Depuis le début de la crise sanitaire, des voix s'élèvent pour demander l'ouverture de davantage de lits de réanimation pour les patients atteints du Covid-19, afin d'éviter des mesures sanitaires restrictives.
Dernier en date, le médiatique Dr Gérald Kierzek qui, sur le plateau de LCI, prétend: «Je suis dans un hôpital où on peut ouvrir 100 lits de réa du jour au lendemain!» Est-ce aussi simple que cela? Certainement pas. Il existe non seulement des contraintes légales, mais aussi des limitations humaines qui rendent aujourd'hui ce type de propositions démagogues, populistes et irréalistes.
— LCI (@LCI) March 15, 2021
À l'emballement des plateaux télé, on préfère écouter la voix de ceux qui sont sur le terrain et doivent chaque jour gérer la saturation des services et l'épuisement des soignants.
Des locaux, du matériel, et du personnel
Le Pr Xavier Monnet, médecin-réanimateur à l'hôpital de Bicêtre et aux hôpitaux universitaires de Paris-Saclay, explique que pour ouvrir des lits dans un service de réanimation, il faut quatre choses. D'abord, des locaux. «Ça, ça se trouve, nous dit-il, même si pour les réanimations Covid, il faut des locaux un peu particuliers, avec des arrivées d'air dans chaque chambre.»
Ensuite, du matériel tels que des respirateurs, appareils biomédicaux et dispositifs médicaux. «Ça aussi, ça se trouve, même en urgence, explique le réanimateur. Les stocks des fournisseurs sont à flot. Certains sont même prêts à en offrir.»
Ouvrir des lits nécessite aussi des médecins-réanimateurs. Il ne s'agit pas de n'importe quels médecins, car la réanimation est bel et bien une spécialité médicale, qui impose des compétences spécifiques. Sur ce point, on commence à rencontrer un frein. «Lors de la première vague, nous avions été aidés par des confrères de province, se souvient le Pr Monnet. Mais, aujourd'hui, il y a des cas de Covid-19 partout, et il est donc impossible de les faire venir. En cas de saturation, les médecins-réanimateurs peuvent toujours prendre en charge davantage de patients, et faire des heures supplémentaires.»
Le Dr François-Xavier Moronval, urgentiste au centre hospitalier d'Épinal, ajoute: «On compte en général un médecin-réanimateur pour 8-10 patients. En réanimation Covid, les patients sont susceptibles de se dégrader subitement très rapidement. Il est dangereux d'augmenter la charge de malades par médecin…» On imagine bien que cette situation est extrêmement difficile à tenir sur le long terme, pour des médecins qui sont sur le front depuis déjà plus d'un an.
«Nous sommes tacitement passés à une infirmière pour 2,5 patients, mais on ne peut pas aller au-delà.»
Enfin, ouvrir des lits de réanimation Covid demande également des infirmièr·es et des aides-soignant·es. À ce stade, cela devient encore plus compliqué, car il existe un quota légal de patients maximum pouvant être pris en charge par un·e infirmièr·e ou par un·e aide soignant·e en réanimation. L'article D6124-32 du Code de la santé publique dispose ainsi que, sous la responsabilité d'un cadre infirmier, l'équipe paramédicale d'une unité de réanimation adulte comprend au minimum deux infirmiers ou infirmières pour cinq patients, et un·e aide-soignant·e pour quatre patients.
«Nous sommes tacitement passés à une infirmière pour 2,5 patients, explique le Pr Monnet. Mais on ne peut pas aller au-delà car de toute façon, ce serait dangereux: les infirmières ont en charge à la fois le soin et la surveillance.» Elles doivent aussi gérer l'accompagnement des derniers instants de certains patients. En outre, exercer en service de réanimation et, qui plus est, en secteur de réanimation Covid, demande des compétences que les soignants paramédicaux doivent acquérir sur le terrain, car il n'y a pas de formation spécifique. Le Dr Moronval explique qu'il «faut près d'un an pour qu'une infirmière soit totalement autonome en réanimation».
