Politique / Monde

Les États-Unis peuvent rivaliser avec la Chine sans déclencher une «nouvelle guerre froide»

Temps de lecture : 10 min

Présenter les différends entre les deux pays comme un conflit de civilisation ne sert à rien. Il existe de meilleurs moyens pour régler le problème chinois.

Le secrétaire d'Etat Antony Blinken (à gauche) et le conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan s'adressent aux médias après les pourparlers qui ont conclu la rencontre à Anchorage (Alaska) le 19 mars 2021. | Frederic J. Brown / POOL / AFP
Le secrétaire d'Etat Antony Blinken (à gauche) et le conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan s'adressent aux médias après les pourparlers qui ont conclu la rencontre à Anchorage (Alaska) le 19 mars 2021. | Frederic J. Brown / POOL / AFP

Une «guerre froide» couve entre les États-Unis et la Chine. Si le pays de l'Oncle Sam la surpasse dans la plupart des domaines (contrairement à ce qu'affirment de nombreux alarmistes, l'empire du Milieu ne représente pas une menace militaire imminente), en revanche la Chine joue au jeu de la «grande puissance» plus intelligemment que les États-Unis et on avait toutes les raisons de croire qu'elle se montrerait encore une fois plus habile qu'eux lors de la rencontre entre deux hauts fonctionnaires représentant Biden et leurs homologues chinois le 18 mars à Anchorage, en Alaska.

Les tensions entre Washington et Pékin alternent entre chaud et froid depuis plus d'un demi-siècle, mais depuis une dizaine d'années et l'accession du président Xi Jinping, la posture de la Chine s'est faite plus ambitieuse et plus agressive. Elle a intensifié sa présence militaire en Mer de Chine méridionale (en violation des frontières maritimes reconnues), ancré ses technologies et ses chaînes logistiques grâce à des accords commerciaux dans le monde entier, augmenté le vol de propriété intellectuelle contre les États-Unis et d'autres démocraties et imposé un régime autoritaire à Hong Kong, violant un traité qui garantissait l'autonomie à l'ancienne colonie britannique jusqu'en 2047.

Biden, correcteur des erreurs de Trump

Pour Elizabeth Economy, spécialiste de l'Asie au Council on Foreign Relations, ces démarches participent d'une stratégie visant à «remplacer les États-Unis en tant que puissance dominante dans la région Asie-Pacifique» pour, à terme, parvenir à «une transformation de l'ordre mondial».

Bien que le président Trump eût étrillé la Chine bien plus ostensiblement que certains de ses prédécesseurs (sauf lorsqu'il encensait Xi et disait qu'il était un «grand ami» et un grand dirigeant), soit ses actions n'ont pas eu le moindre effet sur la puissance de Pékin, soit elles l'ont renforcée. Sa seule réaction aux pratiques commerciales injustes de Xi Jinping a consisté à mener une guerre commerciale qui a au moins autant porté préjudice aux agriculteurs et aux industriels américains qu'aux entreprises chinoises. Pire encore, il s'est retiré de l'accord de partenariat transpacifique –un traité commercial entre alliés asiatiques et nord-américains, qui aurait formé un puissant rempart contre l'expansion économique chinoise– et s'est aliéné ces alliés et de nombreux autres de toutes les manières imaginables, donnant à Pékin une vaste marge de manœuvre pour remplir le vide avec ses propres avances.

Biden travaille principalement à corriger les erreurs de Trump. Mi-mars, en prélude à la réunion d'Anchorage, le secrétaire d'État Antony Blinken et le secrétaire à la Défense Lloyd Austin s'étaient rendus en Corée du Sud et au Japon pour assurer ces alliés de la solidarité des États-Unis.

Plus important, Biden lui-même a rencontré les dirigeants de l'Inde, du Japon et de l'Australie en visioconférence –coalition qui, avec les États-Unis, constitue le Quad et se donne pour but de contenir la Chine dans la région indopacifique– afin d'exposer les grandes lignes des politiques communes visant à attirer les pays en développement, notamment en leur fournissant des millions de doses du vaccin le plus efficace contre le Covid-19. (Pékin aussi pratique la «diplomatie du vaccin», mais avec sa version moins efficace.)

Tout comme Biden fait le pari qu'apporter une aide concrète aux victimes de la récession économique due à la pandémie incitera les Américains à voter pour lui et d'autres Démocrates lors de futures élections, il espère que le même genre d'assistance –qui démontrerait les bénéfices tangibles d'une alliance avec les États-Unis– pourrait éloigner les pays étrangers d'une connexion avec la Chine.

Une «revendication des griefs»

Blinken et le conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan, les protagonistes américains de la réunion d'Anchorage, ont déclaré ne pas envisager d'organiser de négociations avec leurs homologues chinois. Ils voyaient plutôt cette session comme une «revendication de leurs griefs» autour de la mauvaise conduite de la Chine –et soupçonnaient que les Chinois en feraient autant– pour montrer que ce que Biden dit en privé, il le dit en public: en bref, pour montrer le sérieux de l'Amérique.

