Voici une enquête fouillée de l'historienne Dominique Veillon dans son ouvrage Paris allemand–Entre refus et soumission. L'autrice restitue la vie des Parisiens à table hors de chez eux, un récit d'une grande rigueur sur la capitale germanisée.
Tous les restaurants, cabarets, maisons closes de la capitale sont restés ouverts sous le joug allemand. La défaite de juin 1940 et l'Occupation de la capitale n'ont pas réduit la fréquentation des meilleures tables, des lieux de plaisir, des cafés (Lipp, Le Flore, etc.) qui ont été dans l'obligation d'accueillir la clientèle française et allemande en dépit des restrictions alimentaires, des tickets de rationnement indispensables pour se nourrir dans Paris occupé qui ont donné lieu à des trafics en tous genres.
L'historienne Dominique Veillon. | Tallandier
Vainqueurs, les officiers et soldats de la Wehrmacht veulent profiter de la douce vie parisienne, des restaurants, des hôtels, des cabarets et autres maisons closes comme Le Chabanais ou le One Two Two: quarante d'entre ces dernières sont réservées aux troupes allemandes.
Les Allemands paient la moitié des additions
Hermann Göring a vécu au Ritz aux côtés de Gabrielle Chanel. L'état-major de l'armée d'Occupation, les collabos et la pègre avaient souvent les meilleures tables chez Maxim's, Lapérouse (trois étoiles), Drouant, Le Fouquet's, La Marée, Lasserre dès 1942, Carrère rue Pierre Charron (disparu), chez Alix, la cantine du Tout-Paris (oublié), chez Châtaigner rue du Cherche-Midi (disparu)… Ces établissements cotés et onéreux sont souvent complets aux deux repas (500 francs le dîner de luxe). Ils ont obtenu une dérogation pour servir toute la clientèle.
Bien manger est une obsession pas facile à réaliser si l'on n'a pas ou peu d'argent. Les restaurants de luxe comme La Tour d'Argent sont très chers. Les Allemands y festoient en uniforme et non en civil, ce que prévoit la loi de l'armée. Ils sont bien servis et règlent la moitié des additions dans la ville Lumière, un rêve réalisé pour l'occupant heureux d'être là.
Lapérouse, comme les autres établissements de luxe, a obtenu une dérogation pour servir toute la clientèle. | Matthieu Salvaing
Homme de confiance d'Hitler, Hermann Göring clame qu'il ne veut pas voir de Français dans les restaurants, théâtres et music-hall, en vain. Les Parisiens qui sortent côtoient les officiers de l'armée d'Occupation, leurs affidés et les trafiquants du marché noir.
Les Allemands se conduisent comme chez eux, ce qui révulse l'écrivain résistant Jean Guéhenno évoquant un déjeuner avec son épouse dans un restaurant, «écœuré par l'assistance composée d'Allemands accompagnés d'affreuses putains».
Dans les restaurants les plus huppés, il n'est pas aisé de trouver une table, les Allemands ont des prix allégés.
Le gratin parisien dans les restaurants et cabarets (Le Lido, Les Folies Bergères, l'ABC, etc.) est composé aussi de Français dont une partie ne dédaigne pas frayer avec les Allemands, certains officiers francophiles étant sensibles à l'art de vivre à Paris. C'est le cas au Ritz à la clientèle très mélangée et protégée par les autorités françaises et allemandes.
Le palace est géré par une famille d'origine suisse. Il n'est pas fermé, est fréquenté par une clientèle française et étrangère. Des Juifs y seront cachés dans les étages grâce aux directeurs successifs.
Le gratin parisien est aussi composé de Français dont une partie ne dédaigne pas frayer avec les Allemands. Le Ritz en 2010. | Herry Lawford via Flickr
Une population mitigée
Hommes d'affaires, collabos ou pas, trafiquants de tout et de rien, truands compromis dans les combines avec l'occupant et de simples clients fêtards fréquentent ces établissements huppés dont Maxim's, dirigé par le Viennois Otto Horcher, professionnel du métier qui bichonne les cadres de la Wehrmacht sensibles aux petites femmes de Paris. On danse durant le dîner et jusqu'à l'aube.
Lancé en 1898, ancien glacier, Maxim's est le fief du «Tout-Paris allemand». Corinne Luchaire et son père Jean, très proches de l'occupant, sont invités à dîner au 3, rue Royale par Otto Abetz, ambassadeur d'Allemagne à Paris.
