Le 21 septembre 2011, l'ancien directeur de cabinet d'Edouard Balladur à Matignon, Nicolas Bazire, a été placé en garde à vue dans le cadre de l'enquête sur le volet financier de l'attentat de Karachi. A cette occasion, nous republions un article d'avril 2010 sur le destin des proches du Premier ministre de l'époque. Les personnes citées dans cet article occupent les mêmes fonctions aujourd'hui à l'exception de Gérard Longuet (ministre de la Défense depuis février 2011), Henri-Michel Comet (préfet de la région Midi-Pyrénées depuis avril 2011) et Georges Tron (démissionnaire du gouvernement en mai 2011 après sa mise en cause dans une enquête pour agression sexuelle).
***
Libération accuse Edouard Balladur d'avoir, pour financer sa campagne électorale présidentielle de 1995, trempé dans un système de rétro-commissions à la suite de la vente de sous-marins français au Pakistan. Dix millions de francs, en grosses coupures de 500 francs, proviendraient des commissions de ce contrat. Certains dessous de table destinés à des intermédiaires pakistanais n'auraient en outre jamais été versés dans leur totalité, ce qui aurait entraîné, en représailles, l'attentat de 2002 à Karachi contre 14 personnes dont 11 ingénieurs français, dont les commanditaires sont toujours inconnus aujourd'hui. Dans une tribune au Figaro, l'ancien Premier ministre a vigoureusement démenti. Puis Libération a déconstruit point par point son argumentaire.
Indirectement, et le quotidien de Laurent Joffrin insiste là-dessus, cela met en cause l'entourage de Balladur de cette époque, et notamment Nicolas Sarkozy, alors ministre du Budget et directeur et porte-parole de sa campagne. Ses plus proches partisans, selon les journalistes de la rue Béranger, étaient au courant de ses secrets. Qui étaient-ils, que sont-ils devenus?
Deux particularités sont à souligner avec Edouard Balladur:
- Il n'était pas un homme d'appareil comme pouvait l'être Chirac et n'avait pas cette bonhomie et ce sens du contact qui pouvaient lui valoir facilement de la popularité et des affidés. Il ne possédait pas un immense réseau dans son propre parti.
- Il aimait avoir un rapport paternel et s'entourer de jeunes ambitieux, énarques souvent, parfois encore inexpérimentés, qui, séduits par sa posture intellectuelle et une certaine droiture, se dévouaient corps et âm pour lui.
Ces particularités se traduisent dans sa composition de son gouvernement en 1993 quand il devient Premier ministre. Jacques Chirac a alors décidé ne pas aller à Matignon à la suite de la victoire aux législatives de son parti, le RPR, pour garder ses chances pour la présidentielle. Le gouvernement Balladur est le plus restreint de l'ère Mitterrand. Il ne comporte que 29 ministres, dont treize seulement ont déjà exercé des fonctions ministérielles. Et alors que le RPR est arrivé en tête des législatives, c'est l'UDF qui obtient le plus de maroquins (seize). Les deux ministres les plus importants, dans l'ordre protocolaire, sont alors Simone Veil, ministre d'Etat, ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville et Charles Pasqua, ministre d'Etat, ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire. Mais ses vrais fidèles ne sont pas les ténors du gouvernement. Ils sont soit des ministres «subalternes», soit dans son cabinet.
Les «deux Nicolas»
Ils sont deux, à l'époque, à paraître et à être plus proches d'Edouard Balladur que tous les autres. «Les deux Nicolas», Bazire et Sarkozy. A tel point que la journaliste Ghislaine Ottenheimer leur consacre un livre en 1994, intitulé justement Les Deux Nicolas et sous-titré La Machine Balladur. En 1995, dans son livre Balladur, immobile à grand pas, Eric Zemmour leur consacre un chapitre. Ce sont les seuls proches de Balladur à y avoir droit.