Cependant, le Wall Street Journal a rapporté le 17 mars que la Chine avait décidé de réagir en proposant que les États-Unis suspendent les droits de douane sur les marchandises chinoises datant de l'ère Trump, en échange d'une suspension de ses propres droits de douane sur les marchandises américaines. En cas de refus de la part de Blinken et Sullivan, les diplomates chinois auraient dit au reste du monde que les Américains sont des obstructionnistes qui n'aspirent qu'au conflit et au chaos. Ce que beaucoup croiraient. Pékin aurait ainsi pris les diplomates américains à leur propre rhétorique. «Les Chinois comprennent très bien ce jeu-là», explique Daniel Sneider, conférencier à l'université de Stanford et observateur de longue date de la politique asiatique. «Ils ont le niveau pour y jouer avec les meilleurs.»

Il se peut que Blinken et Sullivan, qui ont fort probablement lu l'article du Wall Street Journal, aient modifié leur propre plan afin de permettre quelques ajustements –un relâchement des tensions, même léger. Cela leur permettrait de renforcer leurs efforts de coordination d'une politique d'endiguement chinois plus dure, ce qui pourrait s'avérer plus crédible et efficace si elle n'est pas dogmatique– si les opportunités de coopération, lorsqu'elles sont dans l'intérêt des deux camps, sont également envisagées.

Des alliés difficile à trouver

Biden affirme depuis longtemps que le seul moyen de battre la Chine est de le faire avec des alliés, mais cette approche a des limites. Certains alliés des États-Unis, en Asie et ailleurs, ne veulent pas d'une confrontation avec la Chine qu'ils ne considèrent pas comme une menace directe; ils en dépendent bien trop en matière de marchés et de main-d'œuvre à bas prix, voire des deux. La chancelière allemande Angela Merkel, par exemple, a déclaré ne pas vouloir être entraînée dans une «guerre froide» avec la Chine dirigée par l'Amérique du Nord. Les Coréens du Sud, quant à eux, ne veulent pas contrarier Xi Jinping parce qu'ils estiment que la Chine a un rôle crucial à jouer dans un accord de paix avec la Corée du Nord –accord auquel ils aspirent bien davantage que Washington (il est parlant que la déclaration commune, publiée jeudi après la rencontre de Blinken et d'Austin avec les ministres de la Défense et des Affaires étrangères de Corée du Sud, ne dise rien de la «dénucléarisation de la Corée du Nord» ou de la Chine.)

Il y a également un risque à décrire l'antagonisme avec la Chine comme un combat entre les valeurs démocratiques et l'autoritarisme, comme l'ont parfois fait Biden et Blinken. Certains des alliés asiatiques et européens des États-Unis sont en train de prendre leurs distances avec la démocratie, notamment l'Inde, qui fait partie du Quad. Ici, même certains des diplomates chinois les moins malins pourraient crier à l'hypocrisie; ils pourraient même évoquer de récentes affaires de restriction du droit de vote et de redécoupage de circonscriptions électorales aux États-Unis. Il n'est pas non plus certain que ce genre de pression fonctionne.

«Sur les sujets qui sont au cœur de sa souveraineté, je ne suis pas sûre que la Chine se laisserait ébranler par des sanctions.»
Elisabeth Economy, spécialiste de l'Asie au Council on Foreign Relations

Lorsqu'on l'a interrogée, au cours d'une audition au Sénat, sur la répression par la Chine des manifestants pro-démocratie de Hong Kong (qui a incité Biden à sanctionner récemment vingt-quatre responsables chinois), Elizabeth Economy a répondu: «Sur les sujets qui sont au cœur de sa souveraineté, je ne suis pas sûre que la Chine se laisserait ébranler par des sanctions, aussi nombreuses soient-elles. Cela pourrait l'inciter à s'accrocher.»

Cependant, a-t-elle ajouté, s'exprimer sur les droits humains et la démocratie –et même en faire un élément central de la politique américaine– n'est pas seulement une bonne chose mais pourrait également améliorer la réputation des États-Unis vis-à-vis des pays en développement. Avec sa «Nouvelle route de la soie», la Chine a fourni des prêts pour des investissements dans toute l'Afrique, l'Asie et l'Amérique Latine –en échange du soutien de ces pays. «Nous devons faire des progrès» avec ces pays, d'une part parce que c'est une bonne chose en soi, et d'autre part pour tarir le soutien dont bénéficie Pékin au niveau mondial. «Si la Chine se rend compte qu'elle n'est plus soutenue, elle sentira le vent du boulet», a-t-elle expliqué.

La rhétorique guerrière de Xi s'est retournée contre lui

Dans ce domaine, les États-Unis ont de nombreuses forces potentielles et la Chine des faiblesses. La «Nouvelle route de la soie» se heurte à certains obstacles à mesure que les pays partenaires sont de plus en plus frustrés par les conditions punitives des prêts chinois et la mauvaise qualité de ses projets d'infrastructure. Les États-Unis pourraient intervenir et proposer leurs propres conditions et leurs matériels à la place. De nombreux pays seraient ravis d'une telle proposition. Trump n'a rien fait dans ce domaine; il a rétréci les budgets destinés à l'aide et aux investissements internationaux; Biden pourrait faire d'immenses progrès s'il les augmentait.

