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Jesse «The Body» Ventura, le candidat catcheur qui préfigura l'élection de Trump

Temps de lecture : 9 min

La victoire d'une ancienne star du catch en 1998 dans le Minnesota est une matrice de la mécanique électorale victorieuse de Trump en 2016, et a révélé des traits saillants des mouvements populistes.

Le gouverneur Jesse Ventura le 5 octobre 2000. | Joyce Naltchayan / AFP
Le gouverneur Jesse Ventura le 5 octobre 2000. | Joyce Naltchayan / AFP

S'il est une élection qui, longtemps avant celle de Donald J. Trump, a préfiguré bien des bouleversements électoraux de nos pays, c'est bien celle de Jesse «The Body» Ventura, tiers candidat contre les Démocrates et les Républicains au poste de gouverneur du Minnesota, en novembre 1998. Jusqu'alors, en France, on ne connaissait le Minnesota que pour Walnut Grove et La Petit Maison dans la prairie ou, dans un autre registre, pour Fargo des frères Coen.

Cependant en 1998, c'est «Jesse», sa vie, sa campagne, son électorat, son élection et son destin qui font l'événement aux États-Unis et sont au plus haut point annonciateurs et emblématiques du destin électoral de nos sociétés. Trop ignorée par la science politique ici, trop anecdotique pour la couverture des chaînes de télévision, l'aventure politique de Ventura donne nombre de clés pour appréhender le présent des sociétés d'Europe ou d'Amérique du Nord. Elle est en effet la toute première expérience in vivo de la victoire d'un candidat surgi quasiment du néant hors du système partisan en place.

«We shocked the world»: l'irruption d'un trublion dans la vie politique américaine

C'était un soir de novembre 1998, les États-Unis n'étaient pas sortis de l'affaire Lewinski et le procureur indépendant conservateur Kenneth Starr était encore considéré pour quelques heures comme l'avant-garde de Républicains revanchards aux élections du midterm. Les Démocrates étaient donnés grands perdants. À la surprise générale, ils gagnèrent quatre sièges à la Chambre des représentants. La défaite relative des Républicains entraîna la démission de Newt Gingrich, speaker de la Chambre des représentants. Cependant, de cette élection, c'est une leçon magistrale de l'avenir politique de nos pays qui va surgir et qui a été trop mésestimée jusqu'à présent.

Pour qui a vécu cette soirée, un autre résultat demeurera marquant pendant de longues années. Le poste de gouverneur du Minnesota est en jeu au cours de ce 3 novembre 1998. Les deux principaux partis –républicain et démocrate– sont des originalités de la vie politique américaine. Le Parti démocrate s'appelle officiellement Democratic Farmer Labor Party (DFL) avec pour héritage le leg du Farmer-Labor Party (FL), un parti ancré à gauche et lié à la première tradition populiste du XXe siècle et avec lequel les Démocrates ont fusionné. Quant au Parti républicain, c'est le plus progressiste des États-Unis. Jusqu'aux années 1950, il y a bien une tradition de tiers parti dans le Minnesota.

Un solide establishment est au cœur du pouvoir de l'État. Aux primaires démocrates, Skip Humphrey, fils de l'ancien vice-président Hubert Humphrey est désigné face, notamment, à Ted Mondale, fils de l'ancien vice-président Walter Mondale. C'est essentiellement cet affrontement de deux «fils de» qui suscita intérêts et commentaires dans les mois précédents. Les Républicains sont représentés par le maire de Saint-Paul –ville jumelle de Minneapolis– Norman Coleman.

Au fil de la soirée, l'attention des commentateurs américains se porte progressivement sur le Minnesota. Alors qu'il passait relativement inaperçu sur les grands médias nationaux, un ancien catcheur, Jesse Ventura emporte par surprise l'élection. Membre du parti de Ross Perot, le Reform Party, il remporte avec 37% l'élection et devient le nouveau gouverneur de l'État. «We shocked the world», lance-t-il à la tribune.

Un showman en politique, un libertarien solitaire

Jesse Ventura a été catcheur et a connu une certaine célébrité par sa participation à différents films comme Predator ou The Running Man. À l'instar de Hulk Hogan, il est également popularisé auprès de la jeunesse par des figurines à son effigie et va d'ailleurs en user abondamment. On le voit sur une chaîne de télévision locale dans un spot de pub pour un supermarché de Minneapolis dédié à la bière et aux spiritueux. D'abord maire de Brooklyn Park entre 1991 et 1995, «Jesse» est un ancien du Vietnam qui incarne dans les années 1990 l'Américain presque idéal.

