Parents & enfants

Lettre à un parent en «continuité pédagogique»

Temps de lecture : 5 min

Tu es un bon prof, tu es mon seul repère et tu permets à ton enfant de garder le lien avec sa classe, son enseignant, son école.

Tout ce qui fait lien entre l'élève et l'enseignant, l'élève et le groupe classe est essentiel. | Annie Spratt via Unsplash
Tout ce qui fait lien entre l'élève et l'enseignant, l'élève et le groupe classe est essentiel. | Annie Spratt via Unsplash

Cher parent,

Crois-moi, je sais. Je sais que ce qu'on te demande n'est pas ton boulot, que l'on n'est pas fait pour enseigner à ses enfants, que tu n'as pas signé pour ça. Je sais que chaque enfant connaît par cœur son texte pour attendrir, culpabiliser ou pousser à bout ses parents et gagner du temps d'attention, de jeu ou d'écran... Je sais que dans ces moments-là, tu me maudis.

Moi l'instit qui pond des plans de travail pour des enfants de 4 ans, qui envoie des mails de deux pages, qui t'écris trois fois par jour pour te demander si tu es soignant, si tu as un ordinateur ou si tu peux passer à l'école à 16h30 pile pour que je te donne des photocopies. Tu me maudis. Soit. C'est de bonne guerre. En revanche, je sais aussi que ce que tu es en train de faire avec tes enfants, même pour trois jours, même si c'est conflictuel, même si tu penses que c'est maladroit, c'est essentiel et je t'en remercie.

Les parents ont eu des résultats que je n'avais jamais atteints en classe

D'abord, tu n'es pas un si mauvais prof que ça. L'étude de Romain Delès et Filippo Pirone, sociologues à l'Université de Bordeaux publiée dans Les Cahiers pédagogiques montre que, quel que soit le milieu social, les parents se sont énormément investis dans l'école à la maison pendant le premier confinement: ils ont consacré beaucoup de temps au tutorat de leurs enfants et à la communication avec les enseignants, trois heures et treize minutes par jour pour les parents des classes populaires, trois heures et sept minutes pour les classes supérieures, deux heures et cinquante-huit minutes pour les parents enseignants.

L'abandon scolaire a finalement été moindre pendant le premier confinement par rapport à ce que les sociologues craignaient, et ce, malgré une impréparation problématique: absence de matériel à prêter pour les familles qui n'en ont pas, saturation des serveurs de l'Éducation nationale, manque d'accompagnement et de formation des professeurs. La même étude montre que même les experts ont été mis en difficulté: 24% des parents enseignants se sont sentis perdus face aux contenus proposés par les profs de leurs enfants.

Mon expérience de classe n'a pas, bien sûr, de valeur universelle, mais elle peut au moins témoigner d'un horizon possible: la grande majorité de mes élèves a dépassé mes attentes au retour en classe. En toute sincérité, j'ai été bluffée par leurs progrès. Rares étaient les enfants qui avaient pu travailler quotidiennement: petit frère ou sœur d'élèves d'élémentaire, collège ou lycée, ils étaient souvent les derniers dont on pouvait s'occuper ou à qui il restait un écran pour regarder les vidéos de la maîtresse et venir en classe virtuelle.

Mais le tutorat rapproché a fait des merveilles pour certaines compétences comme l'écriture ou la reconnaissance des lettres. Guidés par mes tutoriels vidéo, les parents ont obtenu des résultats que je n'avais jamais atteints seule en classe. Que les séances de travail soient espacées dans le temps, qu'elles soient courtes, qu'elles aient lieu le week-end ou le soir après le télétravail, elles ont préservé l'essentiel: la mémoire des acquis, la confiance en soi, le lien avec l'école que l'on va retrouver et à laquelle il faudra bien se réadapter.

Ces échanges qui restent bienveillants sont indispensables pour que l'on puisse prétendre faire une vraie «continuité pédagogique».

Tu n'es donc pas un si mauvais prof, j'ajoute que tu es mon unique repère. Enseigner à distance, c'est enseigner dans le noir. En classe, le cerveau de l'enseignant est en permanence à l'affût des indices de motivation et d'apprentissage dans le comportement de chaque élève: son regard, son entrain à se mettre au travail, son envie de faire seul ou ses questions incessantes, le temps qu'il met à accomplir une tâche... Tout cela guide l'enseignant pour reformuler une consigne ambigüe, proposer une activité différente, passer par le jeu, par le corps, expliquer grâce à une histoire, utiliser une marionnette... Dois-je complexifier ou au contraire changer de stratégie?

