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Revoir «Ally McBeal» après #MeToo

Temps de lecture : 8 min

Alors qu'une possible suite a été annoncée, retour sur la série culte de la fin des années 1990. 

Qui tenterait de faire passer le test de Bechdel à tous les épisodes de la série abandonnerait vite en pleurant. | Capture d'écran MacPhoenix82 via YouTube
Qui tenterait de faire passer le test de Bechdel à tous les épisodes de la série abandonnerait vite en pleurant. | Capture d'écran MacPhoenix82 via YouTube

«Il faudrait que cela soit fait par quelqu'un d'autre, de préférence une femme.» Voici comment, il y a trois ans, le scénariste David E. Kelley évoquait un possible retour d'Ally McBeal, série culte diffusée sur la Fox de 1997 à 2002. À la suite de l'affaire Weinstein et des accusations d'agressions sexuelles qui déferlent depuis sur Hollywood, impossible pour le créateur d'imaginer revenir aux manettes des aventures de cette avocate fantasque au romantisme incurable. Au revisionnage de la série, ce choix est facilement compréhensible. Pour preuve, son point de départ: une main aux fesses.

Créée vingt ans avant #MeToo, la série fait figure de pionnière sur le sujet du harcèlement sexuel dans le milieu du travail. Lorsqu'Ally va se plaindre à son supérieur de l'agression dont elle a été victime, la jeune avocate a la mauvaise surprise de découvrir qu'on préfère se débarrasser d'elle, toute fraîche diplômée, plutôt que de son collègue en place aux mains baladeuses. Au fil des cinq saisons, le sujet sera amplement décliné. Une femme virée pour sa beauté jugée menaçante par l'épouse du patron, une journaliste licenciée après vingt ans de carrière faute de ne plus attiser les fantasmes de l'audience, des employées atterrées de voir chaque jour leurs collègues masculins baver à la vue d'une belle poitrine… Sans parler d'Ally, qui ira jusqu'à passer une nuit en prison à cause d'un juge réprouvant ses mini-jupes.

Sexe et pouvoir

En 1997, Ally McBeal suscite un engouement immédiat. Pour son inventivité d'abord –coup de fouet formel rythmé par les hallucinations d'Ally et autres fantasmagories de ses collègues–, son parti pris de légèreté et d'irrévérence et ses allures de comédie musicale. Mais la représentation novatrice que donne à voir la série des enjeux de sexe et de pouvoir sur un lieu de travail y est aussi pour beaucoup.

On y parle de liaisons entre juges et avocats, patrons et employées, femmes âgées et hommes plus jeunes, parfois adolescents. Et contrairement à de nombreuses séries de l'époque (Friends, Sex & the City), la diversité s'affiche en grande pompe (avec, entre autres, Lisa Nicole Carson ou Lucy Liu dans des rôles principaux). Des thèmes tels que le consentement, la dysphorie de genre, ou la santé mentale sont abordés. Les couples sont représentés sous toutes leurs coutures: interraciaux, extra-conjugaux, ménages à trois, coups d'un soir, ou bien grand amour. Le tout, articulé autour d'une guerre des sexes féroce, souvent fort drôle, à laquelle se livrent les membres du cabinet d'avocats complètement déjantés.

Le personnage revendique sa liberté de corps et de cœur mais ploie aussi sous les injonctions sociétales.

Certes, le succès d'Ally McBeal est étroitement lié à son héroïne irrésistible et attachante (et donc à son interprète, l'actrice Calista Flockhart) et ses innombrables déboires amoureux. À ce titre, Ally gagne sans doute le titre de l'héroïne la plus emblématique des années 1990, tout du moins sur petit écran. Son personnage affiche une complexité moderne, désireuse de tout avoir: la carrière et le grand amour.

Prise au piège d'un triangle amoureux (entre Billy, son amour de jeunesse, et sa femme Georgia), Ally est névrosée et narcissique, n'a pas la langue dans sa poche et n'hésite pas à exprimer physiquement sa frustration en cognant coussins comme passants. Ses soirées de célibataire sont dévolues à danser en pyjama (ample et confortable, s'il vous plaît) et la glace se mange à même le pot les soirs de déprime.