Membre du Reform Party, il est surtout proche de la pensée libertarienne. Ross Perot, le fondateur du parti, a fait de bons scores en 1992 et 1996, en particulier dans l'État. Perot défend une vision protectionniste et hostile au libre-échange qui va, de façon récurrente, façonner le populisme américain. Il cultive les insatisfactions à l'égard de la politique fédérale et de la démocratie représentative.

La ligne politique de Ventura, si simple soit-elle, emprunte évidemment ses fondamentaux à ceux de Perot mais pour le reste il émet d'importantes nuances assez symptomatiques de la réputation plutôt progressiste du Minnesota. Au fil de sa carrière, «The Body» sera favorable aux baisses d'impôts ou de taxes tout en défendant un salaire maximum, il soutient les droits des LGBT+ autant que la liberté de choix en matière d'avortement. S'il y a des contradictions dans le discours simple de Ventura, on peut y déceler un goût surprenant pour la nuance. Certaines de ses prises de position ne sont pas sans évoquer le Parti pirate européen.

Assez simple, sa campagne avance des idées qui ne le sont pas moins: moins de dépenses inutiles, plus d'argent pour l'éducation publique, moins d'impôts. Ventura veut incarner le citoyen ordinaire qui se défie des politiciens passant d'un poste à un autre pour faire carrière et prouve que chaque citoyen peut faire de la politique. Il n'a jamais été élu ailleurs qu'à la mairie de Brooklyn Park. Il veut restaurer le rêve américain.

Deux clips à la fois simples et cinglants reflètent bien l'esprit de sa campagne. Le premier le montre en penseur de Rodin passant de «The Body» à «The Mind», faisant de lui l'Américain ordinaire et de bon sens aux convictions affirmées et donc le prochain gouverneur.

Le second est astucieux. Il montre deux figurines avec lesquelles deux enfants jouent: Jesse derrière son bureau tape du poing et met au pas le politicien qui lui fait face. Ces publicités efficaces centrées sur le candidat bénéficient de la focalisation des campagnes républicaine et démocrate l'une contre l'autre.

Showman dès sa jeunesse tout comme le devint Trump ensuite, Jesse Ventura flirte aussi avec les thèses complotistes après le 11 septembre 2001. Il fait prospérer ses analyses sur un terreau sociologique construit à l'aune d'une défiance croissante envers les institutions et Washington D.C. Le discours qu'il destine à son électorat en 1998 a aussi des ressemblances avec ceux entendus quand se lance le Tea Party après la crise de 2008-2009, mais avec une nuance fondamentale: les États-Unis de 1998 vont bien économiquement. Et si l'invocation de la démocratie américaine des origines est la même, la rage ne l'est pas. Par ailleurs, il est indifférent au racisme et à la xénophobie.

Au cours de son mandat, Jesse Ventura eut fort à faire avec les médias et les élus du congrès de l'État, tous lui étant hostiles et bloquant ses initiatives politiques. À la fin de son mandat, il décide de ne pas se représenter. Trump, qui rodait autour de l'engagement électoral, vint rencontrer «The Body» en 2000, ce qui tend à prouver la longue préméditation de son entrée en campagne pour 2016 mais aussi le fait que Trump a pu saisir, bien avant que Bannon ne le rejoigne, les caractéristiques de la victoire de Ventura. Autre aspect intéressant, le score important de Ralf Nader, du Green Party, à la présidentielle de 2000, qui vit Bush et Gore dans un mouchoir de poche, avec 5,20%.

Une structure électorale locale révélatrice d'évolutions globales

Avec toutes les précautions et les différences de contextes, la campagne de Ventura présente évidemment des traits symptomatiques du populisme tel qu'on le rencontre depuis. Dans cet État marqué par un passé agricole, Ventura capte le vote plutôt jeune, masculin, blanc. En général, ses électeurs sont mécontents des querelles et polémiques entre les deux grands partis. Les soutiens des candidats démocrate et républicain étaient davantage concentré sur les plus de 45 ans. Ceux de Ventura sur des segments d'électorat plus enclins à une forme de déception à l'égard de la démocratie telle qu'elle fonctionnait alors.

En 2016 pour Trump, comme en 1998 pour Ventura, et comme le déclarait l'ancien directeur de campagne de Ventura au Soir, ce sont les électeurs ponctuels qui font la différence, ceux qui sont les moins alignés sur un parti et les plus difficiles à sonder, mais pas forcément les moins déterminés le jour de l'élection. Ils étaient plus enthousiastes à voter pour la personnalité et le candidat que pour le Reform Party. Sa campagne centrée sur sa personne et la mobilisation d'électeurs peu alignés sur les deux grands partis a permis de se frayer un chemin vers la victoire. Peu d'électeurs de 1998 ont affirmé avoir voté Ventura parce qu'ils se reconnaissaient dans le Reform Party. Une écrasante majorité le fit pour sa personnalité ou parce qu'il ne ressemblait pas à un homme politique ordinaire. Nettement plus insatisfaits de l'offre présentée par les Démocrates et les Républicains à cette élection que principalement contestataires du système bipartisan américain, ils considéraient, pour un nombre important, que leurs choix et préférences étaient mieux représentés par le candidat du tiers parti en lice.

