Voilà une année que mon père est confiné dans son Ehpad. Hormis quelques semaines au cœur de l'été où il a été autorisé à sortir, il passe la plupart de son temps enfermé dans sa chambre, la quittant seulement pour se rendre au réfectoire ou arpenter à l'infini les couloirs de l'établissement. Quand le temps le permet, il a le loisir de gambader sur une portion de gazon grande comme la moitié d'un terrain de tennis.
Lorsque je m'entretiens avec lui au téléphone, ce qui arrive une fois par semaine, j'ai l'impression de converser avec un prisonnier qui purgerait une peine à perpétuité dans un quartier de haute sécurité. Je l'imagine dans sa tenue orange de prisonnier, les pieds et les mains menottées, parlant dans un téléphone que lui tend à travers une vitre blindée un gardien armé jusqu'aux dents. Pourtant aux dernières nouvelles, mon père n'a encore tué personne même si, à ce rythme, je ne serais guère surpris d'apprendre qu'à la suite d'une énième interdiction de sortie, il ne se soit servi de sa canne pour battre à mort la directrice du pénitencier.
Récemment, il a eu le droit à sa deuxième dose de vaccin. Dans sa naïveté qui est la sienne, il pensait profiter d'une remise de peine, d'un régime de semi-liberté qui lui permettrait de retrouver, le temps d'une promenade, l'air du dehors. Que nenni. Jusqu'à nouvel ordre, il ne doit en aucun cas quitter les lambris dorés de sa pension. Pourquoi? Nul ne le sait. Selon des sources plus ou moins autorisées, la question serait débattue en ce moment même entre les caciques du ministère de la Santé, les seuls habilités à libérer les vieux de France du joug de leur emprisonnement.
La situation dans laquelle se débat mon père ressemble de plus en plus à celle qu'affrontent les personnages d'un roman ou d'une nouvelle de Kafka. Innocent, il subit le sort d'un prisonnier condamné à une très longue peine et ce, sans même avoir eu un quelconque procès. Vacciné, il a droit au même régime que s'il ne l'était point et nul n'est en mesure d'affirmer quand sa quarantaine déclinée à l'infini prendra fin. Son sort se décidera au Château, parmi quelques éminences qui en secret veillent sur le destin de la Nation.
J'avoue avoir un peu de mal à comprendre la réticence de l'administration d'autant plus que tous les autres pensionnaires de l'établissement ont été eux aussi vaccinés. Quels dangers exacts court mon père si d'aventure il s'en va arpenter les rues environnantes qui bordent sa maison de retraite? Certes, mon père a quelques excentricités bien à lui, mais malgré tout je ne le vois guère s'agenouiller au milieu de la chaussée pour, de sa langue, en lécher le bitume. Pas plus qu'il n'irait rouler une pelle à la première passante rencontrée surtout si elle est masquée.
Mon père sait tout de même se tenir.
À quoi bon être vacciné, si c'est pour continuer à épouser les contours d'une existence qui ressemble à celle d'un otage égaré dans les plaines du Sahel? Ou à épouser le sort d'un de ces terroristes dont la tête est mise à prix et qui par prudence se terrent chez eux pour ne jamais en sortir? Faudra-t-il donc payer une rançon pour que mon père accède de nouveau à la liberté, auquel cas je tiens à prévenir les ravisseurs que je n'ai pas un kopek à leur offrir, pas un, vous m'entendez? Ou bien dois-je demander conseil à Carlos Ghosn et envisager les plans de sa prochaine évasion quand déguisé en rabbin, je viendrais la nuit tombée le soustraire à la vigilance de ses gardiens?
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Depuis près d'une année, mon père pense qu'il sera libérable sous les trois semaines. À chaque fois qu'il me fait part de son optimisme, je n'ose rien dire et le laisse à ses rêveries qui ressemblent de plus en plus à de doux délires. Il se voit déjà allant et venant comme bon lui semble, renouant avec ses habitudes d'autrefois quand il franchissait en homme libre les portes de son établissement.
Vieillard sénile que tu es, n'as-tu pas encore compris que ta destinée était de rester à jamais enfermé entre les quatre murs de ta chambre, quand bien même recevrais-tu un cocktail survitaminé de tous les vaccins disponibles? Ta culpabilité ne fait aucun doute: d'avoir vécu si longtemps est le plus grand des crimes, une offense telle qu'il te faudra renoncer à ta liberté pour expier cette faute impardonnable.
Et estime-toi heureux: à la prochaine pandémie, les vieux, on les passera direct au peloton d'exécution.
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