Parents & enfants / Société

L'aide sociale à l'enfance, un milieu tentaculaire qui a du mal à tendre vers un but commun

Temps de lecture : 8 min

Plus qu'une question de moyens, il s'agit avant tout d'un problème d'éthique collective.

La protection de l'enfance nécessite de modifier de vieilles croyances et de faire bouger des administrations. | Caleb Oquendo via Pexels
La protection de l'enfance nécessite de modifier de vieilles croyances et de faire bouger des administrations. | Caleb Oquendo via Pexels

Le 27 janvier dernier, le secrétaire d'État à la Protection de l'enfance, Adrien Taquet, annonçait sur France 3 vouloir inscrire dans la loi «l'interdiction du placement des enfants dans des hôtels». Ces propos faisaient suite à la diffusion du documentaire de l'émission «Pièces à conviction» sur les conditions de prise en charge des enfants par l'aide sociale à l'enfance (ASE). Qu'il faille inscrire une telle évidence dans la loi, en 2021, révèle le gouffre qui s'étend encore sous nos pieds pour mieux prendre soin de ces jeunes.

Dans la foulée, promesse fut aussi faite de la mise en place d'un fichier national des agréments pour les familles d'accueil. Une mesure simple, pourtant inexistante jusqu'ici. Le 20 janvier 2021, la Haute autorité de santé (HAS) annonçait la création «du premier cadre national pour l'évaluation globale de la situation des enfants en danger», laquelle s'est considérablement dégradée avec la crise sanitaire. En d'autres termes, un outil de référence commun afin «d'harmoniser les pratiques» pour, notamment, faciliter le travail des Cellules de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes (CRIP) et des suites à donner.

Un budget mal réparti

En France, plus de 300.000 personnes mineures faisant l'objet d'une mesure de protection de l'enfance sont confiées aux 101 départements. 101 départements, 101 politiques publiques différentes. Des disparités monstres se jouent ainsi au niveau de ces territoires dans le soin apporté à ces prises en charge singulières. Pour Lyes Louffok, ancien enfant placé, aujourd'hui éducateur spécialisé et porte-voix de ces jeunes, le problème fondamental n'est pas, contre toute attente, celui des moyens financiers, mais bien de la répartition de ces moyens. Pour exemple, le département des Hauts-de-Seine, l'un des plus riches de France, connaît de graves défaillances dans le suivi de ces enfants, frôlant la négligence volontaire. On peut alors se questionner sur la considération que chacun porte à cette jeunesse, à commencer par les élus qui en sont responsables.

L'amélioration du sort de ces milliers d'enfants est aussi un enjeu de terrain, avec la question de l'accompagnement, et la qualité de celui-ci. «Avec un budget d'environ 9 milliards d'euros par an, la protection de l'enfance ne manque pas d'argent, mais il est souvent mal réparti», constate Lyes Louffok, auteur du livre Dans l'enfer des foyers. «Certains élus ne savent pas dépenser et embauchent des cadres au lieu de professionnels de terrain.» Des professionnels qui parfois ne le sont même pas, puisqu'un certain nombre d'établissements ou de foyers ne daignent même pas embaucher de personnes diplômées. Or être un professionnel de l'enfance et de l'adolescence, surtout lorsque celles-ci sont chaotiques et/ou carencées, ne s'improvise pas. Il faut pour cela une formation longue et qualifiante. «On n'imaginerait pas un hôpital embaucher des “soignants” non-diplômés, s'insurge Lyes Louffok. Il faut créer un ordre professionnel du travail social, il faut des garde-fous. C'est un scandale que nous n'ayons jamais réussi à nous organiser pour mieux faire vivre la déontologie de nos métiers!» Un ordre professionnel qui pourrait compter en son sein «un tiers d'anciens bénéficiaires qui ont eu affaire à des professionnels du travail social au cours de leur vie».

