à South Bend, revient sur l'histoire des images de violences anti-Noirs et leur potentiel de radicalité. Il fait le lien entre les photographies de lynchages (dont il rappelle qu'elles ornaient des cartes postales et des affiches que s'échangeaient des Blancs, continuant ainsi à faire commerce de la souffrance des Noirs) et les vidéos amateurs montrant des personnes noires tabassées ou tuées par les forces de l'ordre, qui deviennent virales et diffusées en boucle par les chaînes de télé. Il cite un essai de Walter Benjamin, L'Auteur comme producteur (1934), qui «insiste sur la façon dont le capitalisme et sa culture de masse anéantissent le potentiel radical des matériaux qu'il diffuse». Au sujet de la photographie, Walter Benjamin estime qu'elle «a réussi à faire de la misère elle-même [...] un objet de plaisir [esthétique]».

Sur Twitter, de nombreuses personnes se demandaient à quoi bon diffuser, sinon dans un but voyeuriste, le visage tuméfié du producteur de musique Michel Zecler, tabassé par des policiers à Paris en novembre 2020. Filmer ou photographier permet de documenter, de prouver, de dénoncer ou bien de se protéger d'éventuelles violences. Mais ces vidéos, comme celles montrant Eric Garner, Michael Brown, Tamir Rice, George Floyd ou Daunte Wright, n'ont visiblement que peu de conséquences d'un point de vue législatif et judiciaire, puisque poursuites ou condamnations ne se bousculent pas au portillon[1].

Pire, elles risquent même d'entraîner l'effet inverse et devenir contre-productives, en banalisant ces violences et «en rendant la société de plus en plus insensible au spectacle de mise à mort des Noirs». Pour Benjamin Balthaser, «ce que craignent ces commentateurs, c'est que les images de violence à l'encontre d'Afro-Américains circulent moins en tant que preuve ou document, que comme la réaffirmation de la blanchité, sous-tendue par le privilège même de l'éloignement, le pouvoir de contempler la douleur, en tant que spectateur, à bonne distance».

Dans Bad Hair, l'héroïne décide de lisser ses cheveux crépus, qui finissent par se rebeller. | Capture d'écran Hulu via YouTube

Le romancier Brandon Taylor décrit le Black Horror à la Get Out, Lovecraft Country ou Bad Hair, comme capable de «sortir le racisme de son effroyable contexte littéral en le déplaçant sur un plan ironique», où «les Blancs ont l'impression de voir un monde vu par les Noirs» et où «les Noirs perçoivent un modèle réduit caricatural de la vie telle qu'ils la connaissent et ressentent, pour une fois, ce qu'ils imaginent que les Blancs doivent ressentir en regardant des films d'horreur».

Car l'une des questions fondamentales, c'est bel et bien à qui s'adressent des films comme Antebellum, des séries comme Eux ou Orange Is the New Black. Vraisemblablement pas à celles et ceux qui subissent les violences anti-Noirs au quotidien. Pour l'artiste et activiste Hunter Shackelford, la réponse est claire: Orange Is the New Black est «du trauma porn écrit pour les Blancs». Mais qu'espère-t-on, au juste, en fictionnalisant ainsi ce qui se passe tous les jours dans nos rues? On peut douter que les Blancs aient une épiphanie après avoir vu une série télé, réalisent que le racisme c'est mal et se mettent à le combattre activement. On peut douter que les flics arrêtent de tabasser ou tuer des Noirs en sortant du cinéma.

Détourner le regard

Benjamin Balthaser est pourtant persuadé que «les images de violence ont le pouvoir non seulement de reproduire la douleur, mais aussi de bâtir la société qui s'emploiera à y mettre fin». Et de rappeler comment le sociologue W. E. B. Du Bois et le mouvement des droits civiques aux États-Unis se sont réapproprié les photos de lynchages pour les réinscrire dans un contexte militant, en détournant le regard, cette fois, vers les témoins de ces violences. Mais une image n'en dit pas forcément plus que mille mots, et certaines nécessitent d'être accompagnées d'un appareil critique ou d'un commentaire pour ne pas perpétuer la déshumanisation des personnes noires, la fétichisation et la commodification des violences à leur égard.

Faut-il pour autant cesser de produire des films sur l'esclavage ou la ségrégation, de fictionnaliser l'ultraviolence quotidienne? Faut-il, en somme, passer à autre chose? «Ce n'est pas du tout étonnant qu'une si grande partie de notre travail créatif gravite autour du traumatisme. Nous n'avons pas encore trouvé le moyen d'échapper à ses griffes, écrit l'autrice et professeure Roxane Gay dans sa newsletter, en réaction aux critiques virulentes contre Eux. Nos vies sont tellement plus que nos souffrances. Nous avons des histoires à raconter qui ne sont pas centrées sur la blanchité et les maux de la suprématie blanche. Mais il n'est pas si facile de les concrétiser. De nombreux cadres, à Hollywood, ne savent tout simplement pas quoi faire de ces histoires. Ou bien ils n'ont pas assez d'imagination pour croire qu'elles peuvent et doivent exister. Les créateurs et créatrices noirs doivent souvent faire toutes sortes de compromis pour voir leurs projets se concrétiser, et plus j'en apprends sur les raisons de ces compromis, moins j'ai envie de les juger.»

Mais puisque «tellement d'œuvres noires semblent avoir été créées depuis une position défensive», écrit Brandon Taylor, il propose un Black Horror inédit: «Il y a cette scène, vers la fin de Eux, où une femme noire, pleine de rage et de douleur, maudit une foule de Blancs. Et on pourrait imaginer [...] que les Blancs qui continuent de vivre là et occuper cette terre de génération en génération subissent sa malédiction, ou la malédiction de tous les Noirs que leurs ancêtres ont fait souffrir. [...] Je veux un film de Black Horror sur cette malédiction. Pas sur la négritude éternellement affligée et suppliciée. Mais sur la colère noire infligée à nos ennemis, à leurs enfants, aux enfants de leurs enfants et ainsi de suite. Qu'on voie leurs têtes rouler, pour une fois. Donnez-moi un fantôme noir furieux.»

1 — Depuis la rédaction de cet article, Derek Chauvin, le policier qui a tué George Floyd, a été reconnu coupable de meurtre. Retourner à l'article

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