Une relative repolitisation de l'électorat du Minnesota a été concomitante à la candidature de Jesse Ventura en 1998.

On peut comparer en ce sens le vote «Jesse» au vote pour le M5S de Beppe Grillo. Environ deux tiers des électeurs de Ventura étaient passés par l'université, qu'ils en soient (déjà) diplômés ou non. Ce qui est comparable avec la structure du vote M5S dans les années 2010. En revanche, les plus diplômés ne lui ont accordé un soutien qu'extrêmement marginal. On peut aussi constater un «gender gap» qui concerne assez structurellement le vote de droite radicale dans les pays occidentaux, mais également d'autres formes de populisme.

Ventura a été aussi un candidat qui a amené de nouveaux électeurs, qui se seraient détournés des bureaux de vote s'il avait été absent mais qui ont, pour partie, persévéré en 2002 à l'élection de son successeur. Si on peut le qualifier de «populiste», il parait évident qu'une relative repolitisation de l'électorat du Minnesota a été concomitante à sa candidature de 1998 et lui a survécu politiquement en 2002, quand il quitta le poste de gouverneur sans se représenter.

Une forme de «hacking» de la vie politique

«The Body» était déjà connu les mois précédant l'élection et son taux de notoriété très comparable à ses adversaires tenait à sa participation au monde du sport-spectacle mais il apparaissait aussi comme un homme neuf. Autre élément intéressant de cette élection: c'est essentiellement de la distance qu'ils ressentent croître entre eux et leur grand parti de référence que les électeurs tirent la motivation pour s'en séparer. Se produit alors un phénomène d'adhésion à un éventuel troisième parti qui est surtout un troisième homme.

Dans l'immense majorité des États, il faut s'être inscrit au préalable sur les listes électorales. Dans le Minnesota, il est possible de s'inscrire le jour de l'élection, ce qui permet d'offrir aux candidats indépendants une arrivée potentielle d'électeurs. Quatre ans après sa victoire, alors qu'il ne se représente pas, il existe toujours un «effet Jesse» sur la participation dans cet État. Il n'y a pas, en revanche, de persistance d'un vote Jesse Ventura et celui-ci, fragmenté dès l'origine, se projette sur différents candidats en 2002. Il n'y a pas de groupe unifié votant Jesse Ventura mais, à partir d'un noyau d'électeurs plutôt jeunes et masculins, un agglomérat de petits groupes épars sans véritable unité.

Puisant dans un électorat nouveau et plus volatile dans ses intentions, repolitisant la scène locale, assénant de lourds dommages à l'invincibilité du duopole Républicains-Démocrates, Jesse Ventura a introduit l'idée qu'une forme de hacking de la vie politique était possible. L'idée de l'émergence d'un tiers parti va vite céder la place à celle de candidatures alternatives œuvrant dans chacun des grands partis. En revanche, la forme de candidature et de campagne «Jesse», son utilisation précoce d'internet, va marquer durablement la vie politique américaine.

Bien avant la crise de 2008-2009 et l'échec total de la politique de George W. Bush, on distingue dans cette victoire de Jesse Ventura les facteurs rendant possibles, hors ou dans les deux grands partis, des formes nouvelles de contestation électorale potentiellement victorieuses. Depuis vingt-trois ans, la science politique européenne et française ne s'est que peu intéressée –en fait pas du tout– à l'aventure Ventura. Notre regard français sur les États-Unis est focalisé sur la Maison-Blanche et le Capitole mais délaisse les scènes politiques locales. C'est pourtant souvent très localement que se dessinent avec quelques années d'avance le destin politique des États-Unis et, parfois, des autres sociétés. On pense évidemment au Comté d'Orange, qui a servi de foyer premier au reaganisme, hyper-localisation qu'on peut d'ailleurs retrouver avec la Ligue lombarde à l'origine, voici quatre décennies, de l'actuelle Lega italienne.

Dans le cas du Minnesota des années 1970, on trouve donc les traits caractéristiques de percées populistes sous des formes diverses qui vont exploser à partir de la crise qui se produit dix ans après la victoire de Ventura à l'élection du 3 novembre 1998. Raison de plus pour s'y intéresser.

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