Il est vrai que le manque d'instances pour réguler les pratiques interpelle, là où le pays compte environ 1.200.000 travailleurs sociaux, qui s'agacent régulièrement de ces embauches de personnes qui n'ont pas les compétences, sans pour autant se donner les moyens de modifier un milieu tentaculaire qui a du mal à s'harmoniser, et à tendre vers un but commun. Depuis des années, ce secteur développe des postes de coordination et autres noyades administratives, au détriment des enfants. Pour Lyes Louffok, «il faut arrêter de faire des travailleurs sociaux des gestionnaires. C'est une honte qu'on soit tombé aussi bas. En tolérant ces pratiques, on finit par en devenir complice.»

«Un vrai ministère de l'Enfance»

Le jeune homme, qui faisait partie du Conseil national de la protection de l'enfance, réclame également depuis longtemps «un vrai ministère de l'Enfance» afin que les travailleurs sociaux soient fonctionnarisés, comme le sont les enseignants de l'Éducation nationale: «La protection de l'enfance devrait se situer au niveau régalien. L'État doit être garant du parcours de ces enfants. On a effacé toute notion de service public, il y a là pour moi un probléme éthique, quasi philosophique. Ces enfants sont confiés à des acteurs dont on ne contrôle ni les pratiques, ni les budgets.»

Lyes Louffok sait que son désir de recentralisation et d'établissements gérés par la fonction publique n'est pas pour tout de suite. «Je garde espoir que ça puisse se faire... d'ici quarante ans», sourit le militant de l'enfance, qui, à défaut, prône une formation des élus qui pilotent la protection de l'enfance. «C'est un rôle difficile de trancher, de prendre des décisions humainement complexes, voire bouleversantes. Alors dans ce cas, on doit penser à former ces élus.» Droits de l'enfant, techniques éducatives, connaissance des institutions et de leurs acteurs et actrices, des parcours, des pathologies, pour Lyes Louffok, tout doit être envisagé pour la formation des responsables politiques afin que le mandat se passe au mieux, et, par ricochet, le quotidien des enfants suivis.

«Au-delà de mieux contractualiser, il faut penser un contrôle indépendant de ces lieux d'accueil, et cette question doit être posée au niveau national.»
Philippe Grosvalet, président de la Loire-Atlantique

Philippe Grosvalet, président de la Loire-Atlantique (PS), dont les connaisseurs de la question jugent que le département est un de ceux qui fonctionne le mieux sur la question de la protection de l'enfance (lui préfère dire «un des moins pires, car je ne peux me satisfaire de la situation actuelle») ne s'y opposerait sans doute pas. Il augmente chaque année le budget alloué à cette politique, et tient des positions éthiques, comme celle de refuser de signer le «fichier d'appui à l'évaluation de la minorité» pour les mineurs non accompagnés (MNA). «Il faut apporter une très grande attention à ces enfants, qui sont les plus fragiles. Ce sont les enfants de la République, nous devons nous en préoccuper, ça devrait être une priorité.»

Mais contrairement à Lyes Louffok, l'élu ne souhaite pas que les départements se dédouanent de leur responsabilité. «Il ne faut pas remettre en cause la décentralisation. On fait souvent mieux au plan local que national. Les choses doivent pouvoir se construire de manière partagée. Il faut que les départements soient conscients de la responsabilité exceptionnelle, et sensible, que cela représente de s'occuper de ces enfants.» Il affirme que les documentaires choc mettant à nu les failles de l'aide sociale à l'enfance ont chamboulé les présidents de département. Pour autant, les choses sont lentes à se modifier, et nécessitent des réflexions collectives, notamment pour ce qui est des contrôles des lieux accueillant ces personnes mineures. «Au-delà de mieux contractualiser, il faut penser un contrôle indépendant de ces lieux d'accueil, et cette question doit être posée au niveau national. Il y a un véritable problème de transparence, un certain nombre d'informations ne remontent pas jusqu'à nous. Mais qui pour contrôler? Il nous faut réfléchir à cet enjeu.»