«The bitch»

Le personnage revendique sa liberté de corps et de cœur mais ploie aussi sous les injonctions sociétales. La trentaine approche et la voici qui craint de finir vieille fille. Elle rêve au prince charmant mais reconnaît que cette obsession qui l'habite jour et nuit n'est, sans doute, qu'un mirage inculqué par Disney et ses princesses endormies.

Qui tenterait de faire passer le test de Bechdel au moindre épisode de la série abandonnerait vite en pleurant. À l'époque déjà, la mini-jupe d'Ally et son obsession du mariage posaient question. Le Time Magazine en avait tiré une couverture choc, bien trop simpliste, montrant le visage d'Ally aux côtés d'icônes féministes américaines, comme Betty Friedan et Gloria Steinem, sous le titre: «Is Feminism dead?» [«Le Féminisme est-il mort?», en français]

Couverture du Time du 29 juin 1998.

On aurait pourtant tort de porter une telle accusation envers une série qui se sait et se veut caricaturale. Le rapport des relations professionnelles notamment, est plus complexe qu'il n'y paraît. Loin de l'angélisme d'une sororité naturelle, les tensions générées par une société qui objectifie constamment les femmes sont explorées au sein même des relations féminines.

À titre d'exemple, on prendra l'amitié puissante mais semée d'embûches qui unit Ally et Georgia, toutes deux éprises du même homme, ou bien celle, solide, d'Ally et Renée, sa colocataire. Dans la deuxième saison, rivalité et jalousie font irruption lorsque Nelle, une nouvelle recrue, sculpturale, à la chevelure de princesse, débarque. «The bitch», dixit Ally, en la découvrant, en plus, talentueuse dans l'exercice de son métier. Quant à Georgia, elle en veut à la belle blonde de lui voler sa place de plus ravissante du bureau, tout en admettant que son animosité lui vient du syndrome de Blanche-Neige («Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle?»). Comme aujourd'hui, les définitions du féminisme s'affrontent dans des débats mouvementés, le corps et la sexualité des femmes étant toujours discutés et remis en question.

Les dissensions s'effacent cependant lorsqu'il s'agit de combattre la misogynie ambiante, notamment celle de Richard Fish, le patron de la boîte, et ses idées bien tranchées sur les différences entre les deux sexes: «Personnellement, je déteste les lois contre le harcèlement sexuel. Leur force motrice vient de lesbiennes énervées qui trouvaient qu'on ne leur donnait pas les mêmes opportunités. Et avec elles, les moches qui sont jalouses des jolies femmes.» Outrageusement grotesque, le sexisme du personnage est bien sûr reconnu comme offensant et tourné en ridicule.

La série ne tire du rituel non-consenti qu'un comique de répétition.

C'est là que le bât blesse. Ce sexisme est toujours véhiculé au travers de blagues au service d'une punchline (on en passe sur l'homophobie et la grossophobie hélas bien banales dans les séries de cette époque). Si leur caractère insultant est bien souligné, la primauté est toujours donnée à la farce, au gag, pour faire rire. L'outrage, lui, est vite évacué par la sempiternelle réplique «Bygones!» [«Oublions!»] du personnage pour clore tout débat. Trop souvent, les horreurs débitées par Richard Fish suscitent un trouble chez les autres protagonistes, qui y trouvent parfois un fond de vérité.

De façon identique, les problématiques de harcèlement sexuel sont toujours poussées à l'extrême pour des besoins comiques qui se justifient dans le contexte de cette comédie farfelue, mais qui finissent par détourner le regard d'un problème malheureusement bien réel pour n'en retenir que l'humour et le grotesque.

Un arrière-goût amer

Ce problème se répercute sur le traitement des personnages féminins. Si elles aussi prennent parfois les hommes pour des objets sexuels, l'objectification des corps est bien plus souvent l'apanage des hommes. Revoilà Richard Fish et son fétiche pour le fanon (la peau qui pend sous le cou) des femmes. En apparence innocentes, ces caresses –parfois consenties, le plus souvent volées à l'insu des femmes dont le cou est exposé– sont pour le personnage un geste sexuel et de ce fait, inacceptables, comme le lui fera remarquer son entourage.