Nicolas Bazire
En 1994, Christine Clerc, éditorialiste à l'époque au Figaro Magazine et à RTL, le décrit ainsi dans son livre Jacques, Edouard, Charles, Philippe et les autres:
«Nicolas Bazire, trente-cinq ans. Ce Normand pâle et mince au parcours atypique —à peine sorti du lycée Corneille à Rouen, il s'est offert une année sabbatique avant d'entrer à l'Ecole navale, puis de bifurquer vers Sciences Po et l'ENA— est entré presque par hasard au service de l'ancien ministre d'Etat. [...] En quelques jours, ce jeune homme au long nez qu'on aperçoit souvent sur les photos en retrait de son patron est devenu non seulement «l'ombre» du Premier ministre, mais l'interlocuteur privilégié du secrétaire général de l'Elysée, Hubert Védrine.»
Nicolas Bazire est encore un inconnu du grand public quand il est nommé directeur de cabinet d'Edouard Balladur en 1993. «C'est un hyperactif qui aime dévorer des papiers, organiser, diriger, ordonner», selon Ghislaine Ottenheimer.
Après la défaite de 1995, il s'éloigne un peu de la politique. Il est nommé associé-gérant de la banque Rothschild & Cie fin 1995. En 1999, il devient directeur général du groupe Arnault. Aujourd'hui numéro 2 du groupe LVMH, il s'est enrichi, malgré quelques déboires financiers en 2009. Alors qu'ils ne se connaissaient pas avant de travailler pour Balladur, l'homme est resté très proche de Nicolas Sarkozy. Ce fut même le témoin de son mariage avec Carla Bruni et c'est l'un de ses plus proches conseillers informels. Quand Claude Guéant a été un peu contesté, en 2008 après les municipales ou en 2010 après les régionales, les rumeurs sur une arrivée de Nicolas Bazire au poste de secrétaire général de l'Elysée sont réapparues à chaque fois, sans que cela se vérifie pour le moment.
Nicolas Sarkozy
Entre 1993 et 1995, Nicolas Sarkozy a décidé de jouer la carte Balladur au détriment de Chirac. Il est nommé ministre du Budget et porte-parole du gouvernement. Il a alors 38 ans. Au début de la mandature, il est encore considéré comme un poids-plume du gouvernement, mais il va vite prendre une importance considérable et devenir l'un des plus fidèles d'Edouard Balladur, jusqu'à être son directeur de campagne en 1995.
Dans son livre Les deux Nicolas, Ghislaine Ottenheimer note:
«Pourquoi Edouard Balladur les a-t-il propulsés au sommet? Pourquoi en a-t-il fait ses conseillers exclusifs? Parce qu'ils sont sa machine de guerre pour conquérir l'Elysée.»
Et elle ajoute:
«On les dit tous les deux très ambitieux, voire arrivistes. Taquin, Edouard Balladur, quand il parle à l'un des Nicolas, termine souvent par: "Dites à l'autre ambitieux de m'appeler".»
La suite de la carrière de Nicolas Sarkozy est évidemment connue: traversée du désert après 1995, retour progressif, ministre de l'Intérieur puis de l'Economie et des Finances, à nouveau de l'Intérieur, Président... Eric Zemmour juge en 1995 qu'Edouard Balladur a une relation quasi-paternelle avec eux. Le Premier ministre amène son expérience, eux leur capacité énorme de travail et leur ambition.
Le cabinet
Les autres membres de son cabinet deviennent également des fidèles. Christine Clerc les appelle à l'époque les «têtes d'œuf»:
«Pourquoi diable Balladur s'est-il entouré de toutes ces têtes d'oeuf, qui n'ont guère ou pas du tout d'expérience en politique? Par désir de se sentir proche de la jeunesse: le Premier ministre, qui avoue "Je n'aime pas les gens de mon âge", est resté marqué par mai 1968 et par décembre 1986. Mais plus encore par la défiance des partis politiques vis à vis de leurs clans. Et par goût du pouvoir. Car l'équipe de Matignon est aussi dévouée corps et âme à son patron, à son "Dieu", que l'était celle de l'Elysée à François Mitterrand.»
Ghislain Ottenheimer note: «De mémoire de ministre de la Ve, on n'avait jamais vu un cabinet de Premier ministre aussi jeune. Ils ont tous la trentaine, sont tous fonctionnaires et font leurs premières armes». Et juge ainsi l'ambiance à Matignon: «Gestion hypercentralisée, équipe resserrée, stratégie secrète, atmosphère de complot, absence de lisibilité...»
Derrière Balladur et Nicolas Bazire, on retrouve Patrick Suet, directeur adjoint de cabinet, énarque, 39 ans. Il est aujourd'hui secrétaire général et responsable de la conformité de la Société Générale.