La justice surchargée

Si la question des moyens se pose peu au niveau départemental, à conditions d'en faire bon usage, il n'en est pas de même du côté de la justice. Anaïs Vrain, juge des enfants au tribunal de Nanterre, suit seule 400 familles en moyenne, soit le double de personnes mineurs environ. «Nous sommes sous-dotés, nous manquons de juges, de greffes…» La surcharge de dossiers empêche les juristes de «regarder dans les coins» et de pouvoir offrir suffisamment d'attention à chaque situation. «Les problèmes sont dévoilés seulement à l'audience. Réorientations inopinées, jeune mis à l'hôtel alors que nous avions bien stipulé qu'il ne fallait pas, ou carrément injonction non exécutée de placement.»

En somme, avant que la juge ne soit au courant, la situation a largement eu le temps de se dégrader. D'autant que les juges n'ont pas les pouvoirs d'exécution de leurs décisions. Mais les juges de Nanterre, pour mieux accompagner les enfants, ont pris des libertés avec la loi, en désignant un avocat pour tous ceux qui sont suivis en assistance éducative: «Pour nous, l'intérêt de l'enfant est supérieur à ce que dit le code de procédure civil. Le droit français n'est pas en conformité avec l'intérêt de l'enfant. Or nous, nous sommes là pour faire valoir cet intérêt.» L'avocat, dont il faudrait envisager à terme que ces représentants de la loi soient elles aussi formées à l'intérêt de l'enfant, va devenir le fil rouge du parcours du jeune, le «passeur de parole», et permettre dans bien des cas de relever des dysfonctionnements qui ne seraient pas arrivés aux oreilles de la juge sans leur présence.

Repenser les institutions

La protection de l'enfance nécessite donc de modifier de vieilles croyances, de «faire bouger des administrations qui ont des cultures et des héritages» qui n'ont plus lieu d'être aujourd'hui, explique Philippe Grosvalet. Quant au code civil, souligne Anaïs Vrain, qui privilégie «le maintien de l'enfant dans son milieu naturel, alors qu'il doit avant tout être dans un lieu qui répond à ses besoins», il faut savoir s'en extraire. En repensant aux liens avec la famille élargie par exemple (oncle, tante, cousin, grand-parent). Il faudrait aussi accorder une place de plus en plus importante aux familles d'accueil, afin d'éviter au maximum les variations dans le parcours du jeune.

«Il faut éviter le plus possible les ruptures, assure Philippe Grosvalet. Et adapter le mode de prise en charge pour que l'enfant évolue dans les meilleures conditions possibles.» Tester, innover, expérimenter. Rénover, construire des bâtiments, repenser les locaux, les espaces de vie, envisager des chambres individuelles, des lieux d'intimité sereins, sortir du tout collectif.

«Nous avons besoin d'une vigie citoyenne sur ces questions.»
Lyes Louffok, membre du Conseil national de la protection de l'enfance

Penser également à de nouveaux lieux, «davantage de structures pour les prises en charge spécifiques» de ces jeunes nommés «cas complexes», mais aussi «plus de structures pouvant accueillir les enfants avec leurs parents. Parfois, ces derniers ont juste besoin d'être accompagnés ponctuellement, remarque la juge Anaïs Vrain. Il leur faut juste un coup de pouce. La seule question que l'on doit se poser c'est: Est-ce que les parents peuvent acquérir les compétences nécessaires dans la temporalité de l'enfant?»

Pour Philippe Grosvalet, il ne faut pas non plus constamment dévaloriser la protection de l'enfance et le travail de ceux qui la rende possible: «Il faut dénoncer, oui, mais aussi souligner qu'il y a de belles réussites. L'idéal serait de tendre vers cela, que ça devienne dominant.» Lyes Louffok, lui, aimerait remettre de la démocratie dans le système de la protection de l'enfance. «On en a fait un débat d'experts et pas un débat de société. Les citoyens devraient être partie prenante dans le débat, nous avons besoin d'une vigie citoyenne sur ces questions.» Le chantier est vaste, et pour le continuer, le regard posé sur ces enfants par lesdits citoyens doit changer. Non, ils ne sont pas des ados à problèmes, des futurs délinquants, des personnes mineures qui n'ont rien à faire en France, des enfants détraqués ou pénibles. Si les consciences évoluent, alors nous pouvons espérer que les institutions suivront.

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