La chevelure est tantôt rousse, tantôt noire, blonde, peroxydée, bouclée, garçonne, attachée par un bandana, en chignon, tressée… la panoplie est vaste, la mise en plis irréprochable. Le maquillage est pointilleux, extravagant mais pas outrancier et le grain de beauté souvent planté sous la joue gauche. La toilette est vintage, quelquefois sage, parfois osée, les intonations et les gestuelles font penser à Betty Boop, Rita Hayworth ou encore Dita Von Teese –elle partage d'ailleurs son patronyme avec les deux dernières. Un hommage, nous dira-t-elle plus tard.
Rita Von Hunty, la drag queen la plus en vogue du Brésil, est une critique et observatrice acérée, une redoutable machine à penser. Via sa chaîne YouTube Tempero Drag, suivie par 700.000 personnes, elle propose depuis quelques années de véritables masterclasses autour de divers sujets de société importants.
Ses talents de pédagogue lui permettent d'analyser avec minutie des thématiques qui peuvent intimider par leur extrême complexité: la conscience de classe, le monde du travail, le fascisme à la sauce brésilienne, l'élitisme des privilégiés, l'industrie de la culture, la religion, ou la monogamie. Antônio Carlos Jobim, l'un des fondateurs de la bossa nova, disait que le Brésil n'est pas pour les débutants. Rita Von Hunty nous aide à sortir de cet état-là.
Un marxisme revendiqué
Par le biais de sa chaîne YouTube elle milite activement pour l'égalité des droits des personnes transgenres et non binaires. Von Hunty considère le mouvement queer comme éminemment politique et dénonce dans ses vidéos le sexisme, le racisme et l'homophobie ordinaires.
De telles démarches sont devenues indispensables car les temps, nous le savons, sont difficiles au Brésil. Entre 2017 et 2018, une augmentation de 43% des suicides chez les personnes LGBT+ a été constatée.
Tempero Drag est son terrain de jeu. Dans des vidéos truffées de citations littéraires, il est question de sociologie, d'anthropologie, de politique ou encore de religion. Von Hunty rend hommage, sous forme de portraits, aux femmes qui l'inspirent: Angela Davis, Rosa Luxemburg, Margareth Mead, Carolina Maria de Jesus, Harriet Tubman, Marsha P. Johnson, Jane Austen, etc.
En janvier 2019 (avant que la pandémie nous empêche toute chose) elle organise dans plusieurs capitales du pays la série de colloques «Cours révolutionnaires de Rita Von Hunty». Les modules proposés sont un assemblage de ses thèmes de prédilection: une brève histoire du capitalisme, l'amour comme construction sociale, une approche épistémologique du travail, contre la censure, la masculinité toxique, prolégomènes de la religion, et histoire du mouvement LGBT+.
La drag queen revendique son marxisme et cite la théoricienne Bini Adamczak, autrice du livre Le Communisme expliqué aux enfants: («Il était une fois des personnes qui aspiraient à se libérer de la misère du capitalisme. Comment faire pour que leur désir de changement puisse devenir réalité?») «Je me considère communiste, précise-t-elle, car je pense et j'organise des actions concrètes qui visent à transformer le système, ou, dans la pire des hypothèses, à le reformuler.»
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La construction du masque
Guilherme Terreri, professeur de littérature anglaise et acteur de 30 ans, explique que Rita Von Hunty est une façon pour lui de s'exprimer, d'établir un contact avec son public: «Elle n'existe pas en tant que personne, elle n'a pas de biographie, c'est un outil pédagogique, artistique, éducatif. C'est un masque, une persona.»
Le jeune homme découvre le théâtre à l'âge de 6 ans dans sa ville natale, Ribeirão Preto. À l'école, il joue dans des pièces emblématiques comme Roméo et Juliette, Le Songe d'une nuit d'été, Ali Baba et les quarante voleurs. Après le vestibular (examen d'entrée obligatoire pour toutes les universités brésiliennes), il emménage à Rio de Janeiro et obtient un diplôme en Arts du spectacle.
La persona qu'elle a créée de toutes pièces a une voix qui porte loin, d'autant plus qu'elle manie avec brio une arme puissante: le rire.
