Bon nombre d'électeurs de gauche sont aujourd'hui rétifs à faire barrage si le second tour de la présidentielle met à nouveau en scène un duel entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron.
C'est le quotidien Libération qui, dans un dossier fouillé, a mis en lumière cette petite musique que beaucoup entendent depuis déjà des mois. Et c'est peu dire que le débat soulevé est explosif. Comment ne plus souhaiter faire barrage? Peut-on décemment expliquer les raisons d'une telle défaite républicaine? Si Emmanuel Macron a évidemment des torts, il faut aussi tenter d'explorer l'état de la gauche pour éclairer ce phénomène.
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Le grand soir du dépassement
Tout a commencé par une grande promesse. Celle du dépassement: dépassement des clivages politiques, des fractures partisanes, des blocages institutionnels... Une lueur d'espoir dans une Cinquième République chancelante qui n'en finit pas d'épuiser des présidents au soir d'un seul et unique quinquennat. Dès lors, il faut se souvenir de l'incroyable énergie de cette campagne, de cette grande marche pleine de promesses qui allait au-devant des Français pour recueillir leurs espoirs, et qui, à grand renfort de «helpers», promettait une place à chacun.
Pourtant, la perspective même d'un second tour avec Marine Le Pen était déjà ancrée. Contrairement au 21 avril 2002, point d'effet de surprise. L'enracinement est là, et les désillusions d'une partie des électeurs leur font préférer l'abstention à des bulletins toujours déçus.
C'est dans l'exercice du pouvoir que les promesses s'éteignent et ce, dans les premières semaines du quinquennat.
Pourtant, dès le premier tour, la déception pointe, à la faveur d'une soirée à l'avant-goût de victoire à la brasserie La Rotonde: «Le soir du premier tour, j'ai été horrifié, se souvient Philippe Quéré, militant socialiste nantais. J'écoute la retransmission de la soirée électorale et des marcheurs hurlent et acclament Brigitte Macron. On était le soir d'une élection où Marine Le Pen a fait plus de voix que son père en 2002. On l'avait tous vu venir... et pourtant, ils étaient contents. J'ai voté au second tour, mais ce fut pénible.»
La conquête terminée, c'est dans l'exercice du pouvoir que les promesses s'éteignent et ce, dans les premières semaines du quinquennat. Septembre 2019: les aides au logement, APL, sont réduites de 5 euros. Le même mois sont décidés la suppression de l'ISF et son remplacement par un impôt sur la fortune immobilière, qui exclut les placements bancaires et financiers et les liquidités. Quelques mois plus tard, c'est l'humiliation des maires et habitants des quartiers populaires via l'enterrement du plan Borloo, pourtant commandé par le chef de l'État, puis les très critiquées réformes des retraites et de l'assurance chômage... Petit à petit, le barycentre qui devait être «en même temps», de droite et de gauche, apparaît déséquilibré. Emmanuel Macron est très vite estampillé «président des riches».
Au-delà des réformes, ce sont aussi les petites phrases, à la fois humiliantes et stigmatisantes, distillées au gré des déplacements et des coups de com' hasardeux, qui finissent de consommer la rupture entre le chef de l'État et le peuple de gauche.
L'arrogance jupitérienne
Le besoin de disrupter, de bousculer, est un continuum chez Emmanuel Macron. Quitte parfois à défier ses concitoyens et alimenter un rejet qui s'apparente à celui de Nicolas Sarkozy durant son quinquennat. En juin 2017 lors de l'inauguration de la station F, un incubateur de start-ups et d'entreprises de l'innovation, il déclare: «Une gare, c'est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. Parce que c'est un lieu où on passe. Parce que c'est un lieu qu'on partage.» En septembre, il est à Athènes pour un grand discours sur l'Europe, quand on l'interroge sur les ordonnances réformant le code du travail, à la veille d'une première journée de manifestations en France. Emmanuel Macron répond qu'il ne cédera rien «ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes».
En juin 2018, sa conseillère presse, Sibeth Ndiaye, met en ligne un court extrait d'un échange entre Emmanuel Macron et ses conseillers sur la pauvreté et les inégalités. Le chef de l'État évoque alors les minimas sociaux: «On met un pognon de dingue dans les minimas sociaux et les gens sont quand même pauvres.»
Puis, en septembre 2018, «Je traverse la rue, je vous trouve du travail», lance-t-il à un jeune chômeur dans les jardins de l'Élysée. En août de la même année, Emmanuel Macron est en déplacement au Danemark. Devant la reine, il compare les Danois, «peuple luthérien» ouvert aux transformations, aux Français, «Gaulois réfractaires au changement».
«Pour bon nombre des électeurs qui ont voté pour faire barrage au RN, celui qui fracture, c'est aujourd'hui Emmanuel Macron.»
