Depuis quelques mois, le préfixe «cyber-» est sur toutes les lèvres -parfois flétries- des législateurs, des consultants en sécurité, des experts du terrorisme et des futurologues patentés. Souvent adossé à l'émulsifiant «guerre», néologisme obtenu par ajout chimique, comme lorsqu'on mélange jaune d'œuf et beurre fondu, il affole régulièrement les compteurs, tel un pic radioactif sur un compteur Geiger. Même sur mon blog, le mot-clé s'est fait une place dans le nuage. Mais avant de songer aux hivers nucléaires et aux coupures mondiales du réseau, il serait temps de désosser le vocabulaire.
La semaine dernière, Leon Panetta, directeur de la CIA, mettait en garde les Etats-Unis contre le risque d'un «cyber Pearl Harbor». A Washington DC, devant un parterre de cols blancs, il a rappelé que le «cyberterrorisme» était une priorité sécuritaire majeure, et qu'il fallait lutter contre les «cyberattaques quotidiennes», qu'elles émanent de Chine ou de Russie. Vous avez peur?
Richard Clarke, Monsieur Sécurité sous les mandatures de Bill Clinton et George W. Bush, vient de sortir un livre sobrement intitulé Cyberwar. Sur le site de son éditeur Harper & Collins, on peut lire ces quelques lignes, preuve ultime qu'on ne badine pas avec les hackers: «Ce n'est ni une fantaisie à la X-Files, ni une théorie conspirationniste - this is real» (devant le pouvoir évocateur de la formule, je préfère ne pas la traduire). Si l'on en croit son propos alarmiste, des milices de pirates contrôleront bientôt l'ordinateur de votre petite sœur, peut-être même le grille-pain de votre cuisine. Un vrai film de Cronenberg. Citoyens du monde, vous pouvez trembler.
Manne financière et pouvoir de l'énonciation
Et ce n'est pas tout. Au mois de janvier, le numéro 2 de la Défense américaine, William J. Lynn III, annonçait la stratégie militaire des Etats-Unis pour les quatre années à venir. Et devinez quoi? Dès son discours introductif, cet ancien lobbyiste (pour Raytheon, l'une des plus importantes entreprises d'armement américaines), agitait les «challenges de l'âge cybernétique» comme un chiffon rouge. Début avril, Booz Allen Hamilton, leader de l'ingénierie informatique, s'est vu offrir un chèque mirobolant de 34 millions de dollars (près de 26 millions d'euros) pour développer l'armement de pointe de la cyberguerre. Après tout, comme l'écrivait l'ancien directeur national du renseignement Mike McConnell dans une tribune pour le Washington Post, les Etats-Unis sont en train de perdre la bataille. Vous n'êtes pas d'accord? C'est pourtant «aussi simple que ça», écrit McConnell.
Le pouvoir de l'énonciation est le propre du «cyber». Chargé de connotations obscures et inquiétantes, répété ad nauseam, le terme permet de décrédibiliser ses contempteurs en invoquant une menace qui tambourine à la porte des démocraties du monde libre. Plus prosaïquement, il permet à de multiples acteurs privés de la Défense (fabricants d'armes, think tanks, cabinets de consulting) de s'adapter au marché et de récupérer les crédits d'un système monté en circuit fermé. C'est tout le principe du wishful thiking. Puisque dans la doctrine militaire américaine un risque existe dès lors qu'on subventionne les moyens d'y faire face, alors quel meilleur procédé pour le verbaliser que de créer un commandement militaire dédié? Ce sera le cas avant octobre 2010, et la mise en place du Cyber Command, subdivision opérationnelle de la division stratégique de l'US Army.
Le cyberespace, trop ringard
Attention, je ne suis pas en train de remettre en cause la multiplication d'attaques informatiques à travers le monde, ni de contester les enjeux géopolitiques qui les accompagnent. Mais les mots ont leur importance. Récemment, Wired dénonçait l'omnipotence du préfixe et les dangereuses implications que ce raccourci langagier pouvait drainer:
Voici un test simple: comptez le nombre de fois où un interlocuteur utilise l'adjectif "cyber". Plus personne ne l'emploie, sauf ceux qui essaient de vous faire peur et de vous faire croire qu'internet est dangereux ou lointain.
En lieu et place de cette antienne, le site propose l'expression «en ligne». «Quand avez-vous entendu pour la dernière fois quelqu'un dire “j'ai vu cette chouette vidéo sur le cyberespace?”», demande encore le journaliste Ryan Singel. Dans le même ordre d'idée, qui va encore surfer sur le web dans un «cybercafé»? Qui lit encore du «cybertexte» sur Slate? La «cyberculture»? Elle est tellement prégnante aujourd'hui qu'elle tend à devenir la pop culture par défaut. Le «cyberpunk»? Un rejeton bâtard de la science-fiction, né sous la plume de William Gibson... au début des années 1980. Dans Neuromancien, son premier roman publié en 1984, l'écrivain américain décrit un monde apocalyptique, à mi-chemin entre Matrix et Blade Runner, où des pirates du «cyberespace» se connectent au réseau via un système de capteurs nerveux.
A tous les niveaux, le «cyber» appartient au XXe siècle, au vieux monde. C'est un raccourci sémantique qui permettait d'évoquer le futur tel qu'on le fantasmait avant l'avènement du World Wide Web. A l'heure où ce dernier est devenu la norme, comment caractériser les nouveaux phénomènes qui s'y développent? C'est surprenant, mais l'adjectif «cybernétique» vient du grec Kubernêtikê, qui signifie «gouvernail». Avant d'élaborer un nouveau vocable, on pourrait peut-être commencer par tenir la barre.
Olivier Tesquet
Photo: Des ordinateurs entreposés à la Bourse de Shanghai / REUTERS, Nir Elias