Guilherme s'installe à São Paulo en 2012 pour être aux côtés de sa mère, enseignante en littérature et traductrice, de qui il est très proche et qui souffre d'un cancer. Il se consacre à l'étude de la littérature anglaise à l'université de São Paulo.
En 2013, un an après la disparition de sa mère, alors âgé de 21 ans, il crée, à l'occasion d'une fête de carnaval, le personnage de Rita Von Hunty. Depuis, la drag queen ne cesse de prendre de la place. Jusqu'à devenir omniprésente dans le paysage médiatique et intellectuel brésilien. En effet, la persona créée de toutes pièces par Terreri a une voix qui porte loin, d'autant plus qu'elle manie avec brio une arme puissante: le rire.
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Élargir le répertoire humain
«Rita me permet de m'ouvrir à d'autres facettes que je porte en moi. Disons qu'elle m'autorise de nouvelles façons d'être moi-même. Il y a, je crois, un point de similitude, de confluence, entre la performance de la drag queen, du clown, de l'acteur, du danseur: à chaque nouveau spectacle, à chaque nouveau projet nous élargissons notre répertoire humain. C'est le plus bel aspect de notre travail», constate le professeur.
Peu de temps après la création de Tempero Drag, Von Hunty est invitée à présenter, aux côtes d'Ikaro Kadoshi et Penelopy Jean, l'émission de télé-réalité «Drag Me As A Queen», diffusée sur la chaîne E!. Librement inspirée du show télévisé américain «RuPaul's Drag Race», le pari de «Drag Me As A Queen» consiste à faire vivre aux femmes l'expérience de la performance drag.
Si le succès de l'émission marque un jalon dans l'histoire de la télévision et de la culture LGBT+ au Brésil, pays qui demeure profondément homophobe, il s'agit également d'une avancée considérable à l'échelle de l'Amérique latine tout entière, étant le premier programme à y être présenté par des drag queens. Dès sa première saison en 2017 «Drag Me As A Queen» bat des records et dépasse en audience le programme phare de la chaîne, «Keeping Up With the Kardashians». L'émission est actuellement diffusée au Chili, au Mexique, en Colombie et en Argentine.
À ce propos, Guilherme Terreri note que la drag est une forme d'expression artistique mais aussi un acte politique puisqu'il servirait «à renforcer l'autonomie des individus, qu'ils soient hommes ou femmes».
«La drag queen utilise des symboles et des signes qui sont stigmatisants mais qui, à partir d'une performance, acquièrent une autre valeur, sont re-signifiés. Les corsets, les perruques, le maquillage, les talons hauts sont souvent signes d'une répression, d'un manque de confort, d'impuissance. En revanche, quand la drag queen les utilise dans une performance artistique elle les recadre, ils deviennent autre chose», souligne Terreri. Il s'agit, selon l'enseignant, d'un instrument de dé-marginalisation pour tout un pan de la société. En parodiant les codes d'une féminité hyperbolique, celle-ci devient un geste artistique et subversif.
Contre les bouleversements politiques, sociologiques et économiques auquel le Brésil est confronté, Von Hunty est un remède qui s'avère efficace.
Le jeune performeur évoque la philosophe américaine et figure incontournable des études de genre Judith Butler et souligne que si la drag queen est vide de tout contenu politique, elle meurt. «Le plus important pour moi, conclut-il à la fin de notre échange, c'est de continuer à enseigner et de toujours me battre contre toute forme de barbarie.» L'immense pédagogue brésilien Paulo Freire soutenait l'idée qu'enseigner exige joie et espérance. «Il y a une relation entre la joie nécessaire à l'activité éducative et l'espérance: l'espérance de ce que, professeur et élèves, nous pouvons ensemble apprendre, enseigner, nous inquiéter, produire, et ensemble également résister aux obstacles à notre allégresse. L'espérance fait partie de la nature humaine», disait-il.
Quand on assiste aux colloques ou que l'on visionne les vidéos de Rita Von Hunty, on se sent moins désemparés. Contre les bouleversements politiques, sociologiques et économiques auquel le Brésil est confronté, Von Hunty est un remède qui s'avère efficace.