Politique / Santé

Covid-19: la France piégée depuis trois mois par une stratégie en roue libre

Temps de lecture : 12 min

Aujourd'hui, nous avons besoin d'un gouvernement qui nous dise où il va et comment il compte s'y prendre.

Emmanuel Macron, lors de son adresse aux Français, le 31 mars. | Nicolas Tucat / AFP
Emmanuel Macron, lors de son adresse aux Français, le 31 mars. | Nicolas Tucat / AFP

Le président a enfin parlé. Après des semaines d'attente, de déclinaisons de «cinquante nuances» de mesures de «freinage», de tergiversations, de «on dit» et de rumeurs, Emmanuel Macron s'est exprimé à 20h, le 31 mars, pour annoncer de nouvelles restrictions (ne dites plus «confinement»).

Alors que les contaminations journalières dépassent désormais les 50.000 par jour et les décès 300, que les services de réanimation sont saturés, que l'on parle de transferts interrégionaux des malades, les annonces du président nous laissent un goût d'infinitude et de «tout ça pour ça». Si les deux décisions de fermer les établissements scolaires et la restriction de la mobilité étendue à tout le territoire apparaissent essentielles, reste que cette intervention nous semble relever de la procrastination, d'une certaine approximation, et d'un manque flagrant d'anticipation alors que la situation actuelle relève de tout, sauf d'une surprise.

Aujourd'hui, nous manquons non seulement d'objectifs chiffrés –ce bottage en touche sur les chiffres a été répété le 1er avril par Olivier Véran sur France Inter, mais aussi de contextualisation des mesures. Nous faisons également le constat d'un manque malheureux d'empathie.

La stratégie du «vivre avec»

Comment entendre le fait qu'Emmanuel Macron enjoigne les soignants à travailler davantage, à se remobiliser, à pousser les murs alors qu'ils sont déjà épuisés? Comment accepter le peu de considération apportée aux familles endeuillées, aux personnes hospitalisées et à celles qui sont diminuées par un Covid long? Comment encore concevoir l'absence de prévisions en matière d'aides et de soutien aux parents qui télétravaillent et doivent garder leurs enfants? Aux personnes précaires contraintes de s'isoler car malades ou cas contact? À toutes celles qui ne peuvent plus travailler car leur activité est paralysée depuis de nombreux mois?

Une hypothèse, peut-être, apportée en fait par le président au tout début de son allocution: «Un an où nous avons tenu. Je vous l'avais dit dès le début: nous allons vivre avec le virus. C'est bien cela.» Cette phrase est importante et nous indique la stratégie adoptée jusqu'à présent par le gouvernement: le «vivre avec», ce qu'on appelle en anglais «mitigation», l'une des trois stratégies possibles contre les pandémies, celle que presque tout l'Occident a retenu, et qui s'avère être la moins performante sur le plan sanitaire, social et économique.

D'ailleurs, cette stratégie n'est pas totalement assumée tant les mesures de restriction plus ou moins efficaces se sont multipliées au cours des derniers mois sans qu'elles répondent à ce que l'on peut décemment appeler le «vivre avec», nous y reviendrons plus bas. «Nous avons aussi, par ces choix collectifs que nous avons faits, gagné des jours précieux de liberté, des semaines d'apprentissage pour nos enfants, nous avons permis à des centaines de milliers de travailleurs de garder la tête hors de l'eau sans jamais perdre le contrôle de l'épidémie», a expliqué le président, faisant fi des restrictions déjà en vigueur et des secteurs cruellement affectés par la crise (restauration, vie nocturne, culture, sport, événementiel, tourisme…) qui, contrairement à ce qu'il affirme, n'ont ni permis de garder le contrôle sur l'épidémie, ni la tête hors de l'eau pour ces nombreux secteurs.

Aujourd'hui, la seule certitude que nous avons concernant la politique du gouvernement dans la gestion de la crise sanitaire est qu'il n'y a toujours pas de stratégie explicite et définie, que les fermetures et les restrictions semblent être considérées non comme des moyens de limiter la propagation, mais plutôt de colmater des brèches dans un navire qui prend l'eau.