Trump n'a pas été le seul président à ne pas faire les bons calculs face à la Chine. Nombre des conseillers de Biden, qui ont également travaillé pour l'administration Clinton et Obama, se rendent désormais compte qu'ils se sont trompés en croyant qu'attirer la Chine dans l'économie mondiale transformerait le pays en une démocratie respectueuse des règles. Il est désormais clair que la Chine –indubitablement, sous Xi Jinping– a davantage comme objectif de refaçonner le monde en fonction de ses propres intérêts.

Mais Xi a trop tiré sur la corde. Son comportement agressif et sa rhétorique guerrière se sont retournés contre lui. Les pays qui étaient autrefois ravis de bénéficier des marchés chinois et des marchandises à bas prix en échange d'une petite dépendance à ses exigences politiques se rebiffent –autre bonne raison pour Biden d'intervenir, de proposer une alternative et de rouvrir de larges avenues à l'influence américaine.

En outre la Chine est franchement à la traîne par rapport aux États-Unis dans le domaine des hautes technologies. Saif Khan, chercheur au Georgetown's Center for Security and Emerging Technology, a affirmé lors d'auditions au Sénat cette semaine que la Chine dépendait lourdement des États-Unis et d'autres pays pour les semi-conducteurs, les moteurs à réaction, la technologie spatiale et les calculateurs quantiques.

Pendant ce temps, les responsables militaires et les industriels de l'armement américains profitent des peurs et des turbulences pour brandir la menace chinoise comme prétexte afin de construire toujours plus de navires, d'avions et de missiles. (Lorsque l'élu démocrate de Californie Ro Khanna a proposé de transférer l'enveloppe de départ se montant à un milliard de dollars destinée à un nouveau missile nucléaire à la lutte contre le Covid-19, Liz Cheney l'a accusé de se faire le complice de la Chine). Et les chefs militaires du Pacifique ne sont pas les seuls à intervenir. Début mars, l'amiral Craig Fuller, à la tête du Southern Command, responsable des interventions militaires en Amérique centrale, Amérique du Sud et Caraïbes, a affirmé au Congrès que cette zone était le nouveau «front» de la compétition avec la Chine. (La Chine fait des avancées diplomatiques et économiques en Amérique du Sud mais n'y a pas de présence militaire.)

Certes, les défenses ont besoin d'être consolidées en Asie mais de ce côté-là, la Chine n'est pas un géant. Sa marine et son aviation militaire, si elles prennent de l'ampleur, ne sont pas encore capables d'entretenir des opérations militaires ne serait-ce qu'un peu loin de ses rives. (Il vient de sortir un nouveau livre de littérature de l'imaginaire, qui met en scène une guerre mondiale entre les États-Unis et la Chine et qui s'intitule 2034pas 2024, et encore moins 2021.)

Les préceptes de la Guerre froide de moins en moins pertinents

Certes, les États-Unis et une grande partie de l'Occident dépendent de la Chine pour bon nombre de leurs chaînes d'approvisionnement –dans les domaines de l'industrie, des médicaments et de l'électronique grand public. L'équipe de Biden est en train d'essayer de créer de nouvelles chaînes logistiques à l'intérieur des États-Unis ou avec des alliés fiables, au moins pour des secteurs économiques vitaux. Il faudra des années pour renverser cette tendance et les États-Unis n'en sortirons probablement pas totalement (quelqu'un veut un téléphone à 5.000 dollars?).

Les États-Unis doivent se concentrer sur autre chose que leurs seuls alliés, dont la plupart le sont sur certains sujets mais moins sur d'autres.

Quoi qu'il en soit, la plus grande difficulté à laquelle Biden est confronté n'est pas tant de trouver comment s'opposer à la Chine que de déterminer comment refaçonner la politique étrangère américaine à grande échelle dans un monde en mutation rapide où les préceptes de la Guerre froide –et même de la dizaine d'années qui a suivi– sont de moins en moins pertinents pour mesurer la puissance et la prospérité.

Blinken et Sullivan ont affirmé que le principal avantage des États-Unis par rapport à la Chine était que les premiers aient des alliés et que la Chine n'en avait pas. Mais les États-Unis doivent se concentrer sur autre chose que leurs seuls alliés, dont la plupart le sont sur certains sujets mais moins sur d'autres. «Il nous faut avoir notre propre vision du monde de 2049 tel que nous le souhaitons, et de la place que nous y occuperons», a annoncé Elizabeth Economy au Sénat à la mi-mars. Plutôt que de nous contenter de réagir aux initiatives chinoises, a-t-elle ajouté, «il nous faut une stratégie à nous à l'image de la “Nouvelle route de la soie”, avec une définition claire de ce que les États-Unis peuvent y apporter».

Cet article publié avant la réunion entre la Chine et les États-Unis en Alaska a été modifié pour tenir compte de la chronologie des événements.

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