Mais la série ne tire du rituel non-consenti qu'un comique de répétition. De plus, le discours de Fish qui consiste à répartir les femmes en trois catégories –les belles, les moches, les lesbiennes– se retrouve malheureusement légitimé par la série. Dans les premiers rôles, les actrices sont indéniablement glamour, bien plus d'ailleurs que les acteurs, tandis que les femmes jugées moins sexy ou peu désirables se trouvent reléguées au second plan. Ces personnages-là ont droit, certes, à leurs histoires de cœur fantaisistes, mais laissent cependant un arrière-goût amer. Si l'on peut bien rêver à un dénouement de conte pour Ally, rien ne sert pour ces femmes d'espérer rencontrer un jour un prince vraiment charmant.

La série tente pourtant de mettre en avant des histoires qui dépassent l'attirance physique mais ne fait que raffermir un écueil hollywoodien qui veut qu'une Belle peut bien aimer une Bête. Le contraire, en revanche, ne semble pas inscrit au programme. Voyez John Cage, l'avocat complexé par sa petite taille, qui voit son fantasme se réaliser en sortant avec Nelle. Au fil de la série, les hommes au physique ordinaire auront souvent à leur bras de belles femmes, sans que la situation inverse ne se présente.

Cette importance accordée à la beauté des femmes dans la série reflète les injonctions d'une société obsédée par l'apparence et le désirable. L'actrice Calista Flockhart en a douloureusement fait les frais dès 1997, devenant l'objet d'une fixation médiatique affligeante. Accusée d'être anorexique, comme s'il s'agissait d'un crime, et non d'une maladie, Flockhart a été forcée de justifier son physique à de nombreuses reprises dans la presse ainsi qu'à la télévision.

Un climat ambiant toxique

Au-delà de ce que dit cette obsession malsaine de la société pour le corps des femmes, la question de la maigreur des actrices s'est néanmoins reposée lorsque d'autres interprètes de la série ont pris la parole. Courtney Thorne-Smith (Georgia) a affirmé avoir quitté Ally McBeal car elle ne supportait plus l'épuisement provoqué par ses restrictions alimentaires, une scène de nu la poussant à ne manger que des fruits pendant une semaine.

Dans son livre Unbearable LightnessA Story of Loss and Gain, l'actrice Portia de Rossi (Nelle) a révélé avoir souffert d'anorexie, s'astreignant en période de travail à ne manger que 300 calories par jour. Au magazine Marie Claire, elle confiait: «Ce n'était pas Ally McBeal en particulier, mais l'environnement général des actrices à ce moment-là, il se trouve juste qu'on faisait partie d'une série très populaire. À la fin des années 1990, l'époque des mannequins était révolue et les actrices ont pris le relai [...] il y avait beaucoup de pression pour que les actrices soient aussi minces que les mannequins et qu'elles renvoient l'image de la femme parfaite.»

«Ally était féroce dans sa faiblesse. Elle n'avait pas peur de montrer ses défauts ou sa vulnérabilité.»
David E. Kelley, scénariste

Pas de pression venant de la série même donc, mais un climat ambiant qui incitait les actrices à toujours se comparer à la voisine. Jamais, raconte de Rossi, les actrices d'Ally McBeal n'ont partagé un repas ensemble sur le tournage. «Ça n'a jamais été notre intention de faire d'elle un modèle à suivre», disait David E. Kelley à Variety en 2017, expliquant avoir été, à l'époque, pris de court par les accusations contre sa représentation des femmes. «C'était juste Ally, avec ses manies, ses forces et ses faiblesses. Ce qui me fait le plus plaisir, c'est que des jeunes m'ont dit qu'elle leur avait donné le courage d'être faibles. Ally était féroce dans sa faiblesse. Elle n'avait pas peur de montrer ses défauts ou sa vulnérabilité.»

À l'image de la série, en somme. Certes pas un modèle de perfection, mais une création pleine d'audace et d'inventivité qu'on continuera d'aimer sans en nier les imperfections. En espérant quand même que ses multiples défauts resteront –bygones!– l'appartenance des années 1990 et ne reviendront pas comme une mauvaise blague dans la suite annoncée.

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