De toutes les critiques formulées à l'encontre de Twitter, la plus récurrente est sans doute que ça n'intéresse personne de savoir ce que vous avez mangé au petit-déjeuner.
Sauf que, si, en fait il y a des gens que ça intéresse. «Je trouve ça très utile, au contraire», assure Paul Freedman, professeur à l'université de Yale, spécialisé en histoire de l'alimentation. Pour lui, une ode en 140 caractères au Double Down de KFC -en plus des photos que vous avez prises avant de l'engloutir- pourrait très bien constituer un document historique précieux. «Les historiens s'intéressent au quotidien», explique Freedman. «Et Twitter est une ressource incroyable pour ça.»
D'où la décision prise par la Bibliothèque du Congrès de Washington la semaine dernière de stocker l'intégralité des archives de Twitter. D'ici 6 mois, le moindre tweet -les utilisateurs en produisent actuellement 50 millions par jour- sera enregistré sur un disque dur dédié et accessible aux historiens pendant... pour toujours en fait.
L'archivage numérique ne date pas d'hier; Internet Archive, une bibliothèque numérique à but non-lucratif, a commencé à recueillir des «instantanés» du Web en 1996; les bibliothèques universitaires numérisent leur collectionles ouvrages pour la rendre accessible via Internet, d'ailleurs Google Books s'en charge actuellement pour d'au moins 20 grandes bibliothèques de recherche.
Faire encore mieux que les Grecs
Mais la conservation numérique a franchi une toute nouvelle étape avec l'archivage de Twitter. Auparavant, toutes les archives, même numériques, étaient soigneusement sélectionnées. Internet Archive ne conserve pas le moindre petit octet se trouvant sur le Web, seulement les données qui semblent importantes. Les archives Twitter, en revanche, seront incroyablement exhaustives. Des manifestations en Iran à la théorie de votre coloc sur le dernier film à la mode, en passant par le premier tweet de Robert Gibbs, dans quelques mois tout passera à la postérité. Ce qui, du point de vue d'un historien, est... historique. Et maintenant qu'on a décidé de sauvegarder le moindre tweet, la perspective de numériser tout ouvrage jamais publié -pour reprendre l'expression de l'archiviste Brewster Kahle «faire encore mieux que les Grecs»- ne semble pas spécialement impossible.
L'initiative soulève pourtant une question: la conservation des contenus numériques -tweets, statuts Facebook, commentaires laissés sur les blogs- va-t-elle faciliter la tâche des historiens, ou bien au contraire, la rendre plus difficile?
Réponse: les deux. Ces archives regorgent à la fois d'informations précieuses pour les historiens, mais également de choses complètement inutiles. Et sans recul, difficile de distinguer les deux. Un peu comme ce qu'aurait dit John Wanamaker sur la publicité: il savait que la moitié de ses campagnes étaient complètement inefficaces, mais il ne savait pas quelle moitié.
Comment retrouver l'information?
Pour s'en sortir, il va donc falloir s'organiser. Les hashtags sont un bon début -ces symboles commençant par «#» que les gens utilisent pour créer des fils de discussion, comme par exemple #ashtag pour le nuage de cendres du volcan islandais ou encore #snowpocalypse pour les tempêtes de neige qui ont touché l'est des Etats-Unis en février dernier. Mais la plupart des utilisateurs ne prennent pas la peine de taguer leurs tweets. Les historiens pourront également effectuer des recherches par mot-clé, mais il y a de fortes chances que les résultats les laissent parfois quelque peu dubitatifs. Par exemple, avec une recherche sur le mot «windows», comment savoir si quelqu'un se plaint de ses fenêtres, ou bien de son ordinateur?
Aujourd'hui, le data-mining permet de faire ce genre de distinction en fonction du contexte. Parfois, il faudra donc examiner les mots entourant un mot-clé, (si «ordinateur» est proche de «windows», il s'agit sans doute du système d'exploitation), ou se pencher sur les métadonnées -quand un tweet a été envoyé, d'où, qui son auteur suit, etc. Si Twitter n'a pas l'intention de partager ces métadonnées avec la Bibliothèque du Congrès, un porte-parole a tout de même déclaré que «cela reste ouvert à la discussion».
En fait, si les historiens veulent réussir à tirer quelque chose de toutes ces données, cela dépendra des outils dont ils disposent pour faire le tri. «C'est ce que les historiens ont toujours fait: créer de l'ordre à partir du désordre», assure Martha Anderson, directrice du National Digital Information Infrastructure and Preservation Program. «C'est comme se demander si les journaux sont utiles aux historiens», explique Elaine Tyler May, professeur d'histoire à l'université du Wisconsin et présidente de l'Organization of American Historians. «On sait que oui, mais l'essentiel, c'est de savoir ce qu'on y cherche.»
Mine d'or pour historiens de l'alimentation
Gardez tout, nous dit Dan Cohen, également professeur d'histoire. On ne sait jamais, ça pourrait toujours servir à quelqu'un. Cohen dirige le Center for History and New Media à l'université George Mason. Après le 11 septembre, il a décidé de recueillir et conserver des dizaines de milliers de témoignages de ce jour-là. Plus tard, lorsque des chercheurs ont voulu savoir qui avait consulté ces archives, ils ont découvert qu'elles avaient servi à des linguistes qui étudient l'argot des adolescents, et quelqu'un d'autre les avait parcourues suite à une recherche portant sur l'utilisation des téléphones portables. «C'est là qu'on réalise la force d'une archive ouverte de cette envergure», assure Cohen.