Puis Pierre Mongin, chef de cabinet, énarque, 39 ans. Préfet jusqu'en 2004, il est nommé directeur de cabinet de Villepin au ministère de l'Intérieur puis à Matignon. Aujourd'hui, il occupe le poste de directeur général de la RATP. Gérard Moatti note en 1994 à propos de Bazire, Suet et lui:
«Ces trois hommes (plus Nicolas Sarkozy) sont à peu près les seuls avec lesquels le Premier ministre travaille parfois en tête à tête.»
Puis se pressent Anne Le Lorier (40 ans, énarque) aux affaires économiques, actuellement membre du comité de direction d'EDF; Yves-Thibault de Silguy (45 ans, énarque), aujourd'hui président du conseil d'administration de Vinci; Hugues Hourdin (39 ans, énarque), maintenant conseiller d'Etat; Henri-Michel Comet (36 ans, énarque), alors conseiller à la décentralisation et maintenant secrétaire général du ministère de l'Intérieur. Au service donc de Brice Hortefeux, le meilleur ami de Nicolas Sarkozy... En attaché de presse, on trouvait Valérie Bernis, aujourd'hui membre du comité de direction de Suez Environnement.
Si l'on remonte à l'époque où Balladur fut ministre des Finances, on retrouve également ses anciens attachés parlementaires, qui s'en sont bien sortis aussi puisque Philippe Goujon est maire du XVe arrondissement de Paris et député et que Georges Tron vient d'être nommé secrétaire d'Etat à la Fonction publique.
Dans le cercle d'avant 1993, Jean-Marie Messier (Vivendi, etc.) avait également une place importante —il a présenté Nicolas Bazire au Premier ministre– ainsi qu'Antoine Pouillieute, qui perdra sa place au profit de ce dernier.
Les politiques «installés»
Parmi les politiques de premier plan plus ou moins proches de Balladur, par affinités ou intérêts, on peut surtout citer Charles Pasqua, empêtré en ce moment dans les affaires judiciaires, et François Léotard, ministre de la Défense. Retiré de la vie politique, Léotard a été condamné en 2004 à 10 mois de prison avec sursis pour blanchiment d'argent et financement illicite de parti politique, le Parti Républicain, lors de la campagne de 1995. Une affaire intimement liée à celle d'Edouard Balladur. Son bras droit d'alors, Renaud Donnedieu de Vabres, futur ministre de la Culture de 2004 à 2007, joue à l'époque «ponctuellement les transporteurs de fonds», selon Libération. Enfin, n'oublions pas Gérard Longuet, ministre des Télécommunications, démissionnaire en 1994 car inquiété également dans la même affaire de financement du PR avant d'être finalement blanchi. Cet ancien proche du groupe Occident dans sa jeunesse est aujourd'hui président du groupe UMP au Sénat et a eu récemment des propos sur Malek Boutih qui ont fait polémique, jugeant qu'il ne devait pas devenir président de la Halde, car il n'appartenait pas «au corps français traditionnel».
En janvier 1995, Edouard Balladur décide de se présenter à l'élection présidentielle, alors que Jacques Chirac s'était tenu à l'écart de Matignon pour préparer cette échéance. Très populaire, le Premier ministre recueille de nombreux soutiens à droite, dont, bien sûr, ceux de sa garde rapprochée fidélisée durant les deux années à Matignon. Finalement, Balladur échoue au premier tour, ne recueillant que 5.658.796 voix (18,58 % des suffrages exprimés). La concurrence à droite aura laissé des traces. Sifflets et «hou» bruyants accompagnent la déclaration de Balladur annonçant que le second tour opposera Lionel Jospin à Jacques Chirac. Au lieu d'apporter son soutien à ce dernier, Balladur veut faire taire la salle par son désormais célèbre «Je vous demande de vous arrêter».
La rancune sera tenace dans le camp du vainqueur Chirac qui, avec ses proches, dont Dominique de Villepin, n'aura de cesse de fustiger les «traitres». A l'image de Nicolas Sarkozy, nommé ministre en 2002, lors du deuxième quinquennat, le cercle d'Edouard Balladur a néanmoins depuis longtemps terminé sa traversée du désert.
Quentin Girard