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Le #sofagate ou la formidable inconscience européenne

Temps de lecture : 5 min

Le président Erdoğan n'a pas eu besoin d'humilier l'Europe, celle-ci s'en est très bien chargée toute seule.

Reste à savoir si Ankara a laissé faire sans y voir à mal ou, au contraire, en s'amusant du piège tendu. | Capture d'écran Ihr Programm via YouTube
Reste à savoir si Ankara a laissé faire sans y voir à mal ou, au contraire, en s'amusant du piège tendu. | Capture d'écran Ihr Programm via YouTube

«Et les gars, je vous gêne pas trop, là?»: ainsi pourrait-on traduire le désormais fameux borborygme «hum», prononcé ce mardi 6 avril par Ursula von der Leyen dans le salon du Palais présidentiel d'Ankara. Sous les crépitements des photographes, la présidente de la Commission vient de faire son entrée d'un pas décidé aux côtés de Charles Michel et de Recep Tayyip Erdoğan, quand soudain elle s'immobilise.

Les deux hommes s'installent confortablement dans les deux fauteuils qui leur sont réservés, aux pieds des drapeaux turc et européen, sans prêter attention à la présidente. Car, à l'intention de celle-ci, restée debout, aucun fauteuil n'a été disposé. Elle doit donc se résigner à s'asseoir hors cadre sur un canapé situé à environ 5 mètres des deux hommes.

Le président du Conseil européen, Charles Michel, ne semble pas voir le problème et paraît plus soucieux d'étirer ses immenses jambes pour en chasser les fourmillements. Sa passivité va lui valoir un tombereau de critiques pour «misogynie». Quant à l'attitude du président turc, elle illustrerait, selon la vox populi, son mépris pour les femmes quelques jours après avoir signé par décret, justement, le retrait de la convention d'Istanbul sur les violences faites aux femmes.

On ne prête, il est vrai, qu'aux riches. Pourtant ne sont-ce pas les Européens qui ont donné aux Turcs des verges pour se faire battre? Le service bruxellois du protocole ne s'est-il pas tout simplement lamentablement planté? «Aucune disposition n'a été prise en dehors de celles demandées par une délégation de l'UE qui a préparé la visite», s'est empressé de déclarer le ministère turc des Affaires étrangères.

Un double raté

Dans l'ordre protocolaire, le président du Conseil de l'Europe, Charles Michel, passe avant la présidente de la Commission européenne. Il n'est donc pas totalement injustifié que cette dernière occupe une place à part. Par le passé, cette rigidité protocolaire n'a cependant pas exclu les accommodements raisonnables. Comme lorsque Donald Tusk et Jean-Claude Juncker, occupant alors ces mêmes fonctions, encadraient le président Erdoğan, sans que cela n'ait semblé poser de problème à leurs services protocolaires.

Recep Tayyip Erdoğan, Donald Tusk et Jean-Claude Juncker, en 2017, lors d'une réunion à Bruxelles. | Capture d'écran Anadolu Ajansı via YouTube

Si, en préparation de la visite, l'émissaire de Charles Michel –Ursula von der Leyen n'a pas envoyé de chargé du protocole– avait voulu placer deux fauteuils aux côtés de celui du président Erdogan, on voit mal les services de ce dernier s'y opposer sans que l'émissaire en question n'en appelle à Bruxelles.

Or, comme si cela ne suffisait pas, à cette première bourde s'en est ajoutée une seconde. Perdue dans son immense canapé, Ursula von der Leyen fait face au ministre turc des Affaires étrangères, lequel occupe pourtant un rang subalterne à la présidente de la Commission.

La faute de ce double raté en incombe donc d'abord et avant tout aux Européens. Dans un pays comme la Turquie, où les chausse-trappes ne sont pas une vue de l'esprit, la moindre des choses aurait été qu'une vérification minutieuse des lieux soit menée par le service protocolaire européen juste avant l'entrée du trio. Ce que l'un de nos anciens ambassadeurs les plus rompus à ces subtilités diplomatiques souligne sans détour.

Sous le hashtag #sofagate, les réseaux sociaux ont fait leurs choux gras de cette affaire dont ils ont dénoncé le sexisme, comme si, soudain, cette «galanterie» que certaines féministes dénoncent parfois comme l'autre visage de la domination masculine devenait à leurs yeux le nec plus ultra des valeurs européennes. Or, le protocole existe justement pour éviter ces pièges culturels.

La position de l'humiliée

Reste à savoir si Ankara a laissé faire sans y voir à mal ou, au contraire, en s'amusant du piège tendu. Recep Tayyip Erdoğan sait tout le profit qu'il peut gagner de ces mises en scène. Elles participent du nouveau rapport de force qu'il cherche à établir avec l'Europe et l'Occident en général.

Exemple: le 9 mars 2020, le président turc accueille le secrétaire général de l'OTAN au consulat de Turquie à Bruxelles, ville où siège l'Alliance atlantique, dont la Turquie est membre tout en étant en délicatesse avec celle-ci, à la suite de l'achat par Ankara de S-400 russes. Encadré par deux drapeaux turcs, Recep Tayyip Erdoğan préside la séance, tandis que Jens Stoltenberg est assis sur le côté, ramené au simple rang de collaborateur sans même trace d'un drapeau de l'OTAN, dont le service protocolaire est là aussi pris en défaut.

À l'inverse, il est arrivé à la Turquie d'être dans la position de l'humiliée. Nous sommes en janvier 2010. Les autorités de l'État juif sont furieuses à l'égard de l'une de ces séries turques qui a tant de succès au Moyen-Orient et au Maghreb et qu'elles jugent parfaitement antisémite. Très nationaliste, La Vallée du loup met en scène des agents israéliens enlevant des enfants et tuant des vieillards. L'ambassadeur de Turquie est convoqué au ministère israélien des Affaires étrangères. Le numéro 2 du ministère, Danny Ayalon, refuse de serrer la main à l'ambassadeur, et le fait asseoir en contrebas sur un canapé. Entre les deux hommes, une table basse avec un drapeau israélien mais pas de drapeau turc. Les caméras sont invitées. Objectif: ternir l'image de la fierté ottomane et turque auprès de la rue arabe.

Danny Ayalon et Ahmet Celikkol lors de leur rencontre en janvier 2010, à Jérusalem. | Olivier Fitoussi / AFP

On pouvait, déjà, douter de la pertinence du déplacement de Charles Michel et d'Ursula von der Leyen après la série de coups de butoir que l'autocrate turc, pourtant fragilisé, a porté sur l'État de droit de son pays, ces dernières semaines. De fait, les deux Européens n'ont pas obtenu grand-chose, mais ils ont de plus paru ridicules. Pour l'instant, Ankara n'a pas vraiment rajouté de l'huile sur le feu, ni vraiment tiré gloriole de ce cafouillage protocolaire. On ne serait cependant pas surpris que Recep Tayyip Erdoğan en nourrisse sa rhétorique anti-européenne, à usage essentiellement interne, dans l'avenir proche.

Pour autant, bien plus que la duplicité supposée du président turc, ce que cette malheureuse affaire révèle c'est peut-être la rivalité, ou pour le moins le manque de coordination au sein de l'Union européenne entre deux de ses têtes, ainsi plus sûrement encore qu'une certaine inconscience –deux mois quasiment jour pour jour après l'humiliation déjà subie par Joseph Borell en visite chez Vladimir Poutine.

C'est aussi une allégorie de cette Europe, dont l'ADN est d'abord celle d'une puissance commerciale et financière. D'une Europe qui doit apprendre non seulement le langage de la puissance politique mais aussi celui de sa mise en scène.

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