Généralement, l'évolution de l'historiographie est influencée par la politique. Dans les années 60-70, plutôt que la théorie du «grand homme», c'est l'analyse systémique de l'histoire sociale qui prévalait dans les milieux universitaires. Mais la technologie peut elle aussi avoir un impact sur la manière dont on appréhende l'histoire. Reprenons l'exemple de la nourriture. Les historiens de l'alimentation qui étudient les années 50 ont des ressources très limitées: «On a des livres de recettes, des critiques de restaurants, des articles de journaux», explique Nicolaas Mink, qui enseigne à l'université du Wisconsin-Stevens Point. «Mais on ne sait rien de la préparation ni de la façon dont la nourriture était perçue par le consommateur.» Twitter, en revanche, avec sa pléthore de critiques gastronomiques amateurs, est une véritable mine d'or pour les historiens qui s'intéressent aux comportements alimentaires d'une société.
Prenez également l'exemple des adolescents: pour étudier leur mode de pensée, les seules ressources disponibles ont pendant longtemps été leurs travaux scolaires, des lettres de leurs parents ou de leurs professeurs, et parfois, des journaux intimes. Une approche encore une fois «systémique» de l'histoire. Il existe très peu de données «réelles» sur la façon dont les ados communiquent entre eux. Mais blogs, tweets, et statuts Facebook nous offrent un aperçu de leurs vies qu'aucune étude, aucun sondage ne pourra jamais imiter.
Twitter en tant que document historique permettrait également aux chercheurs de suivre certains phénomènes en temps réel. Les historiens ont pendant longtemps essayé de reconstituer comment la nouvelle de l'apparition du Sida à New York s'est répandue au début des années 80. Mais difficile aujourd'hui de trouver qui savait quoi, et quand. «Toutes ces conversations sont à jamais perdues, sauf si l'on rencontre des gens qui comme moi se souviennent à peu près de ce qu'ils ont entendu il y a 30 ans», explique David Mindich, professeur de journalisme à l'université Saint Michael. Twitter permet de garder une trace de ce genre d'évènements, et Google a déjà créé un programme baptisé Replay permettant de géolocaliser les sujets de conversation abordés sur Twitter.
À quand l'archivage de Gmail?
Il y a cependant des limites à ce que Twitter peut nous apprendre, notamment pour des raisons évidentes de parti-pris. Il faut savoir que les tweets sont là pour être «consommés» par ceux qui les lisent ; comme l'explique Mindich: «Quand vous lisez ce qu'untel a mangé au petit-déjeuner, n'oubliez pas qu'il peut s'agir également de ce qu'il veut vous faire croire qu'il a mangé.» Un autre exemple, les photos Facebook. Si un sociologue décidait d'examiner le comportement des étudiants en se basant uniquement sur les photos Facebook sur lesquelles ils sont tagués, il en concluerait qu'à l'université, un étudiant consacre 98% de son temps à jouer au bière-pong. Les données recueillies sur Twitter manquent également de fiabilité: «Ce sera aux historiens de faire le tri», prévient Elaine Tyler May.
Evidemment, cette histoire de parti-pris ne date pas d'hier. Il y a les lettres qu'on conserve dans un musée, et il y a celles qu'on ne conserve pas. Peut-être que la spontanéité des tweets en font les plus fiables des documents historiques. Personne n'a jamais pensé à la postérité en tweetant son avis sur le Double Down de KFC -du moins pas jusqu'à l'annonce de la Bibliothèque du Congrès. On pourrait même dire qu'il y a bien moins de préméditation dans n'importe quel tweet que dans l'intégralité de la correspondance de William Jefferson Clinton.
Ceci étant dit, l'historiographie selon Twitter sera relativement sans surprises, puisque tout est déjà accessible au public. Le vrai défi, dans quelques années, ce sera d'essayer de comprendre ce qui arrive à la correspondance privée de quelqu'un, comme le contenu de son compte Gmail, par exemple. Aujourd'hui, Google transfère le compte d'une personne décédée à sa famille si celle-ci fournit les documents demandés. Mais dans 100, 200 ou peut-être même 500 ans, qu'arrivera-t-il quand l'intérêt public dépassera l'intérêt privé, et qu'on rendra public le contenu d'une boîte mail au lieu de laisser les proches décider? «C'est juste une question de temps», affirme Martha Anderson. «Mais si quelqu'un décidait un jour de se pencher sur ma correspondance électronique, il se dira qu'il est tombé sur une femme à la vie pas très excitante et dont l'activité principale était le shopping.» Ce qui, pour des historiens qui étudieront les modèles de consommation en Amérique au début du 21e siècle, sera tout bonnement fascinant.
Christopher Beam. Traduit par Nora Bouazzouni.
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Image: faux tweet de Napoléon, extrait de l'excellent historicaltweets.com.