Selon le sculpteur Arno Breker, «Maxim's est chaque soir une fête pour les yeux telle que je n'en vis jamais avant ou après l'Occupation». L'artiste garde le souvenir de ce «métro fabuleux» où les croqueuses de diamants courtisent les proies faciles, les profiteurs de la collaboration et les gradés de la Wehrmacht. Là, les heures noires de l'Occupation n'existent plus, noyées dans la profusion de champagnes et la chère de luxe du plus fameux restaurant du monde. C'est la belle vie dans Paris occupé. Les ventes de champagnes Mumm, marque allemande, Moët, Clicquot, Krug vont dépasser 3 millions de bouteilles en 1943: un record pour un pays soumis aux ukases allemands et où la liberté est réglementée
Le Maxim's est dirigé par le Viennois Otto Horcher, professionnel du métier qui bichonne les cadres de la Wehrmacht sensibles aux petites femmes de Paris. | Jordi Motlló via Flickr
À côté de La Reine Pédauque, très courue, des brasseries alsaciennes et certains restaurants sont réservés à l'occupant comme La Chope Latine (disparue), cible d'attentats. La comédienne Arletty et son amant allemand vont déjeuner à La Tour d'Argent où Claude Terrail, fils du propriétaire, engagé volontaire, a fait murer la fabuleuse cave du sous-sol dès 1942. La Tour et sa vue panoramique est aussi cotée que Maxim's à la fabuleuse ambiance.
Dans les restaurants les plus huppés, il n'est pas aisé de trouver une table au dîner, les Allemands ont des prix allégés. À La Marée, tout près de la salle Pleyel, connue pour ses fruits de mer et poissons des côtes françaises, «au dîner, cinquante personnes attendent au bar qu'une table se libère». Dans la soirée, les tables vont se renouveler trois fois, jamais on a vu une telle affluence avant la drôle de guerre. Les repas sont bien arrosés, les Allemands sont fous de champagne –les additions salées peuvent atteindre jusqu'à 2.000 francs chez Maxim's contre 18 francs pour un déjeuner au bistrot du quartier.
Arletty et son amant allemand vont déjeuner à La Tour d'Argent. | latourdargent
«Les steaks interdits sont disséminés sous des œufs au plat»
Tous ces établissements à la mode ont leurs habitués, des cliques de collabos et de simples mangeurs: au Tyrol, 146, avenue des Champs-Élysées, ce sont les adhérents du Parti national socialiste français; les employés des collabos Bonny et Lafont ont leurs usages à la brasserie Mollard, face à la gare Saint-Lazare. L'écrivain Ernst Jünger est un hôte assidu de Drouant, de Prunier et de Lapérouse. Invitée à dîner chez Maxim's par un grand ponte de la chambre syndicale de la couture, la journaliste Nicole Poiret, mère de Benoîte et Flora Groult, remarque «à la table d'à côté, deux Allemands accompagnés de deux vilaines Allemandes fayottes».
Tout le problème pour ces restaurants de bonne cuisine française, issus d'Escoffier, c'est le rationnement et les produits alimentaires qui manquent. À chaque repas servi doit correspondre le nombre de tickets dictés par la loi: certaines denrées comme la viande ne peuvent pas figurer tous les jours sur la carte des plats. Il y a des repas sans filet de bœuf ou carré d'agneau, mais les grands crus sont prisés et servis aux officiers allemands.
Tous les procédés sont bons pour contourner les règles d'approvisionnement: il y a des plats prohibés qui sont offerts aux bons clients. L'écrivain Jean Galtier-Boissière est stupéfait de ce qu'on lui sert en juin 1940 dans un restaurant à la mode. «Aucune restriction, les steaks interdits sont disséminés sous des œufs au plat, les vins les plus fins coulent à flots. Avec du fric, beaucoup de fric, on peut s'en fourrer jusque-là pendant que les ménagères font des heures de queue sous la neige. Je suis stupéfait, mais je m'empiffre tout de même pour le jour sans», écrit l'intellectuel parisien qui tient son journal.
«En avril 1940, la préfecture de police indique que 2.176 infractions ont été relevées sur des menus irréguliers.»
«En temps normal, les restaurants parisiens servent de 400.000 à 500.000 repas par jour. Dès l'automne 1940, en raison des produits introuvables, de nombreux restaurants sont dans l'incapacité de maintenir leur activité. Certains restaurants ferment, d'autres réduisent leur carte, affichent un menu du jour et la pratique du marché noir devient courante pour d'autres: cela permet de s'approvisionner clandestinement. La plupart des achats aux Halles sont réservés exclusivement aux grands restaurants fréquentés par les officiers allemands, les collabos et les fidèles de la maison», écrit l'historienne Dominique Veillon, bonne lectrice des archives.
Un grand nombre de restaurants de la capitale, huppés ou non, utilisent sans aucun scrupule un circuit illégal. La police parisienne signale dans un rapport d'avril 1941 que Le Lido pour les dîners-spectacles et Le Fouquet's en face seraient des centres du marché noir dont le maître d'œuvre serait un Égyptien nommé Amar.