Certes, des soignants paramédicaux auraient pu être formés pendant l'été. Mais, comme l'explique le Pr Monnet: «Pour cela, il aurait fallu qu'on leur propose un salaire attractif, supérieur à celui pratiqué selon les grilles salariales de la fonction publique.» À ce manque d'attractivité salariale s'ajoute une démotivation de soignantes et de soignants qui, après avoir été applaudis aux fenêtres, ont été depuis remisés dans une zone d'indifférence, pour ne pas dire de mépris.
Certains n'ont ainsi pas reçu les primes promises, et d'autres vivent extrêmement mal les accusations reçues au sujet de la vaccination. Beaucoup, aussi, ont déjà raccroché la blouse ou sont en arrêt maladie pour burn-out. «Nous savons déjà le mal que nous avons à trouver ne serait-ce qu'un seul d'entre eux pour remplacer une infirmière en arrêt de travail au jour le jour!» souffle le Pr Monnet.
Le privé ou la province ne sont pas des solutions miracles
Mobiliser des soignants spécialistes ou formés en réanimation, c'est également être contraint de déprogrammer certaines interventions chirurgicales. C'est aussi se retrouver à manquer de lits pour des patients non-Covid qui ont besoin d'être pris en charge. Le Dr Moronval raconte: «Lors de ma dernière garde, nous avons un patient qui a fait une hémorragie cérébrale. Nous n'avions plus de lit de réanimation, et nous avons dû appeler les hôpitaux alentour. Quand je suis parti, mes collègues essayaient un hôpital situé à 90 km…»
Certains ont évoqué la possibilité que les hôpitaux publics se déchargent des patients Covid vers le privé. Or, en France, seuls cinquante-trois établissements dotés d'une réanimation autorisée et quatre-vingt-deux nouvelles réanimations ont été créées par autorisations dérogatoires temporaires lors de la première vague.
Des soignantes s'occupent d'un patient touché par le Covid-19, en février dernier à l'hôpital de Bobigny (Île-de-France). | Bertrand Guay / AFP
Mais, comme l'explique le Pr Monnet, «lorsqu'elles disposent de services de réanimation, la plupart des cliniques privées ne sont pas prêtes à recevoir des patients très lourds, car ces services sont généralement conçus pour accueillir des patients au sortir d'une opération chirurgicale. On pourrait envisager –et c'est ce que certaines ont fait en mars-avril 2020– qu'elles puissent par contre prendre en charge des patients moins lourds en hospitalisation standard, en surveillance intensive, ou au sortir de la réanimation.» Et, là aussi, cela signifie déprogrammer des soins, ce que tous les professionnels de santé souhaitent aujourd'hui éviter compte tenu des retards de prise en charge liés au premier confinement.
Enfin, Jean Castex a récemment évoqué le transfert de patients de réanimation vers la province. Là encore, ce n'est pas une solution miracle, car tous les malades placés en réanimation en Île-de-France ou dans les Hauts-de-France ne sont pas éligibles à ces transferts. «Il faut qu'ils soient dans un état sérieux –on ne transfère par des patients qui vont sortir dans trois jours, mais pas trop sérieux non plus et suffisamment stables, explique le Pr Monnet. Il faut aussi que la famille soit d'accord, et ce n'est pas évident de voir partir un proche très malade dont on ne sait pas si on le reverra.» Le médecin-réanimateur ajoute: «Les TGV de patients peuvent être très utiles en derniers recours, si on est totalement débordés. Mais ces transferts ne concernent au final qu'un patient sur dix environ.»
On voit aisément combien les propos tapageurs, tels que «On peut encore ouvrir des lits», sont trompeurs et témoignent d'une méconnaissance du terrain. Ils montrent aussi un certain aveuglement sur ce qu'est la réanimation et ses suites. Entrer dans ce service lorsque l'on souffre du Covid, c'est souvent la certitude de devoir suivre à la sortie de longs mois de rééducation pour espérer retrouver sa qualité de vie antérieure –si l'on en sort. Avant de penser à ouvrir des lits de réanimation Covid, il serait ainsi préférable de prendre les mesures individuelles et collectives permettant de ne pas les remplir.