Ceinture et bretelles

À cette stratégie en roue libre s'ajoute, depuis janvier, une gestion périlleuse de la campagne de vaccination avec un pari hautement risqué selon lequel les vaccins seraient à eux-seuls suffisants pour sortir de la pandémie et revenir à la vie d'avant. D'autres pays, comme le Royaume-Uni, tirant les leçons d'un passé récent peu glorieux dans la lutte contre la pandémie, choisissent désormais une stratégie «ceinture et bretelles», associant la circulation minimale du virus sur le territoire à une ambitieuse politique vaccinale. La politique européenne semble reposer jusqu'à présent sur ses seules bretelles, une stratégie vaccinale, par ailleurs beaucoup moins performante.

Cette manière de penser la gestion de la crise sanitaire sous l'angle du «vivre avec», nous la connaissons bien pourtant. C'est non seulement celle que la France, comme d'autres pays occidentaux, a choisie depuis le début de la pandémie, mais aussi celle, chaque année, en vigueur lors des épidémies de grippe. L'idée est simple: laisser le virus circuler, accepter les décès qu'il causera en chemin, en essayant de le maîtriser avec des mesures peu contraignantes (vaccination, gestes barrières) et opter pour des mesures de confinement plus vigoureuses uniquement lorsque le système de santé risque la saturation.

C'est ce qui a été fait en mars et en novembre 2020, et qui nous est demandé à nouveau aujourd'hui. Le fait de laisser circuler le virus pose deux problèmes majeurs:

  • Plus un virus circule, plus il risque de muter au risque de devenir plus transmissible, plus virulent, moins facilement détectable, voire résistant aux vaccins existants.
  • Plus le Sars-CoV-2 circule, plus, en toute logique, il contamine de personnes. Cela serait tenable s'il s'agissait d'un rhume banal. Mais, nous le savons aujourd'hui, non seulement le Sars-CoV-2 cause des formes compliquées nécessitant le recours à l'hospitalisation au sein de toutes les classes d'âge mais il est également responsable de ce que l'on appelle désormais le Covid long. Ces symptômes tardifs et souvent invalidants affectent durablement une importante proportion des personnes qui ont initialement contracté une forme bénigne ou modérée de la maladie. Celles-ci représentent aujourd'hui des dizaines de milliers de patients, en souffrance et dont on devra s'occuper à force d'avoir laisser filer la pandémie. On ne mesurera que trop tard le coût indirect à moyen et long terme, à la fois humain et socio-économique.

À cette stratégie européenne et même occidentale, on peut opposer deux autres stratégies appelées «suppression» et «elimination» qu'ont empruntées plusieurs pays d'Asie, et du Pacifique (la Nouvelle-Zélande, l'Australie, mais aussi… la Nouvelle-Calédonie française!).

Le stratégie dite en anglais «suppression», est assez pragmatique et vise à ne tolérer qu'une circulation minimale du virus –c'est la stratégie utilisée pour lutter contre le VIH et celle que le Japon ou la Corée du Sud (mais aussi la Finlande et la Norvège) ont mis en œuvre avec le Sars-CoV-2. Le Japon a certes connu des vagues épidémiques comme en Europe, mais ses pics épidémiques n'ont jamais dépassé 8.000 cas par jour, soit un sommet de la vague à un niveau inférieur, avec 127 millions d'habitants, à l'objectif de décrue posé en France en octobre, de 5.000 cas/jour.

La stratégie appelée «elimination» est celle retenue aujourd'hui pour l'élimination de la poliomyélite dans le monde. Elle avait été également retenue pour l'éradication de la variole dans les années 1970. Elle a pour objectif aujourd'hui le zéro Covid. C'est celle retenue par la Chine après l'épisode de Wuhan, mais aussi depuis le début de la pandémie par le Vietnam, la Thaïlande, Taïwan et la Nouvelle-Zélande.

Changement de cap

Sans le dire de manière explicite, Emmanuel Macron a esquissé un changement de stratégie pour la France lors de son allocution du 28 octobre 2020 qui annonçait un deuxième confinement (sans fermeture des écoles). Il a en effet proposé de passer de la stratégie de «mitigation» à celle de la «suppression». Trois des quatre ingrédients de la stratégie de «suppression» étaient présents dans ses éléments de langage: la recherche des contacts, le recours aux traces digitales (via l'application TousAntiCovid) et l'isolement efficace –il manquait le contrôle sanitaire aux frontières, qui pouvait nécessiter une coordination européenne préalable.

