«C'est compliqué» est une sorte de courrier du cœur moderne dans lequel vous racontez vos histoires –dans toute leur complexité– et où une chroniqueuse vous répond. Cette chroniqueuse, c'est Lucile Bellan. Elle est journaliste: ni psy, ni médecin, ni gourou. Elle avait simplement envie de parler de vos problèmes. Si vous voulez lui envoyer vos histoires, vous pouvez écrire à cette adresse: [email protected]
Vous pouvez aussi laisser votre message sur notre boîte vocale en appelant au 07 61 76 74 01 ou par Whatsapp au même numéro. Lucile vous répondra prochainement dans «C'est compliqué, le podcast», dont vous pouvez retrouver les épisodes ici.
Et pour retrouver les chroniques précédentes, c'est par là.
Chère Lucile,
J'ai subi énormément de déceptions amoureuses, dont la dernière remonte à deux ans. Celle-ci était la plus douloureuse, car la personne avec qui j'étais m'avait énormément donné confiance en moi, et au moment où elle m'a quitté, le monde s'est écroulé.
Je me suis alors réfugié dans le monde du modélisme. Je peux construire ce dont je rêve, et ce qui me semble utile. À moi de montrer ce dont je suis capable, et pendant ce temps, je ne pense à rien d'autre.
À la suite de ma dépression, j'ai quitté mon emploi car je n'avais plus envie de me lever le matin. Le soir après la journée de travail, je retrouvais ma «vie de merde», comme je l'appelle toujours aujourd'hui. Mais les modèles ont fini par devenir de plus en plus grands et de plus en plus détaillés. J'ai fini par me lancer le défi de réaliser le parc Disneyland Paris au complet. Les expositions ne se faisant plus à cause du Covid, je reste enfermé dans ce monde. J'ai fini par me détester et me dégoûter. J'ai fini par ne plus vivre avec des horaires normaux.
J'avais déjà peur d'aller dormir, et peur de me retrouver seul. J'ai fini par aller dormir à une heure où je tombe de sommeil, pour ne pas me rendre compte de combien je suis seul. J'ai également fini par ne plus prendre soin de moi, car je ne voyais aucun intérêt à cela, et par ne plus sortir de chez moi: je commande tout en ligne.
J'ai commencé à chercher l'amour à l'étranger car en Belgique, où je vis, je ne trouve personne. J'ai rêvé de vivre dans un autre pays et de recommencer ma vie à zéro, mais même cela ne marche pas, parce que je ne trouve personne.
À l'heure actuelle, je n'ai plus peur de mourir, j'attends juste de savoir quand cela arrivera. Je me demande à quoi je sers, qui sait que j'existe. Je continue le modélisme et me demande où cela va me mener. Mais cela me fait du bien de travailler là-dessus même si, au fond, je me demande à quoi tout ça va servir.
Ludovic
Cher Ludovic,
Ce que vous traversez me rappelle la vie des hikikomori au Japon. Ce sont des personnes qui s'enferment dans une pièce, un studio ou une chambre dans le domicile de leurs parents et refusent tout contact avec l'extérieur. Leur nourriture ou leurs loisirs leur sont livrés, ils ne mettent pas le pied dehors. Les hikikomori vivent comme ça une forme de dépression qui les fait revenir à la source, celle d'une vie placentaire où le monde n'est que quelques bruits et lumières au loin, derrière la couche protectrice des murs, des fenêtres et de la porte d'entrée à peine entrouverte pour faire passer des colis ou des livraisons alimentaires.
Je vous conseille de vous renseigner sur ce sujet et de voir le segment du film Tokyo! réalisé par Bong Joon-Ho, qui s'appelle spécifiquement Shaking Tokyo (les autres segments du film sont surprenants et divertissants, mais ne parlent pas du sujet qui nous intéresse ici). Vous pouvez aussi lire le manga Bienvenue dans la NHK de Kenji Oiwa et Tatsuhiko Takimoto, qui raconte le retour à la vie d'un ancien hikikomori. Et parce que c'est une mangaka qui est chère à mon cœur, je vous invite aussi à découvrir l'œuvre de Mari Okazaki, Le Cocon. Ce recueil de nouvelles s'ouvre sur le récit d'une femme hikikomori (même si statistiquement, ce phénomène touche très majoritairement des hommes).
Concernant le modélisme, vous serez peut-être surpris que cette activité profite d'un regain d'intérêt depuis le début de la pandémie. Probablement parce qu'à l'heure où notre monde est resserré autour du domicile, on aime à reproduire ses souvenirs d'avant, des lieux ou des activités qui nous sont chères et dont l'évocation nous donne le sourire. Votre passion est donc très compréhensible, et elle ne peut pas devenir une mauvaise chose tant qu'elle vous apporte de l'apaisement ou du bonheur.
C'est ce dont vous avez besoin aujourd'hui Ludovic, de retrouver le goût du plaisir et du bonheur. Et on peut dire que la situation sanitaire actuelle ne s'y prête guère. De nature mélancolique, j'ai souvent remarqué que le repli sur soi dans les périodes de grande déprime ne faisait que nourrir mon mal-être. Moins je sortais, parce que je me sentais moche et nulle, et moins je prenais de douches, et donc je me trouvais encore plus moche et nulle. Moins j'interagissais avec quelqu'un et moins je m'en sentais capable. Parfois, juste ouvrir la porte et faire un pas dehors paraissait impossible. Et sourire à la boulangère, une épreuve digne des Jeux olympiques (et je ne suis pas sportive). Peut-être que vous avez besoin de commencer par des petits pas. Que plutôt que de chercher directement des interactions profondes avec une femme que vous aimeriez et qui vous aimerait, vous avez besoin de partager vos intérêts et passions avec d'autres personnes qui les partagent. Je crois que chercher à battre des records de saut en hauteur sans aucun entraînement est la meilleure manière de se blesser.
Commencez par de petites choses, exactement comme vos modèles. Parlez avec des gens, n'importe qui, sans en attendre quoi que ce soit et vous verrez que cela vous nourrira beaucoup plus que vous ne le pensez. Faites un pas dehors et laissez le soleil baigner votre visage. Voilà qui pourrait vous donner envie de vous lever le matin, ou de vous coucher avec le sourire le soir. Vous attendez de la vie des choses inaccessibles à ce stade, et de là où vous êtes. Ces attentes irréalisables vous confortent dans votre dépression. C'est le cocon encore une fois, mais un cocon sombre qui vous étouffe.
Il y a des tonnes de manières, et de petits pas à faire, pour avancer dans le sens d'une vie plus heureuse, Ludovic. C'est une pensée que vous pouvez déjà chérir: chaque geste, chaque échange, chaque plaisir accumulé est déjà un pas énorme pour vous. Mais vous gagnerez probablement à vous faire aider d'un ou une thérapeute aussi. Pour filer la métaphore, nos champions des Jeux olympiques n'accumulent pas les exploits sans une équipe à leur côté. Ce n'est pas une faiblesse de se faire aider. Il faut même beaucoup de courage pour demander de l'aide. Je vous souhaite ce courage, Ludovic, et je vous souhaite de voir à nouveau à quel point il y a de la beauté au dehors.
«C'est compliqué», c'est aussi un podcast. Retrouvez tous les épisodes: