S'il avait fallu décerner la palme de la journaliste la plus courageuse de la journée, le 3 mars dernier, elle aurait difficilement pu échapper à Margaux de Frouville. La journaliste, responsable du pôle santé de BFMTV, était ce jour-là en charge d'animer le premier live Twitch de la chaîne d'information en continu, qui a rassemblé 22.000 personnes. Pendant plus d'une heure, elle a dû composer avec un tchat ouvertement hostile, rempli de trolls et de remarques sexistes.
Le chat de @BFMTV be like:#BFMTV pic.twitter.com/rjIJE4AsEM
— ᵀʷⁱᵗᶜʰ DaFrenchGlakos (@DaFrenchGlakos) March 3, 2021
Si des débordements de ce type arrivent régulièrement sur le diffuseur numéro 1 de streaming dans le monde, les réactions au lancement de BFMTV témoignent d'un rejet collectif envers l'arrivée des médias traditionnels et des politiques sur Twitch, qui se multiplient ces dernières semaines. Avec des programmes lancés par TF1 et France Télévisions, mais aussi des lives de Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, avec des influenceurs, ou des interviews de Samuel Étienne avec Jean Castex et François Hollande, la plateforme est devenue ces dernières semaines un lieu de passage obligé pour les habitués des plateaux télé.
Peur de perdre l'essence de Twitch
Cet afflux massif de nouveaux visages n'a pas tardé à faire réagir un public longtemps habitué aux retransmissions de jeux vidéo et qui craint de perdre l'essence de la plateforme. «Si le tchat est ingérable, eh bien ça veut dire que Twitch ne veut pas de ça», commentait laconiquement Laink, un streamer, sur Twitter. «Twitch, pour moi, c'est un peu notre cour de récré, une façon de vivre à fond des passions souvent marginalisées. C'est comme si petit à petit la magie se faisait grignoter», renchérissait Artheon, un autre vidéaste, sur Twitter. «Il y une culture sur Twitch du streamer qui démarre seul dans son coin et donc une inquiétude de voir des institutions prendre ce créneau et leur piquer des spectateurs», abonde Ostpolitik, animateur d'une matinale sur la plateforme.
«Beaucoup de papiers ou reportages sur Twitch, avant les évènements récents, regardaient un peu de haut la pratique [des lives de jeux vidéo], ajoute Thierry Moreau, ancien rédacteur en chef de Télé 7 jours, qui s'est lui aussi lancé dans le streaming pendant le confinement. Ces réactions, c'est un peu le retour de balancier.» Incarnant ce mépris longtemps affiché par les médias classiques, Antoine de Caunes avait déclaré, en 2014 dans «Le Grand Journal», au sujet du succès de Twitch et YouTube: «Je n'en veux pas de ce monde.» Sept ans plus tard, les internautes acceptent mal le retournement de veste de leurs détracteurs d'hier.
À cela vient s'ajouter une désaffection générale des Français envers les journalistes et les politiques, grandissante ces derniers temps. «C'est une défiance qui est ancrée dans toute la société française, et qui s'est directement répercutée sur le live Twitch de BFMTV. Les gens ont eu l'opportunité de parler en direct à des journalistes de BFM, et il y a des a priori négatifs qui ont eu l'occasion d'être exprimés», analyse Ostpolitik.
Le «Just chatting», déjà au top des audiences
Pour autant, les puristes de Twitch se battent contre un phénomène qui semble inéluctable: autrefois quasi exclusivement dédiée aux jeux vidéo, la plateforme détenue par Amazon ne cesse de se diversifier au fil des ans, laissant plus de place aux activités artistiques et à la discussion. Sa forte croissance en 2020, durant la période de confinement, n'a fait qu'accentuer cette tendance. Sur l'année, la catégorie la plus regardée a été de très loin le «Just chatting» (incluant tous les streamers parlant à leur communauté sans jouer en même temps), avec près de deux milliards d'heures visionnées, soit quasi deux fois plus qu'en 2019.
Malgré les critiques qu'elle engendre à leur encontre, l'évolution récente de Twitch a, pour les médias et les politiques, un revers positif indéniable, puisqu'elle leur permet de toucher un public ne regardant que très peu le petit écran. En effet en 2019, 73% des utilisateurs de la plateforme avaient moins de 34 ans. «Ce n'est pas notre seul objectif, éclaire Julien Mielcarek, directeur de la rédaction digitale de BFMTV. Je trouve quand même que ce qui se faisait sur Twitch avait un lien avec ce que faisait déjà la chaîne. Il y a du direct, ce qui est un de nos marqueurs, et de l'interactivité, ce qu'on essaie déjà de développer à l'antenne de plus en plus.»
«Un flux YouTube diffusé sur Twitch sans aucune interaction, c'est une erreur de communication majeure.»
«Le secret pour le succès, c'est de ne pas considérer Twitch comme un nouveau canal de diffusion de ce que l'on fait déjà, mais d'intégrer les codes de la plateforme, c'est là que ça devient intéressant, abonde Thierry Moreau. Le premier d'entre eux, c'est la discussion avec la communauté. Par exemple, le live de Gabriel Attal, c'était un flux YouTube diffusé sur Twitch avec quasi aucune interaction: c'est une erreur de communication majeure.»
Avant même l'agitation de ce début d'année, certains médias comme L'Équipe ou Le Figaro s'étaient essayé à la plateforme avec un certain succès. Côté politiques, des députés, tels qu'Ugo Bernalicis (La France insoumise) et Denis Masséglia (La République en marche) diffusent leurs parties de jeux vidéo depuis plusieurs années sur Twitch, tandis que Jean-Luc Mélenchon y avait fait un début remarqué en mai 2020. «Ce que Mélenchon avait un peu réussi, c'est capter les spécificités de Twitch, avec beaucoup d'échanges avec le tchat, un contenu très personnalisé, interactif avec la communauté, analyse l'ancien rédacteur en chef. Le résultat, c'est que l'ambiance des lives était bien plus conviviale.»
Figure de proue
Cette compréhension des codes explique en grande partie le succès actuel de Samuel Étienne et son émission «La rencontre est tienne», qui attire tous les jours des milliers de viewers devant ses revues de presse. Introduit à Twitch par Étoiles, un streamer qui retransmettait ses émissions de «Questions pour un champion», le journaliste de France Télévisions s'est vite approprié l'humour particulier de la plateforme. «C'est une plateforme qui met vraiment en lumière des personnalités, décrypte Ostpolitik. Samuel Étienne s'est présenté sur Twitch comme Samuel Étienne, plus qu'un journaliste de France Info. Ça rebute moins qu'une institution qui se présente comme une grande marque.»
PTDRR Mélenchon qui découvre Twitch c’est un régal #Twitchons @JLMelenchon pic.twitter.com/NYQ8e9Jtn7
— l o ï c (@_L_O_I_C_) May 29, 2020
Devenu figure de proue de ce bouleversement sur Twitch, Samuel Étienne n'est pas pour autant exempté de critiques. Sa décision d'inviter des personnalités politiques en activité, notamment Marine Le Pen, lui a été reprochée par une partie du public, qui craint que ces créneaux soient utilisés à des fins marketing. Même Étoiles, son mentor, a déploré ce choix sur Twitter: «Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, à part que c'est pas du tout le genre de live qui me plaît, et que ça me dérange cet aspect politique en activité…»
Des réserves qui n'ont pas empêché sa dernière interview avec Jean Castex d'enregistrer un pic d'audience à près de 80.000 curieux dimanche 14 mars, preuve supplémentaire que le cocktail politique/média/streaming continue d'intriguer. De là à ce que Twitch joue un rôle prépondérant dans la prochaine présidentielle, comme certains observateurs se sont empressés de le prédire? C'est à relativiser: à la même heure, «Mariages Gitans», sur TFX, réalisait une meilleure audience que «La rencontre est tienne».