En 1973, la Cour suprême, à travers la décision Roe v. Wade, déclarait le droit à l'avortement comme un droit constitutionnel garanti par la 14e amendement. Ce droit apparaît néanmoins fragilisé par une succession de décisions qui ont permis l'émergence d'entraves à son exercice.
Durant sa campagne, le candidat Joe Biden avait fait la promesse d'inscrire ce droit dans la loi: une promesse difficile à honorer compte tenu de la configuration politique actuelle et de la composition de la plus haute juridiction du pays, favorable au renversement de la jurisprudence Roe.
There is an assault on abortion access, and today it has reached the Supreme Court. It's time for our leaders to stand up for women's rights. https://t.co/RFEUC1YLjM
— Joe Biden (@JoeBiden) March 4, 2020
La Cour suprême, durablement opposée à l'avortement
En pleine pandémie, elle avait accédé à la requête de l'administration Trump, réinstaurant l'obligation pour quiconque désirant avoir recours à une pilule abortive de la récupérer dans un cabinet médical ou en hôpital, malgré les risques liés au Covid-19. Un cas parmi d'autres depuis 1992 et la décision Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey, qui n'a certes pas renversé la décision Roe mais ouvert la voie aux restrictions à l'exercice du droit à l'avortement dans la limite d'un «fardeau indu». Les États fédérés ont ainsi pu recourir à l'arsenal législatif pour restreindre le droit d'avorter, tant que lesdites restrictions ne constituent pas un «obstacle important sur le chemin d'une femme cherchant à se faire avorter avant que le fœtus n'atteigne la viabilité».
Professeure de droit à l'université d'État de Floride et spécialiste du droit reproductif, Mary Ziegler affirme que «Roe pourrait tout à fait être renversée. La Cour suprême est aujourd'hui constituée de six juges qui doivent leur siège à leur opposition contre cette jurisprudence.» Une supermajorité conservatrice qui, encore récemment, a pourtant renoncé à renverser la jurisprudence Roe. Une relative pusillanimité qui pourrait s'achever prochainement avec l'affaire Dobbs.
Any day now, the Supreme Court will decide whether to hear a case that could overturn Roe v. Wade: Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, our case challenging Mississippi’s 15-week abortion ban.
— Center for Reproductive Rights (@ReproRights) November 19, 2020
Cette heartbeat bill, une loi votée dans le Mississippi interdisant l'avortement à partir de la détection d'un rythme cardiaque (soit quinze semaines), a été invalidée par la Cour d'appel pour le 5e circuit, confirmant ainsi le jugement rendu en première instance.
«Même si la Cour décide de ne pas entendre l'affaire Dobbs, il semble plus probable qu'improbable que la Cour annulera Roe ou reviendra sur le droit à l'avortement de façon plus lente. La Cour pourrait vouloir tuer cette jurisprudence à petit feu, en maintenant des restrictions progressives et en faisant valoir que la décision rendue dans Roe était une erreur», avertit Mary Ziegel, tout en rappelant que la Cour suprême n'a pour l'instant jamais confirmé l'interdiction de l'avortement avant la viabilité.
En été 2020, la Cour a rendu sa décision dans l'affaire June Medical Services LLC v. Russo. Accueillie favorablement par les organisations de défense du droit à l'avortement car déclarant inconstitutionnelle une loi de Louisiane rendant l'accès à l'avortement presque impossible, la décision n'en est pas moins une victoire en «trompe-l'œil» pour la juriste Anne Deysine, qui met en exergue l'opinion concordante du juge en chef John Roberts, lequel a tenu à rappeler qu'il était toujours en désaccord avec la décision Whole Woman's Health de 2016 La Cour a jugé à cinq contre trois que le Texas ne pouvait imposer de restrictions sur la prestation de services d'avortement qui créent une charge indue pour les femmes cherchant un avortement, mais qu'il s'astreignait à suivre la règle du précédent (stare decisis) afin de «[favoriser] le développement équitable, prévisible et cohérent des principes juridiques, [encourager] la confiance dans les décisions judiciaires et [contribuer] à l'intégrité réelle et perçue du processus judiciaire».
«L'affaiblissement du droit à l'avortement pourrait également affecter l'accès à la contraception ou à la fécondation in vitro.»
Une manière, selon Anne Deysine, de protéger la légitimité de la Cour tout en restreignant pour l'avenir le périmètre du droit à l'avortement. Mary Ziegler partage ce constat: «La Cour a apparemment réinterprété l'idée d'un “fardeau indu” de manière à permettre aux États d'adopter plus facilement des restrictions en matière d'avortement. Si la Cour ne souhaite pas revenir sur Roe, les juges pourraient encore définir ce “fardeau indu” de manière de plus en plus étroite, ouvrant ainsi la porte à de plus en plus de restrictions en matière d'avortement.» Et de préciser: «Il convient de dire que l'affaiblissement du droit à l'avortement pourrait également affecter l'accès à la contraception ou à la fécondation in vitro. Les adversaires de l'avortement soutiennent que certains contraceptifs courants provoquent en fait des avortements –notamment le stérilet, la pilule du lendemain et même la pilule contraceptive. La fécondation in vitro implique souvent la création de plus de préembryons qu'un médecin n'a l'intention d'en implanter –une mesure à laquelle certains adversaires de l'avortement s'opposent. Toutes ces procédures pourraient être limitées si la Cour continue à s'orienter vers le renversement de la jurisprudence Roe.»
