Le carnaval de Marseille est peu à peu devenu symbole de l'esprit libertaire qui est enraciné dans le quartier de La Plaine à Marseille. D'ailleurs, vous n'entendrez aucun Marseillais parler du «carnaval de Marseille». C'est bien sous la dénomination «carnaval de La Plaine» que l'événement s'est imposé dans l'agenda des festivités incontournables du centre-ville.
Certains n'y voient que l'expression d'une déviance populaire catalysée par les «Plainars» («les gauchistes» du quartier et des environs), d'autres louent son caractère créatif, joyeux, familial et enraciné dans la culture marseillaise et occitane.
C'est donc sans grande surprise que l'on a vu fleurir dans la presse et sur les réseaux sociaux les sempiternelles prises de positions à la suite de la tenue de ces festivités dimanche 21 mars.
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Une tempête dans un verre de pastis
«Marseille, c'est pas la France!», entend-on souvent dans les rues du quartier Noailles-La Plaine. Accordons-nous toutefois sur le plus petit dénominateur commun: Marseille est bien en France. Une fois ce préalable posé, il convient également d'établir un second fait: l'état d'urgence sanitaire s'applique aussi aux rues de la cité phocéenne.
C'est donc dans ce contexte tendu et cette portion de territoire historiquement contestataire que la polémique a enflé. Le chiffre officiel de 6.500 participants a été communiqué par la préfecture de police: c'est beaucoup, c'est trop. Et vraisemblablement, il était conforme aux représentations que les non-Marseillais se font des habitants de la ville, c'est-à-dire des indisciplinés chroniques, dotés d'un respect des règles à géométrie variable et prompts aux arrangements constants et instantanés vis-à-vis des normes.
Quelle que soit la perception que l'on puisse avoir d'un événement festif (et donc non essentiel) réunissant plusieurs milliers de personnes en pleine pandémie, le déferlement de commentaires sur les chaînes d'information, les journaux et les réseaux sociaux ne doivent pas occulter les questions de fond: les responsables politiques ne ressemblent-ils pas eux-mêmes à des caricatures carnavalesques lorsqu'ils surjouent une indignation sans rapport avec les faits dénoncés?
Dès la matinée du lundi 22 mars, on parlait déjà du comportement déviant, violent et antisocial des protagonistes du carnaval en faisant référence aux dégradations d'aires de jeux pour enfants ou de la «profanation» du lieu de mémoire de la rue d'Aubagne.
Rien ne justifie qu’on détruise les efforts collectifs pour endiguer le virus !
— Benoît Payan (@BenoitPayan) March 21, 2021
Rien ne justifie qu’on profane le lieu des effondrements de la Rue d’Aubagne !
Rien ne justifie qu’on s’en prenne à des jeux d’enfants et à des équipements publics !#LaPlaine
La Soleam (la société qui a la charge de la rénovation du quartier de La Plaine) a publié un communiqué qui évalue les dégâts à plus de 100.000 euros. La société va porter plainte et au moins quatre personnes sont jugées en comparution immédiate. Il est indéniable que des débordements ont eu lieu en fin d'après-midi ce dimanche 21 mars. Ils correspondent peu ou prou aux problèmes inhérents à tous types de regroupements sauvages.
Bref | La mairie et l’aménageur de la Plaine déposent plainte après les dégradations au carnaval https://t.co/ssuJU8LKju
— Marsactu (@Marsactu) March 22, 2021
On peut le déplorer, mais à qui profite cette surcote temporaire? La droite locale et nationale y voit la main de l'ultra-gauche alors que la majorité municipale, par crainte de se faire dépasser sur les questions sécuritaires, lui emboîte le pas. In fine, les barons locaux des deux bords s'écharpent par voie de presse en s'appuyant sur une lecture des faits commune. Cette situation ubuesque dissimule mal la responsabilité de tous, notamment lorsqu'ils dénoncent de concert l'irresponsabilité d'un petit nombre d'individus.
Carnaval de la Plaine à #Marseille : "Un attentat contre la santé des Marseillais" (Valérie Boyer)
— La Provence (@laprovence) March 22, 2021
https://t.co/Q7gfDuDXYP pic.twitter.com/NO7dipZcQH
La simple chronologie des faits ouvre déjà la voie à l'interrogation suivante: comment est-il possible, dans la deuxième ville de France, d'être à la fois surpris par la massification de ce «cortège d'irresponsables» tout en évaluant instantanément un chiffre assez précis du nombre de participants? Chiffre qui d'ailleurs fait débat.
