Médias / Monde

Arrêtez de dire «the bloc» pour parler de l'Union européenne

Temps de lecture : 4 min

Ce raccourci né dans la presse américaine nie les particularités de l'UE, en plus d'être péjoratif.

L'expression «the bloc» est née dans la presse américaine, et s'est propagée dans les médias anglophones. | Sébastien Bozon / AFP
L'expression «the bloc» est née dans la presse américaine, et s'est propagée dans les médias anglophones. | Sébastien Bozon / AFP

Arrêtez de nous appeler «the bloc»! Dans la presse anglophone, nous autres Européens sommes «the bloc». Pas l'Union européenne, mais «the bloc». Politico, le New York Times, le Guardian… Rares sont les médias à ne pas recourir à ce raccourci facile qui évite de répéter «les vingt-sept États membres» ou «l'Union européenne» dans un même article. Un petit mot efficace, qui claque dans un titre ou un chapô, mais qui donne l'impression que de notre côté de la Manche ou de l'Atlantique se dresse un monstre froid, vestige de l'époque soviétique, où personne ne mange à sa faim et où chacun se terre, privé de ses libertés les plus fondamentales. Dans le monde post-Brexit et en pleine guerre des vaccins, «the bloc» sonne désuet et polarise une réalité déjà suffisamment clivée pour en rajouter.

Pourtant, «the bloc» est partout. Ici, en janvier, quand le Guardian relate que le ministère des Affaires étrangères britannique conteste au dit «bloc» le droit d'être traité comme un État-nation et refuse à son ambassadeur ses lettres de créance, énième provocation de Boris Johnson au lendemain du Brexit. Ou encore , lorsque le New York Times évoque comment le «fiasco» de la vaccination en Europe entame la réputation du «bloc» et de ses leaders. aussi, avant que le #sofagate ne saisisse toutes les rédactions, lorsque Politico s'attarde sur la visite de Ursula Von Der Leyen et Charles Michel à Erdogan. Un ambassadeur du «bloc» s'inquiète dans l'article des débouchés de la visite des présidents du Conseil européen et de la Commission européenne, étant donné le comportement erratique du dirigeant turc. Enfin, malgré tout, dans ce «bloc», que l'on imagine terne et sans joie, les habitants apparaissent ici satisfaits de leurs dirigeants nationaux et de l'action du «bloc», à savoir l'Union européenne.

«Les journalistes l'utilisent par flemme, parce qu'ils ne savent pas comment appeler l'Union européenne.»
Bruno Waterfield, correspondant bruxellois du quotidien britannique The Times

En remontant dans le temps, il apparaît que le raccourci provient de la presse américaine, qui a infusé le reste des média anglophones. «The bloc» renvoyait alors à l'alliance économique des pays européens, avant que cette alliance ne se transforme en marché unique. «C'est vieillot. À l'origine, on le retrouve d'abord dans le New York Times, et ces dernières années Politico l'a aussi repris. Mais cela ne veut absolument rien dire. L'Union européenne est bien plus qu'un bloc», explique Bruno Waterfield, correspondant bruxellois du quotidien britannique conservateur The Times. «Personnellement, je ne l'utilise pas. Et il est tout à fait légitime de penser au pacte de Varsovie quand on lit ce mot. Mais les journalistes l'utilisent par flemme, parce qu'ils ne savent pas comment appeler l'Union européenne.»

Le journaliste décrit une américanisation de la couverture de l'actualité européenne dans les médias d'outre-Manche ces cinq dernières années: «C'est générationnel, et cela tient également du Brexit. Les journaux américains comme le New York Times, le Wall Street Journal et Politico ont désormais autant d'influence que les britanniques comme The Times ou le Financial Times.» La presse britannique se trouve dépassée par la presse américaine dans le traitement de l'UE. On lit aujourd'hui «the bloc» à tous les coins de phrase. Or, cela polarise davantage des acteurs internationaux, dont les enjeux géopolitiques ont évolué depuis le Brexit et la présidence de Donald Trump.

Le «bloc» est pourtant divisé

Par essence, qualifier l'UE de «bloc», c'est lui nier toute dimension fédéraliste. Certes, elle n'est pas une fédération, mais les transferts de compétences dont elle a bénéficié au fil des années, comme par exemple en matière monétaire ou commerciale, lui confèrent une dimension autre qu'une simple alliance d'États partageant un intérêt commun. A contrario, «the bloc» fait encore moins sens dans des domaines où l'UE n'a pas de compétences, comme en matière de santé. Et la pandémie mondiale l'a cruellement montré. Le «bloc» s'est fissuré: paniqués face au virus, ses pays membres ont fermé leurs frontières les uns après les autres sans se coordonner. Idem lorsqu'une quinzaine d'entre eux ont suspendu le vaccin AstraZeneca sans attendre l'avis de l'Agence européenne des médicaments.

Et, dans l'histoire européenne, les exemples de divisions sont légion. C'est même le quotidien de la construction européenne, où il s'agit toujours de trouver un dénominateur commun entre les pays membres pour dégager un consensus européen. Dire «the bloc» ne fait donc pas sens lorsque les 27 se montrent incapables de gérer la crise des migrants ensemble, ou de se mettre d'accord pour sanctionner la Turquie après ses incursions menaçantes en Méditerranée orientale… On constate donc que bien souvent, «the bloc» se prive lui-même des bénéfices qu'aurait une alliance d'États poursuivant un intérêt commun. Alors ouste, «the bloc»!

«Dans la presse britannique, on est passé de “eux et nous” à “eux contre nous”.»
Sonia Delesalle-Stolper, correspondante à Londres de Libération

Et pourtant, l'expression se maintient. Ainsi, en pleine guerre des vaccins, remplacer l'UE par «the bloc» creuse davantage la distance entre le Royaume-Uni et l'UE, tout juste divorcés et à couteaux tirés. La correspondante à Londres de Libération, Sonia Delesalle-Stolper, rappelle le contexte: «Dans la presse britannique, on est passé de “eux et nous” à “eux contre nous”.» Elle ajoute: «Au départ, ce n'était pas péjoratif et ça visait à contrer les tentatives fédéralistes de l'Union européenne, mais avec les campagnes de vaccination, on est passé dans une autre dimension. L'UE a toujours été un bouc émissaire, mais là, ça s'est accentué de manière alarmante.» Dans la guerre des vaccins, l'heure est au chauvinisme. «Quand il y a eu la suspension d'AstraZeneca en Europe, la presse britannique était hystérique. Aujourd'hui, le Royaume-Uni suspend le vaccin pour les moins de 30 ans et, comme par hasard, les journalistes en parlent à peine.»

Même le Guardian et The Economist, traditionnellement pro-européens, sont soupçonnés d'europhobie. Dans un thread sur Twitter, le journaliste de Reuters Francesco Guarascio a fact-checké tout un article de The Economist pour démontrer comment les prétendues erreurs de l'UE dans l'acquisition et la distribution de vaccins étaient fausses. Dans le même temps, l'hebdomadaire louait la réussite du Royaume-Uni. «Nous sommes en guerre, et en temps de guerre, la presse devient nationaliste», explique-t-il. Pourtant, lui qui écrit en anglais, recourt aussi souvent à ce mot bien pratique qu'est «the bloc»… Il me promet d'y réfléchir.

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