«Aux Halles, la viande est toujours saine et abondante en août 1941. Certains restaurants jouissent d'une tolérance spéciale. Un jour sans viande, on sert dans un établissement coté un haricot de mouton et un Châteaubriand. Addition 550 francs à quatre. En avril 1940, la préfecture de police indique que 2.176 infractions ont été relevées sur des menus irréguliers: défaut d'affichage, vente de viande et alcool interdits et plats servis en supplément, hausse illicite, 1.200 francs par personne. Aucun restaurant n'a jamais été fermé. Paris offre à l'occupant un éventail d'avantages –additions divisées par deux–, de plaisirs, de spectacles qu'on a peine à imaginer. Le Lido, les Folies Bergères, Le Casino de Paris, Le Moulin de la Galette sont pleins chaque soir», écrit Dominique Veillon.
Le Fouquet's. | Yann Hermans via Flickr
Mondanités, sociabilité et affaires font bon ménage. C'est le cas au restaurant Lasserre ouvert en 1942 par un enfant de Bayonne, René Lasserre, ancien maître d'hôtel à Paris, acquéreur d'un entrepôt à bières situé avenue Franklin Roosevelt au bas des Champs-Élysées, transformé en bistrot parisien animé. Le patron bichonne toute la clientèle.
Chez Lasserre, collabos et résistants à table
Orphelin de père tué à la guerre de 1914-1918, René Lasserre est monté à Paris au bras de sa mère Irma au début des années 1940. C'est une excellente cuisinière, employée chez des bourgeois connus de la capitale. Son fils est vif, poli et intelligent, il se frotte aux métiers de la restauration à peine sorti de l'adolescence: «À nous deux Paris.» À 20 ans et plus, il apprend les rudiments du service en salle chez Drouant, au Lido, sur les paquebots de luxe (le Normandie), au Pré Catelan et au Pavillon d'Armenonville où il est confronté à la belle clientèle de l'après-guerre qui oublie les affres de l'Occupation dans les soirées élégantes, animées des plus célèbres restaurants de Paris. Ce sera des années d'apprentissage du métier de restaurateur dans les beaux quartiers.
Au milieu de l'Occupation, trois ans avant la Libération de Paris, le Bayonnais enrichi par des salaires et des pourboires achète un bâtiment commercial avenue Franklin Roosevelt, qu'il transforme en table parisienne.
Des hommes de Jean Moulin et Jacques Chaban-Delmas confient à Lasserre des documents et des lettres confidentielles.
Sa mère, experte en andouillettes, poulardes et langoustines en sauce, mitonne une carte mobile liée aux approvisionnements irréguliers. En salle, des bourgeois du VIIIe et du XVIe arrondissements, des collabos et des résistants en quête de missions, de messages et de virées à Londres: c'est le public très mélangé de Paris en survie.
Très vite, René Lasserre connaît son monde, se montre affable et souriant avec toute la clientèle. Des hommes de Jean Moulin et Jacques Chaban-Delmas, grand résistant, général à 27 ans, lui confient des documents et des lettres confidentielles. Lasserre, un bon Français, comprend bien l'utilité de son poste de passeur et de restaurateur en vue. Et de qualité: c'est très bon chez lui en dépit des restrictions imprévues qui altèrent la régularité des plats dont le foie gras chaud de la mère Irma. René Lasserre n'a jamais été inquiété, son restaurant marchait très bien au bas des Champs-Élysées.
Restaurateur-né choyant les clients, René Lasserre sera décoré de la Croix de la Légion d'Honneur par Jacques Chaban-Delmas en 1970. | Olivier Buhagiar
À la fin des hostilités, Lasserre construit un premier étage et un toit ouvrant, l'attraction inattendue qui fera beaucoup pour la notoriété et le succès du restaurant trois étoiles comme Maxim's en 1952: le rêve de sa vie.
Restaurateur-né choyant les clients, René Lasserre sera décoré de la Croix de la Légion d'Honneur par Jacques Chaban-Delmas en 1970 et André Malraux sera son plus fidèle client, une à deux fois par semaine à table pour savourer la grande partition culinaire du restaurant de luxe: le foie gras de canard et d'oie servis dans la même assiette.
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Après sa mort en 2006, Lasserre sera racheté par des investisseurs suisses toujours à la manœuvre. En 2021, le Michelin a maintenu son étoile à Lasserre au toit mobile si pratique pour l'évacuation des fumets issus de la cuisson du canard à l'orange et des profiteroles au chocolat chaud achevés en salle. Ce monument de la table parfaitement préservé est resté dans son jus tel que la gloire médiatique l'a forgé.
Paris allemand: entre refus et soumission
de Dominique Veillon
Éditions Tallandier
374 pages
22 euros
Paru le 11 février 2021