À distance, dans les petites classes, le seul indice que l'enseignant a sous la main, c'est le parent. Bien sûr que c'est difficile pour moi de recevoir vingt mails par jour avec des photos du travail des enfants, des questions sur mes consignes, des demandes de conseils. J'ai parfois l'impression que je ne pourrai répondre aux besoins de tous: la classe virtuelle n'est pas à la bonne heure, les jeux numériques c'est «trop d'écran», les défis «ça demande trop d'organisation», les fiches, c'est trop facile, ou trop difficile... Ces échanges qui restent bienveillants sont indispensables pour que l'on puisse prétendre faire une vraie «continuité pédagogique».

Je te remercie de rester parent avant toute chose

Tu es un bon prof, tu es mon seul repère et tu permets à ton enfant de garder le lien avec sa classe, son enseignant, son école. Et c'est loin d'être anecdotique: c'est souvent ce qui lui permet de se mettre au travail. «Quand j'allume la tablette, qu'il regarde vos vidéos et qu'il se met à écrire, je le vois se transformer. J'ai l'impression qu'il est avec vous, en classe, et qu'il veut donner le meilleur de lui-même», relatait un père d'élève «vraiment élève» de grande section en juin 2020. Ce dont témoigne ce père, c'est que son fils a construit une présence d'élève: on attend de moi un travail, je suis capable de le faire, je vais faire de mon mieux. «Apprendre, dit Philippe Meirieu, c'est avoir un projet, c'est se projeter différent dans le futur.» Voilà pour l'horizon.

Construire un élève prend du temps, dans lequel chacun a sa part: l'enfant, d'abord, qui mûrit à son rythme, le groupe classe qui, même s'il ne s'est pas choisi, forme une communauté qui apprend à se mettre au service de chacun pour l'aider à grandir, l'enseignant qui met en jeu ses qualités relationnelles et son expertise professionnelle pour guider, et le parent qui s'intéresse au travail scolaire, lui donne de la valeur, saisit les occasions pour faire du lien entre ce que son enfant apprend à l'école et la vie de famille. C'est pourquoi tout ce qui fait lien entre l'élève et l'enseignant, l'élève et le groupe classe est essentiel: participer à une classe en visio, envoyer une photo de son travail et regarder celles des autres, répondre à la «vidéo coucou» de la maîtresse... Tout cela permet de reformer l'école à distance, soutient la motivation et aidera à se retrouver après le confinement.

Tu n'hésites pas à musarder avec tes enfants.

Je te remercie de ne pas être parfait, cher parent en continuité pédagogique. Je te remercie de passer à autre chose quand ton enfant s'ennuie ou s'énerve. Je te remercie de changer ma consigne quand tu as une idée plus amusante. Les parents enseignants, d'ailleurs, n'hésitent pas à s'éloigner des consignes de l'enseignant, à proposer des tâches différentes en lien avec les contenus proposés par les enseignants: fabriquer une maquette, regarder un documentaire, une œuvre d'art, faire une expérience... On n'a pas tous le temps ou les compétences pour cela. La bonne nouvelle, c'est que les enfants construisent aussi des apprentissages importants en dehors de l'école.

Lors du premier confinement, Pascale Haag du laboratoire BONHEURS de l'Université de Cergy-Pontoise a mené une importante enquête auprès d'élèves de tous âges. Beaucoup ont le sentiment d'avoir gagné en autonomie, en confiance en eux. Ils ont pu déstresser et apprendre à leur rythme. Ils ont aussi appris hors des disciplines scolaires: le bricolage, la cuisine, le jardinage, les arts... Information plus précieuse encore: lorsque Pascale Haag leur a demandé ce qu'ils avaient le plus apprécié pendant le confinement, nombreux sont ceux, tous âges confondus, qui ont répondu «avoir plus de temps en famille». C'est pourquoi, cher parent en continuité pédagogique, je te remercie de rester parent avant toute chose, et pour ce qui est du scolaire, de m'envoyer un mail si tu as un souci.

Bien à toi.

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