La politique des chiffres
S'il est aisément compréhensible qu'une fois un cortège formé, la meilleure option reste son encadrement par les forces de l'ordre, il est plus difficile d'accepter qu'un rassemblement non autorisé de plusieurs milliers de personnes puisse se développer sans contrainte. En fin de compte, de quoi est-il question? En premier lieu du déficit quantitatif chronique de policiers nationaux qui touche Marseille alors qu'en matière de sécurité elle a peu de points communs avec Genève.
Chiffres à l'appui, tel ou tel haut fonctionnaire ou élu s'empressera de démontrer le contraire en comparant les effectifs globaux à ceux des autres villes de France. Il le fera peut-être même de bonne foi. Seulement voilà, les chiffres, qui, dans une logique managériale sont l'alpha et l'oméga d'une démonstration analytique, ne résistent pas à l'épreuve des faits. La ville est extrêmement étendue, avec des arrondissements entiers concentrant les problèmes qui sont qualifiés de «violence des banlieues» dès lors que l'on parle des autres grandes villes de l'Hexagone.
Les policiers n'ont pas pu ignorer les préparatifs en cours sur la place de La Plaine.
C'est aussi dans le centre-ville de Marseille que l'on compte les quartiers les plus criminogènes. En clair, Marseille manque de policiers nationaux et l'État consent à les lui accorder au compte-gouttes en échange de la promesse par l'exécutif local d'étendre son parc de vidéosurveillance.
Or, c'est dans ce centre-ville plutôt pourvu en policiers que se situe le commissariat central, à 100 mètres de La Plaine… Comment, dans ce contexte, peut-on être surpris et donc ne pas être en mesure d'empêcher une manifestation non autorisée?
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Une inconsistance territoriale
La surprise est une réaction face à une action au sujet de laquelle on ne possède pas d'informations suffisantes. Ici aussi, il y a motif à une inquiétude grandissante car cela signifie que l'ensemble des services assignés à la prévention et la répression n'ont pas, ou plus, les capteurs sociaux, ni les facultés analytiques qui leur permettraient de connaître et d'agir sur le biotope dont ils ont la charge.
Quid du nombre de fonctionnaires affectés au renseignement territorial pour l'ensemble de la ville? Et, sur cet ensemble, combien assurent une observation continue des quartiers à risques (quelle que soit la nature de ces risques). Ne parlons même pas de la nature qualitative de ces capteurs sociaux –si seulement ils existent. Il n'est pas non plus impossible que, effectivement, ce travail de recueil d'informations et de renseignements soit correctement assuré, mais que les courroies de transmission soient grippées.
C'est en tout cas la question qui se pose lorsque l'on a pu observer, la veille du carnaval de La Plaine (le samedi 20 mars), une présence policière importante dans le quartier dont la mission relevait bien plus de l'opération de relations publiques que de répression. Ne nous y trompons pas: cet ersatz de police de proximité est un élément extrêmement positif car il apaise les tensions et permet de faire de l'information. Celle-là même qui a fait tant défaut à la préfecture des Bouches-du-Rhône. Ces policiers, affables et courtois, n'ont pas pu ignorer les préparatifs en cours sur la place de La Plaine. Partout, il y avait des chants, des danses, des groupes qui répétaient leurs prestations pour le lendemain. Trois d'entre eux avaient même du mal à communiquer avec un groupe de personnes tant ils étaient gênés par le volume élevé d'une chorale qui se trouvait à moins de 2 mètres. Comment cet instantané policier n'a-t-il pas pu remonter aux services de la préfecture? Dans le cas contraire, il devient impossible de parler de surprise. Dans les deux cas, proposer un concept nouveau peut paraître quelque peu abscons, mais il aurait peut-être le mérite d'illustrer au mieux ce dédale administratif et opérationnel: l'inconsistance territoriale.
Face à cet hypothétique déficit d'information, une simple discussion suffit avec les clients d'un bar bien connu sur la Place de Plaine et fréquenté quasi exclusivement par des policiers depuis plus de vingt ans.
Le nouveau conseil municipal de Marseille s'est exprimé dans la précipitation sans tenir compte d'un délai raisonnable pour vérifier les faits. Ce conseil, conduit par le jeune et ambitieux maire, Benoît Payan, a fait campagne avec la volonté d'être au plus près des collectifs citoyens qui ont œuvré pour son élection. On peut lui accorder que de nombreux signaux et actions ont été véritablement amorcés dans ce sens. Sur un sujet aussi épineux que La Plaine, peut-être devrait-il se doter de ses propres capteurs territoriaux afin d'être en possession des informations nécessaires qui lui permettront d'anticiper les tensions, mais aussi d'enrichir son jeu face aux «surprises» de Madame la préfète.
Finalement, il y a de quoi s'inquiéter pour Marseille: la ville est sous-dotée en effectifs de police, ne dispose pas d'informations remontant du terrain et sa préfecture se trouve débordée par un simple carnaval.