Face aux menaces qui pèsent sur la décision Roe v. Wade, Joe Biden peut-il agir de manière à préserver l'acquis que représente le droit à l'avortement? Rien n'est moins sûr: l'absence d'une majorité forte au Sénat et les particularités du système fédéral américain jouent contre le président démocrate.
Le Sénat, obstacle insurmontable?
Disposant d'une majorité très étroite au Sénat, le président Biden aurait le plus grand mal à faire passer un projet de loi consacrant le droit à l'avortement. Comme le rappelle la professeure Mary Ziegler: «Il sera extrêmement difficile pour le président Biden de tenir sa promesse. Il a effectivement une majorité très étroite et il n'est pas certain que le reste du caucus démocrate soit uni sur le type de projet de loi qui protégerait le mieux le droit à l'avortement.» En outre, le président aurait besoin de soixante voix afin de surmonter le filibuster, procédure d'obstruction parlementaire propre à la chambre haute. Une gageure compte tenu du profil très droitier de certains sénateurs démocrates, à l'instar de Joe Manchin, ouvertement pro-vie.
Par ailleurs, longtemps partisan de l'amendement Hyde (interdisant l'utilisation de fonds fédéraux de l'assurance santé Medicaid pour financer l'avortement, à l'exception des cas de viol, d'inceste, où d'urgence vitale), Joe Biden y est désormais opposé: l'abrogation de l'amendement pourrait être une première –sinon l'unique– voie vers la protection de l'accès à l'avortement pour les plus précaires.
«Il sera extrêmement difficile pour le président Biden de tenir sa promesse.»
Enfin, même dans l'éventualité où le président Biden parviendrait à promulguer une loi, il faudrait que cette dernière s'appuie sur le 14e amendement pour préempter les lois des États fédérés. «Néanmoins, la Cour a déclaré que le Congrès ne peut faire appliquer que les droits reconnus par le pouvoir judiciaire et ne peut pas émettre sa propre idée des droits que la Constitution devrait protéger. Si, au fil du temps la Cour revient toujours un peu plus sur le droit à l'avortement, la reconnaissance par le Congrès de ce droit contredirait ce que croient les juges», nuance Mary Ziegler.
En outre, les États particulièrement hostiles au droit à l'avortement contesteraient sans nul doute la loi devant les tribunaux, arguant qu'il s'agit d'une violation de leur pouvoir législatif. La Cour actuelle, soucieuse de la souveraineté des États (state sovereignty), pourrait juger la loi inconstitutionnelle. Dans l'affaire Casey, elle avait d'ailleurs rappelé que «les États sont libres de promulguer des lois pour fournir un cadre raisonnable permettant à une femme de prendre une décision […]. Cela aussi nous semble cohérent avec les prémisses centrales de Roe […] que l'État a intérêt à protéger la vie de l'enfant à naître.» Dès lors, il semble rester bien peu d'options au président Biden. Entre amender la Constitution et réformer la plus haute juridiction du pays, les solutions qui lui permettent de tenir sa promesse apparaissent comme étant de l'ordre du prodige.
Amender la Constitution ou réformer la Cour suprême
Prévu par l'article V de la Constitution, l'amendement est jugé peu probable selon Mary Ziegler. Rappelons que ce dernier nécessiterait un vote au deux-tiers du Congrès et la ratification des trois-quarts des États (soit trente-huit), un défi qui semble plus qu'irréalisable dans la configuration politique actuelle.
La réforme de la Cour suprême, abordée par le président Biden, pourrait mener à un court-packing, c'est-à-dire l'augmentation du nombre de juges siégeant à la Cour. Un combat qui sera d'autant plus rude à mener que le populaire président Roosevelt lui-même avait échoué à faire voter son projet de loi sur la réforme des procédures judiciaires en 1937.
«Il est probable que l'accès à l'avortement dépende en grande partie de l'endroit où vivent les patientes.»
«D'autres réformes, comme la limitation des mandats des juges dans le temps, sont également sur la table. Le mouvement pro-choix pourrait ainsi tenter de renverser la situation et reprendre le contrôle de la Cour suprême», souligne la professeure Ziegler.
Quel avenir pour le droit à l'avortement aux États-Unis? «Le droit à l'avortement est sans aucun doute en danger, prévient-elle. À long terme, il est plus probable que l'accès à l'avortement dépende en grande partie de l'endroit où vivent les patientes et de la disponibilité des médicaments abortifs. En Union européenne, les femmes polonaises se rendent là où l'avortement et les médicaments abortifs sont légaux.» Une comparaison pour le moins pessimiste.