Après trois manifestations sous haute tension avec la police, le calme semble être progressivement revenu dans la ville de Bristol, dans le sud-ouest de l'Angleterre. Pour la première fois depuis dix jours, une marche s'est déroulée, mercredi 31 mars au soir, sans heurts avec la police, pour dénoncer une proposition de loi controversée, la «Police, Crime, Sentencing and Courts Bill», adoptée en seconde lecture à la Chambre des communes en mars, en pleine période de confinement.
Porté par le gouvernement de Boris Johnson, ce texte vise à renforcer les pouvoirs de la police, l'autorisant notamment à imposer une heure de départ et de fin dans les manifestations, à fixer des limitations de bruit, et à intervenir au cas où ces bruits «gêneraient le voisinage ou les activités d'une organisation». Le texte législatif se veut une réponse directe aux nouvelles techniques de mobilisation du groupe Extinction Rebellion, qui a réussi à paralyser pendant des semaines la capitale anglaise en 2019 et 2020, sans que l'arsenal législatif de la police soit adapté pour y faire face.
Bristol est ainsi devenu l'épicentre du mouvement Kill the Bill (Tuez la loi). Dès le 21 mars, un premier rassemblement de 3.000 personnes avait dégénéré, et un poste de police avait été attaqué, faisant une vingtaine de blessés chez les agents. «La violence est inhabituelle par rapport à celle constatée dans d'autres manifestations potentiellement plus explosives, comme celles de Black Lives Matter, qui se sont déroulées pacifiquement», observe Kathryn Farrow, doctorante en criminologie à l'université d'Oxford.
Cette colère contre la police s'explique aussi par un autre événement: l'assassinat, début mars, par un policier, de Sarah Everard, une jeune cadre marketing de 33 ans, qui rentrait chez elle après une soirée. L'affaire a généré une onde de choc au Royaume-Uni, faisant la une de tous les médias.
Quand des centaines de femmes se sont réunies, le 13 mars, à une veillée à Londres pour lui rendre hommage –malgré l'interdiction du rassemblement en raison de la pandémie– la police a procédé à des arrestations musclées, sous l'œil des caméras. «Les relations sont généralement bonnes avec la police, c'était particulièrement le cas ces dix dernières années, qui n'ont pas connu d'affrontements majeurs depuis les émeutes de Londres de l'été 2011. Un sondage publié en 2019 montrait que 75% des Britanniques avaient confiance en la police. La majorité d'entre eux a d'ailleurs dénoncé les violences contre la police à Bristol, énonce Kathryn Farrow. Culturellement, la police se fait d'abord par consentement. La population respecte les forces de l'ordre car il y a cette idée très présente qu'elles agissent de manière juste et proportionnée. Dès que ce n'est plus le cas, cela crée une sorte de rupture du contrat social qui entraîne des réactions immédiates et une réticence à coopérer.»
Les origines de la police par consentement
Pour comprendre la relation assez unique qui unit les citoyens britanniques à sa police, il faut remonter à sa fondation. Face au crime qui ne cesse de progresser au début du XIXe siècle, Robert Peel, ministre de l'Intérieur, crée une police organisée, forte de 3.000 hommes à Londres, qui se substitue aux anciens parish constables (agents paroissiaux) et watchmen (agents de guet), qui exerçaient leurs fonctions à temps partiel, sans aucune formation. Alors que les résistances de la population à la formation d'une police professionnelle sont fortes en Angleterre, Robert Peel, ainsi que les deux premiers commissionnaires chargés de son développement, Charles Rowan et Richard Mayne, posent les bases d'une «police par consentement».
Différents principes introduisent l'idée que la police «appartient aux citoyens»: «Les agents doivent être au service des citoyens plus qu'à celui de l'État. Le bobby, ce peut être le voisin d'en face, il est proche de la population de son district, a une présence rassurante. Il rend l'autorité de l'État moins visible, moins oppressante, plus amicale», explique le Dr Simon Hale-Ross, maître de conférences en droit criminel à l'université Edge Hill. C'est le principe de community policing (police de proximité). Il n'existe pas véritablement de police nationale en tant que telle en Angleterre, mais un maillage local de la gestion de l'ordre, avec des officiers dédiés pour chaque district, ville et quartier.
Dans le droit fil de la philosophie de la police par consentement, environ 90% des agents ne sont pas armés –une exception notable dans le monde. «Tout usage d'une arme à feu est suivi d'une enquête avec la suspension du policier, qui garde son salaire, le temps de l'investigation. Les policiers qui portent des armes à feu font partie d'unités spéciales, comme la lutte anti-terrorisme, et reçoivent une formation très spécifique et exigeante», ajoute Simon Hale-Ross, qui forme également des jeunes recrues.