Jamais cependant ce changement de cap n'a été explicité, ni d'ailleurs commenté ultérieurement par la presse, le milieu politique et très peu par les experts. Au premier décembre, alors que l'objectif des 5.000 cas par jour n'avait pas été atteint (on était alors à 10.000 cas/jour), le gouvernement avait deux options: tenter d'atteindre l'objectif présidentiel le plus rapidement possible, avant même les vacances de Noël, en appuyant sur le dernier frein qui lui restait, c'est-à-dire en fermant les écoles pendant tout le mois de décembre. Cela aurait très probablement permis d'arriver à moins de 5.000 cas par jour en janvier et d'être en mesure d'appliquer la stratégie de «suppression» proposée par le président –c'est-à-dire de maintenir la circulation minimale du virus sur le territoire tout le restant de l'hiver.

Nous ne sommes plus dans le «vivre avec» parce que nous ne vivons simplement plus, sans vie culturelle, sociale, festive ni sportive.

L'autre option était de parier sur un couvre-feu en plus du maintien de la fermeture des restaurants, bars, lieux de vie culturelle et sportive pour contenir le R au-dessous de 1 et d'arriver au seuil des 5.000 cas, certes en un peu plus longtemps, disons avant la mi-janvier. Ne blâmons pas cette stratégie qui s'inscrivait encore dans la ligne politique fixée le 28 octobre, elle aurait même dû marcher… sans l'arrivée du variant B 1.1.7, dit britannique, plus contagieux et plus dangereux qui est venu compliquer singulièrement l'équation.

Mais depuis début janvier, force est de reconnaître que la stratégie semblait échouer. À partir de ce moment, les objectifs du 28 octobre ne sont plus jamais rappelés, pas plus que le changement de stratégie présidentielle. Le flou est là et va s'installer pour trois autres longs mois d'hiver.

Sans cap et sans boussole

Le 29 janvier, alors que le plateau élevé est désormais à 20.000 nouvelles contaminations par jour, le Conseil scientifique propose un confinement strict, c'est-à-dire une méthode pour tenter encore à cette époque de revenir en l'espace d'un mois à la cible de 5.000, proposée le 28 octobre. Mais il se heurte à un mur. Sans que cela fasse débat dans les arcanes de notre démocratie. Nous en sommes alors réduits à un cul entre deux chaises à la fois contraignant et psychologiquement pesant et insuffisamment efficace.

Nous ne sommes plus dans le «vivre avec» parce que nous ne vivons simplement plus, sans vie culturelle, sociale, festive ni sportive. Cette stratégie, rappelons-le, ne prévoyait de mesures fortes qu'en cas de menace patente et immédiate sur le système de santé. Si cela était bien le cas en mars ou même fin octobre 2020, ce n'était pas le cas en janvier ni en février 2021 et pourtant les mesures liberticides perduraient, désormais sans cap et sans boussole, peut-être même sans capitaine ni équipage présent dans la timonerie. Et nous ne visions plus désormais la nouvelle stratégie annoncée par le président. Avec 20.000 cas par jour, il n'était évidemment plus question de revisiter la stratégie de testing, promouvoir TousAntiCovid, ni même renforcer les conditions d'isolement des personnes infectées. Mais jamais, à aucun moment, le gouvernement n'est revenu sur ces points, laissant l'impression d'une roue libre qui s'installait durablement.

En persistant dans cette course, à faire la sourde oreille aux préconisations du Conseil scientifique et aux demandes de plus en plus pressantes du corps médical, force est de reconnaître que le gouvernement s'est pris le mur. Les freins en place ne suffisaient plus à contenir la furie des nouveaux variants envahissant toute l'Europe. Le pire est que, même après l'impact, le gouvernement français a longtemps encore refusé d'appuyer sur les derniers freins dont il disposait, empêtré dans une forme de déni, notamment vis-à-vis des contaminations à l'école dont les preuves s'accumulaient de jour en jour.

Vouloir garder les écoles ouvertes était un objectif louable et largement partagé par le reste de la population. Mais, sous prétexte de ne pas fermer les écoles, fermer les yeux sur les contaminations en milieu scolaire a conduit à ne pas investir dans un programme ambitieux de sécurisation des écoles.

Alors que certains pays mettaient en œuvre des programmes de dépistages bi-hebdomadaires dans les écoles, investissaient dans la vérification de la ventilation des salles de classe et des cantines, dans les activités extérieures des enfants, qu'a donc fait le ministère chargé de l'Éducation nationale sous l'autorité de son ministre de tutelle, Jean-Michel Blanquer pendant tout ce temps?