«Ces humiliations dénotent un véritable mépris social, assure la politologue Chloé Morin. Globalement, les électeurs ne reprochent pas à Emmanuel Macron de faire des mesures de droite mais plutôt de n'avoir fait aucune mesure de gauche.»
Doit-on voir dans ses petites phrases des signaux envoyés à son électorat désormais naturel, situé à droite de l'échiquier politique?
«Cette question est stratégique: en 2017, la gauche était profondément divisée, donc ce n'est pas de là que peut venir le danger, explique Mathieu Gallard, directeur de recherche à l'institut Ipsos, donc l'objectif était de taper sur la droite et Les Républicains pour qu'elle explose. Cette stratégie de l'assèchement à droite a fonctionné. Aujourd'hui, entre un quart et un tiers des électeurs de François Fillon déclarent qu'ils voteraient Emmanuel Macron dès le premier tour. Donc pourquoi revenir sur cette stratégie?»
La question des valeurs est aussi centrale dans le sentiment de trahison des citoyens à gauche de l'échiquier politique. De la répression du mouvement des «gilets jaunes» aux violences policières, de l'article 24 de la loi «sécurité globale» au débat sur l'islamo-gauchisme, les griefs sont nombreux.
«Beaucoup ne font plus la différence entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, affirme Chloé Morin. Les polémiques sur l'islamo-gauchisme ont été lancées par Frédérique Vidal et Jean-Michel Blanquer. La mise sur agenda de la notion d'ensauvagement a été portée par Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur. En somme, pour bon nombre des électeurs qui ont voté pour faire barrage au Rassemblement national, l'agitateur, celui qui fracture, c'est aujourd'hui Emmanuel Macron.»
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L'usure de la stratégie
«Depuis la fin des années 1980, des élections législatives aux régionales ou départementales, les électeurs n'ont eu de cesse de faire barrage, analyse Mathieu Gallard. Cela a fonctionné en 2002 et à nouveau en 2017, mais il y a sans doute une fatigue de l'électorat de gauche vis-à-vis de cela.» De facto, les Français expérimentent le barrage républicain depuis plus de trente ans, et se savent aujourd'hui dans une impasse démocratique.
Pourtant, elle relève parfois de la véritable stratégie politique, y compris au sein du jeune mouvement de La République en marche. Si en 2017, il n'y eut guère de surprise de voir Marine le Pen au second tour de la présidentielle, force est de constater que le camp présidentiel a malgré tout endossé une grille de lecture qui ne pourra que consolider le vote extrême en le désignant comme son opposant principal.
Les élections européennes de 2019 ont ainsi vu les marcheurs mettre en scène un dangereux clivage entre nationalistes et progressistes: «Casser le clivage gauche/droite et le remplacer par nationalistes versus progressistes, cela peut fonctionner dans des élections européennes, mais cela ne peut pas marcher dans une élection nationale, car elle remet au centre les questions sociales, développe Mathieu Gallard. Cela me paraît être une stratégie perdante. Du reste, c'est clairement conduire les populistes à accéder au pouvoir à terme.»
Plus largement, cette stratégie de disqualification cible d'autres partis politiques: «LREM diabolise tout le monde, observe Chloé Morin. Les Verts sont ainsi qualifiés d'ayatollahs. Ils se positionnent en parti “le moins pire” et font ensuite la morale à tous. Si c'est une stratégie, elle est incompréhensible et dangereuse. Ou alors, ils n'ont toujours rien compris.»
Une gauche atone et atomisée
Pourtant, peut-on blâmer Emmanuel Macron seul dans cette désillusion démocratique?
Non. Car la gauche a cessé de faire rêver depuis déjà longtemps.
Depuis l'avènement de la troisième voie de Tony Blair, Bill Clinton et Gerhard Schröder, une partie de la gauche de gouvernement s'est convertie au social-libéralisme, quitte à oublier, voire sacrifier les classes populaires et son combat contre les inégalités, dans une perspective pragmatique et gestionnaire, malgré les ravages d'une mondialisation peu protectrice des individus. «En 2002, c'est évident. La leçon que nous avions tirée, c'est que la gauche avait perdu le lien historique avec les classes populaires, relate Christian Paul, ancien député socialiste de la Nièvre. Progressivement, dans les milieux populaires, dans les villes comme dans les campagnes, le lien culturel, affectif, politique avec la gauche disparaît. Cette perte de lien rend plus que jamais nécessaire la reconquête des couches populaires.»
Si une frange du Parti socialiste, dont Christian Paul, Arnaud Montebourg ou Martine Aubry, tente un retour aux fondamentaux en réinvestissant le champ des questions sociales, c'est l'homme de la synthèse, ancien premier secrétaire du parti, qui accède au pouvoir après dix années de règne de la droite, de Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy. François Hollande arrive à l'Élysée en 2012 et réveille les espoirs du «peuple de gauche», qui fête son sacre place de la Bastille, un soir de mai.