«Les armes à feu ne peuvent être utilisées qu'en dernier recours. La police britannique mise tout sur la communication verbale et les techniques de désescalade», ajoute Kathryn Farrow. Lors des interventions dans les manifestations, la police utilise largement la technique du kettling («nassage») visant à encercler les manifestants, plutôt que de recourir au Taser, même si son usage dans des cas individuels est de plus en plus fréquent. D'autres méthodes musclées, comme celle du «contact tactique», adoptée il y a deux ans pour lutter contre les vols à la tire sur scooter, ont créé la polémique.
A #Londres, la police renverse volontairement les voleurs de deux-roues pour les arrêter. #ScotlandYard appelle cette méthode "contact tactique".#JT20H pic.twitter.com/3tgCvIXInu
— Info France 2 (@infofrance2) November 27, 2018
Une relation tendue avec les minorités
Si l'image de la police a vécu un certain âge d'or jusqu'aux années 1960, l'usage de la violence dans les années 1980 et 1990 l'a toutefois sérieusement écornée. «Margaret Thatcher a utilisé la police comme sa propre armée privée, s'en servant pour briser brutalement les grèves des mineurs. La période a aussi été marquée par des race riots [émeutes raciales] et le racisme de policiers comme dans l'affaire Stephen Lawrence», affirme Simon Hale Ross.
«Des réformes ont permis des évolutions dans le bon sens, notamment depuis le Police and Criminal Evidence de 1984, qui a chapeauté sous une seule réglementation les pouvoirs de la police, et a permis de rééquilibrer les droits des individus et les pouvoirs d'investigation de la police, soutient pour sa part Kathryn Farrow. Au début des années 2000 a aussi été créé un organisme pour enquêter sur les violences policières, l'IPCC, renommé IOPC depuis deux ans.»
«L'IOPC n'est plus aussi transparente depuis 2018.»
L'Independent Office for Police Conduct (IOPC) est l'équivalent de l'IGPN français. Ses pouvoirs sont globalement les mêmes, mais il s'agit avant tout d'une agence civile, dont 18% sont des policiers ou d'anciens membres des forces de l'ordre, et qui revendique une certaine indépendance par rapport au ministère de l'Intérieur et à la police. «L'IOPC publie des comptes rendus des affaires dont elle est saisie sur son site internet, mais n'est plus aussi transparente depuis 2018. Toutes les informations ne sont pas intégralement disponibles en ligne», nuance la doctorante à Oxford.
Le problème majeur des forces de police reste aujourd'hui son rapport conflictuel avec les minorités. «Historiquement, la relation entre la police et la communauté noire a toujours été houleuse, des années 1950 à aujourd'hui. Il existe toujours un racisme institutionnel au sein de la police, malgré certaines avancées», explique Rose Lewis, militante antiracisme et membres de l'association de protection de femmes victimes de violences conjugales Sistah Space. En 1999, le juge écossais William Macpherson avait publié un rapport accablant pour les forces de l'ordre, dénonçant une enquête biaisée de policiers racistes dans l'affaire du meurtre de Stephen Lawrence, en 1993, un étudiant noir de 18 ans tué à un arrêt de bus par deux jeunes Blancs. Le magistrat avait proposé 70 réformes pour lutter contre le racisme, qui ont conduit à des modifications importantes des pratiques policières.
Pourtant, le racisme persiste. Selon les dernières statistiques officielles du gouvernement britannique, les personnes noires ont neuf fois plus de risques d'être arrêtées et fouillées que les blanches. «ll y a cette perception que les jeunes Noirs sont membres de gangs. Gang Matrix, une base de données utilisée par la police de Londres fondée sur des préjugés raciaux, a montré qu'elle considérait les jeunes hommes comme des criminels. Jusqu'à présent, aucun policier n'a jamais été inculpé ou jugé pour un crime raciste au Royaume-Uni», affirme Rose Lewis. Des statistiques récentes montrent également que les personnes noires ont 20% moins confiance en la police que les personnes blanches. «Pour les femmes noires, appeler la police reste une démarche difficile à faire en raison des expériences vécues: les violences conjugales ne sont pas prises au sérieux, les disparitions ou les meurtres ne sont pas traités avec la même rapidité. Il existe toujours une vraie défiance.»