Un déni qui perdure même aujourd'hui dans le refus presque puérile de prononcer le nom même de «confinement», comme si le couvre-feu après 19h n'était pas une mesure de confinement strict, même partielle, comme si le télétravail, la fermeture des bars et des restaurants, des théâtres et des cinémas, des salles de sport n'étaient pas aussi des mesures de confinement. Comme si l'interdiction de dépasser un rayon de dix kilomètres de son domicile n'était pas une mesure de confinement.

Nous avons besoin d'une ligne claire

Aujourd'hui, nous avons perdu les objectifs chiffrés d'octobre dernier et nous n'avons toujours pas de perspectives réalistes concernant le déconfinement promis à partir de la mi-mai. Le risque, en l'absence d'objectifs chiffrés serait que nous nous contentions dans quatre semaines à nouveau d'un plateau élevé à plus de 15.000 cas par jour et qu'alors revienne la roue libre qui a tant usé les Français depuis début décembre dernier. Nous avons besoin aujourd'hui d'un gouvernement qui nous dise où il va et comment il compte s'y prendre. Que fera-t-il dans trois semaines, si nous ne sommes pas à 5.000 cas par jour? Prolongera-t-il la fermeture des écoles? Nous avons besoin d'un gouvernement qui nous dise «plus jamais cela», et qui nous explique comment il fera en sorte que nous ne connaissions plus jamais ces nouvelles vagues et ce plateau élevé dépassant en permanence les 5.000 cas par jour.

Nous attendons désormais que le gouvernement nous explique s'il entreprend actuellement un confinement avec fermeture des écoles jusqu'à ce que l'on atteigne la barre des 5.000 cas par jour ou s'il décide de les rouvrir quel que soit le seuil de contaminations atteint. Le seuil de 5.000 lui semble-t-il atteignable à la mi-mai? Il permettrait alors de déconfiner rapidement le pays.

Ce que nous redoutons le plus, c'est que le gouvernement reprenne avec le printemps le goût de la roue libre.

Ce que nous appelons déconfiner, c'est rendre à chacun sa liberté de mouvement à l'intérieur du pays, rouvrir bars, restaurants, discothèques, vie culturelle, cultuelle, sociale et sportive. Dans le contexte international de cette pandémie, le déconfinement demandera-t-il de poser certaines conditions garantissant la circulation minimale du virus? Ainsi les frontières seront-elles hautement sécurisées sur le plan sanitaire?

Exigerons-nous un pass sanitaire homologué ou sinon obligerons-nous à une quarantaine efficace avec tests avant de pouvoir circuler sur le territoire national afin d'éviter l'entrée de nouveaux variants? Les autorités de santé mettront-elles en œuvre une politique de recherche rétrospective des contacts «à la japonaise», afin d'identifier toutes les chaînes de transmission, sans exception et d'isoler efficacement tous les porteurs de virus? S'aideront-elles de nos traces digitales lors de ces investigations qui pourraient alors s'apparenter à des investigations policières, ici, dans le seul but de rechercher le virus partout où il se cache?

Ce que nous redoutons le plus, c'est que le gouvernement reprenne avec le printemps le goût de la roue libre, qu'il continue à naviguer dans cette pandémie sans véritable objectif et sans route tracée, c'est-à-dire sans stratégie. Lorsque le président a fixé un objectif, comme celui de proposer la vaccination à toute la population adulte qui le souhaite avant la fin de l'été, c'était clair, apprécié de tous, mais cela ne saurait constituer l'alpha et l'oméga d'une politique publique en matière de riposte contre cette pandémie. Lorsque le président a proposé un cap, celui de la mi-mai, pour initier le déconfinement, c'était à nouveau clair et apprécié de tous les Français qui rêvent légitimement de sortir de cette longue saison glaciale que nous venons de connaître, mais cela resterait perçu comme une incantation semblable au seuil des 5.000 cas par jour jamais atteint, si le gouvernement ne se met pas rapidement au travail pour chercher à reprendre durablement le contrôle sur l'épidémie, dans une stratégie de «suppression», c'est-à-dire de circulation minimale du virus.

Il est grand temps d'ouvrir les pourparlers avec l'Europe pour savoir comment nous allons protéger les frontières de l'espace Schengen dès cet été. Il est grand temps d'envisager comment nous allons adapter la législation pour permettre l'isolement efficace des porteurs de virus, le suivi des traces digitales, le déploiement des tests rapides et répétés. Il est grand temps de déployer un plan national d'investissement sur la ventilation des lieux clos, des cantines et des restaurants d'entreprise. La mi-mai, c'est demain, on l'attend de pied ferme!

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