«Quand je suis arrivée à Matignon en 2012, nous avons fait un sondage qualitatif dès le mois de juin, raconte Chloé Morin. On a étudié qui avait voté François Hollande au premier et second tours. Beaucoup d'électeurs disaient: “C'est la dernière chance, si la gauche échoue, il ne faudra plus venir nous chercher.” Nous étions déjà arrivés au bout du système, car cela faisait longtemps que nous vivions une alternance stérile, et que la gauche et la droite se ressemblaient.»
«Quelle est la France que veut construire Anne Hidalgo, Yannick Jadot ou Jean-Luc Mélenchon? Peu de Français sont capables de l'expliquer.»
Le quinquennat de François Hollande fut un marasme pour la gauche. Des débats budgétaires arides, un président contesté dans son propre camp pour des allègements fiscaux de plusieurs dizaines de milliards d'euros en faveur des entreprises, l'usage à six reprises du 49.3 afin d'entériner une réforme contestée des retraites ou de la loi du ministre Emmanuel Macron sur la croissance, la déchéance de nationalité... L'exercice du pouvoir est un long et lent supplice qui conduit l'ancien président de la République à échouer à se présenter à nouveau devant les Français. Et lorsque Manuel Valls, pourtant finaliste de la primaire socialiste face à Benoît Hamon, appelle à voter Emmanuel Macron dès le premier tour de la présidentielle, la trahison est totale.
«Le plus cruel exécuteur de ce quinquennat, c'est Lionel Jospin lui-même, rappelle Christian Paul. Dans une interview à L'Obs, il dit que “l'identité socialiste s'est dissoute dans l'infléchissement libéral”. François Hollande n'a pas su résister à cette tentation. Entre cette dérive sociale-libérale et l'irruption autoritaire de Manuel Valls, à la fois dans le mépris du Parlement, dans une forme inquiétante de croisade “identitaire”... Le premier à l'avoir fait, c'est bien Manuel Valls! Alors la gauche oublia la bataille pour l'égalité ou se considéra impuissante pour lutter contre les inégalités, elle épousa une cause identitaire. Trop facile!»
Mais depuis, force est de constater qu'à quatorze mois de l'élection présidentielle, les partis de gauche restent atomisés et semblent encore incapables de converger, alors qu'ils ne représentent guère qu'un socle de 28% des intentions de vote, contre 44% en 2012. Si les prétendants sont nombreux, le déficit d'incarnation et de lisibilité du projet de société reste un véritable obstacle pour consolider un électorat. «Quelle est la France que veut construire Anne Hidalgo, Yannick Jadot ou Jean-Luc Mélenchon? Peu de Français sont capables de l'expliquer», affirme Mathieu Gallard.
«La responsabilité est vraiment collective, parce que les logiques à l'œuvre sont désormais celles d'appareils politiques en compétition depuis 2017, et non plus en coopération, analyse Christian Paul. Le PS n'est plus le vaisseau amiral, Jean-Luc Mélenchon n'est pas en mesure de rassembler comme il y a cinq ans. Nous devrions mettre en place une coopération, mais comme il n'existe pas de leadership, alors chacun se dit qu'il a vocation à l'incarner.» Selon lui, le risque est double: si la gauche se présente atomisée à la présidentielle, certains électeurs disent déjà qu'ils s'abstiendront dans un vote sanction contre les partis, quitte à mécaniquement gonfler le score du Rassemblement national.
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«La clé, c'est une véritable offre politique différenciée, une vraie différence entre droite et gauche! assène Chloé Morin. La base, c'est l'offre politique. Si la gauche en est là aujourd'hui dans les intentions de vote, c'est que de nombreux électeurs pensent qu'elle n'a rien à dire.»
«Hé oh la gauche!» Le slogan de la campagne de soutien à François Hollande lancé par son lieutenant Stéphane le Foll en 2016, dans une opération reconquête avortée, pourrait largement être le mantra des électeurs déçus et trahis qui attendent un réveil.
«Mon premier vote à une élection présidentielle, c'était en 2002. On nous l'a volée et depuis, rien ne change. On n'a pas eu de bilan, pas de grande explication, ni en 2002, ni en 2012. Si la France est à droite, c'est parce que la gauche ne propose rien. N'écrit rien. Ne travaille plus et se perd en chamailleries. Qu'ils ne comptent plus sur moi pour sauver un système zombiesque. En 2022, cela fera vingt ans de barrage. Ça suffit!»
À l'image d'Emilie, il ne faudra certainement plus compter sur une partie des électeurs de gauche pour prendre leur responsabilité et faire barrage. C'est désormais au tour des partis d'être responsables.