Aujourd'hui, ce sera thématique «tranche de vie». Mais pour cela, je suis au regret de vous annoncer que je vais être obligée de vous raconter ma vie. J'ai eu une semaine que nous qualifierons de pas terrible. Rien de très grave, mais pesant malgré tout. Il y a l'enfant de 6 ans qui ne veut plus aller à l'école et, tous les matins, c'est le stress de savoir si on va réussir à le convaincre de sortir de la maison et ça fend le cœur de le voir se mettre en route la tête baissée et les yeux rouges. Il y a le grand qui trouve qu'on s'intéresse trop au petit. Il y a les inquiétudes sur l'argent –quand on est freelance comme moi, l'absence actuelle de visibilité est une source supplémentaire de stress.
Or, quand je me lance et que j'ai pris assez d'élan, j'ai une propension certaine à généraliser ET à dramatiser. Ainsi, l'autre soir, j'étais avec mon compagnon et je m'échauffais dans mon monologue de plainte. Je suis capable d'accélérations assez remarquables qui me font passer en moins de trois minutes de «aujourd'hui, c'était un peu nul, j'aime pas ce temps, ça me déprime» à «finalement, est-ce que ma vie me comble vraiment de bonheur? Est-ce que je ne devrais pas tout changer?»
Ce soir-là, j'étais en forme, j'ai bien enchaîné: «T'as remarqué qu'on s'ennuie de plus en plus, non? Pourquoi il ne se passe plus rien dans nos vies? T'as pas l'impression qu'on a atteint un âge où quand il se passe quelque chose, c'est forcément une emmerde? C'est quand la dernière fois qu'on a eu une bonne nouvelle? Un truc qui nous a fait vibrer?»
J'en étais là de mon monologue de plainte, quand mon compagnon m'a suggéré: «Tu ne crois pas aussi que le contexte actuel…» Au début, je n'ai même pas compris de quel contexte il parlait. J'ai tourné la tête un peu vivement comme s'il essayait de minimiser l'ampleur de mon malheur.
«Quoi le contexte? Tu parles de quoi? La météo? L'interview de Jordan Bardella sur France Inter? Mais de quel contexte tu parles?»
Il a dit timidement: «Tu sais… Le couvre-feu, le Covid.»
Une petite influence
J'ai haussé les épaules. «Le Covid? Comme si on en était encore là. Sérieusement. Le Covid et le couvre-feu. C'est complètement du réchauffé. Alors, je vais te dire, moi, le couvre-feu, ça m'en touche une sans faire bouger l'autre. Ça fait des semaines que je sèche les lives de Castex du jeudi soir. Je n'attends plus rien.
Le couvre-feu… Pfff… C'est pas mon problème, le couvre-feu. Oui, certes, c'est chiant quand il faut racheter du fromage blanc. Ça me force à arrêter de travailler à 16h30 (pourquoi 16h30? Parce que trois fois j'ai essayé d'aller au supermarché à 17h20 et ils m'ont jetée car la jauge était pleine).
Donc oui, c'est pas pratique, mais bon.
Le vrai problème, c'est notre vie.
Notre vie est nulle.
On se fait chier.
Et moi, je sais très bien pourquoi: parce que j'ai 40 ans et qu'à 40 ans, ce que je peux espérer de plus excitant, c'est de ne pas être malade.»
(J'étais très en verve.)
Il a encore essayé de suggérer que notre vie n'était pas si nulle que ça et que, quand même, le contexte sanitaire avait peut-être une petite influence.
«Une influence? Une influence sur quoi?
Y aurait quoi de différent, hein?
Après avoir passé deux heures à consoler notre enfant désespéré à l'idée de retourner à l'école le lendemain matin, après l'avoir rassuré, après avoir déployé des trésors d'ingéniosité pour lui remonter le moral, tu veux dire que je pourrais sortir retrouver une copine dans un bar? Que je verrais des gens en train de rire, que je décompresserais avec ma pote, qu'on ferait des blagues, et que, plus tard, je profiterais de ce moment magique quand tu rentres chez toi la nuit, que tu te sens bien, que tu regardes la lune en écoutant ta musique, et puis tu rentres dans l'appart où tout le monde dort, et tu t'allonges avec une sensation de bien-être.
Tu veux me faire croire que ma vie serait plus belle comme ça?
Hum... Ouais. J'avais pas vu ça sous cet angle.
Peut-être.
C'est envisageable. Attends, tu penses que le fait de ne plus sortir le week-end avec les enfants, aller dans des musées, ou quand on est allé passer la journée au château de Chantilly, c'était super, et on est rentré tard, alors on est passé prendre à manger chez le Libanais, on avait passé une journée formidable, tu veux dire que ça, ça suffisait à faire que la vie, elle est chouette?»
J'étais encore sceptique.«Tu crois vraiment que la chouetterie de la vie, c'est des trucs aussi simples que ça?»
Et puis, il a parlé d'un truc fou. Prendre une baby-sitter pour aller voir un film et ensuite aller au restaurant tous les deux.
Et là, mon menton s'est mis à trembler.
Ok. Il avait raison.
Ce n'était pas ma vie qui était nulle.
C'était la France.
La chouetterie de la vie, c'était juste ça. Comme dans le livre de Philippe Delerm –que j'ai pas lu, mais qui avait cartonné à une époque– où il disait que le bonheur, c'était aussi simple que la première gorgée de bière.
Sauf que la première gorgée de bière quand tu la bois en hiver sur ton canapé, seule, avec une boule dans la gorge, elle est pas terrible. La première gorgée de bière, on la savoure à une terrasse, au printemps, avec son meilleur ami.
Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.