La morale et les affaires ne font pas bon ménage. C'est une découverte pour personne. Les banques prennent des positions pour leur propre compte qui ne sont pas forcément celles de leurs clients. Mais cela est-il passible des tribunaux? C'est la grande question de l'affaire Goldman Sachs, qui ne d'ailleurs fait que commencer. Marquera-t-elle le grand déballage et l'ouverture du grand procès des conflits d'intérêts poussés à leur limite par les firmes de Wall Street au cours des années euphoriques de 2005 à 2007?
Les auditions de Lloyd Blankfein, le PDG de Goldman Sachs, et six autres salariés ou ex-salariés de la firme ont eu lieu mardi 27 avril devant une sous-commission du Sénat américain. Les dirigeants de la banque ont farouchement défendu leur conduite avant et pendant la crise financière devant des sénateurs américains sceptiques. «Je n'ai pas trompé» les investisseurs, a assuré Fabrice Tourre, le courtier français au coeur des accusations de fraude portées contre la grande banque d'affaires. «Et je me défendrai au tribunal contre cette fausse accusation», a ajouté le jeune directeur exécutif (31 ans).
Un monde et une époque sur le banc des accusés
Derrière la plainte déposée à la mi-avril par la SEC (Securities and Exchange Commission, le gendarme américain des marchés) contre l'établissement le plus emblématique de la planète financière et les révélations opportunément médiatisées par la sous-commission des finances du Sénat sur ses pratiques et l'apparente cupidité de ses dirigeants, c'est le procès d'un monde et d'une époque qui s'ouvre. Pour mieux l'exorciser?
Qui pouvait mieux que «Government Sachs» (un surnom synonyme d'Etat dans l'Etat résumant le pouvoir de la plus puissante banque d'affaires de Wall Street) résumer les pratiques, réelles ou fantasmées de la finance créative et folle qui auraient conduit le monde au bord du gouffre? Ce mélange des genres le plus abouti avait fini par assimiler Goldman Sachs à un gigantesque hedge fund (fonds spéculatif), jouant ses fonds propres et au passage les milliards de dollars que le Trésor américain lui a prêtés au coeur de la crise -sur ses propres hypothèses d'évolution et d'anomalies des marchés (obligations, immobilier, dettes souveraines...) tout en continuant de servir et conseiller ses clients. Quitte à se faire soupçonner de privilégier ses propres intérêts -en jouant très tôt l'effondrement du marché des subprimes- aux dépens de ses clients à qui les équipes de Goldman Sachs continuaient au même moment de faire acheter ces produits.<
Difficile donc de s'étonner de l'avalanche de révélations, à quelques heures des auditions des représentants de la banque par la sous-commission des finances du Sénat américain, tendant à démontrer qu'au cours de l'été 2007 Goldman Sachs se glorifiait des dizaines de millions de dollars gagnés en pariant sur la baisse des crédits immobiliers à risques.
L'affaire Goldman Sachs marque de ce point de vue la mise en accusation d'une époque où la plupart des firmes de Wall Street, dans l'ambiance euphorique, ont mélangé les rôles et les genres, à la fois teneurs de marché et vendeurs de produits financiers intéressés aux mécanismes qu'elles mettaient elles mêmes en place. Peut-on penser pour autant que la mise à jour de ces pratiques et d'éventuelles sanctions prises pour réparer les dommages provoqués permettront de tourner définitivement une page? Il est largement permis d'en douter.
Dans l'immédiat, la ligne de défense choisie par les stratèges de Goldman Sachs pourrait paraître un peu courte. Nier avoir cherché à parier contre ses clients et à jouer l'effondrement du marché des produits immobiliers, démontrer que la banque a perdu jusqu'à 1,7 milliard de dollars nets en 2008 sur le marché immobilier résidentiel américain et expliquer que ses clients étaient des professionnels suffisamment avertis pour savoir quels types de produits leur était vendus consiste à rester prudemment sur le terrain de la technique financière. Et imaginer sortir de la nasse moyennant une substantielle amende.
En soupçonnant les sénateurs de vouloir lui faire un procès en sorcellerie et de s'être déjà fait un avis définitif sur la question avant même d'avoir engagé les auditions, la banque vient toutefois de reconnaître elle-même que les accusations contre elles tourneront au procès politique autrement plus dangereux. Car à servir d'icône sacrificielle pour permettre à l'administration Obama de prendre l'opinion publique à témoin de sa volonté d'en finir avec les démons du système financier, la banque a beaucoup plus à perdre. Sa réputation, la confiance de ses clients et finalement la solidité de son fonds de commerce. Il lui sera difficile d'échapper à cette menace.
Le procès de relations incestueuses
Derrière la mise en accusation de certaines de ses pratiques, c'est avant tout le procès des relations incestueuses cultivées de longue date par la banque d'affaires avec les administrations successives de Bush à Obama qui a conduit à voir partout la main de «Government Sachs». Les témoignages ne manquent pas pour illustrer ces relations étroites. Du recrutement de l'ancien président de la SEC, Arthur Levitt, en qualité de conseiller à ceux de Robert Rubin et Henry Paulson, tous deux anciens Secrétaires au Trésor sous des administrations de couleur politique différente. Jusqu'à Timothy Geithner, actuel Secrétaire au Trésor, accusé par certains de ses détracteurs, de «travailler pour Goldman Sachs». Ce sont ces mêmes relations incestueuses qui expliqueraient, aux yeux de ses procureurs, le fait que la banque, à l'issue de la crise, a largement profité de la disparition de ses concurrents les plus comparables dans leur modèle (Lehman Brothers qui a fait faillite, Bear Stearns ramassée par JP Morgan) ou rachetés par d'autres (Merrill Lynch).
Il sera difficile de dissocier ces constats de ceux consistant à dire que le Trésor américain, bien qu'il s'en défende, a permis à Goldman Sachs de gagner beaucoup d'argent sur les marchés avec l'argent public qu'il lui a prêté et lui a évité de prendre de plein fouet la faillite du premier assureur américain AIG secouru par l'Etat fédéral.
Depuis, ce même Trésor a laissé repartir de plus belle la surenchère des bonus et les prises de positions. Mais Goldman Sachs a peut-être cru un peu trop à sa toute-puissance. Et sous estimé le réalisme politique de l'équipe Obama soucieuse de trouver tous les bons arguments pour pousser sa réforme financière. Et mettre Goldman Sachs au banc des accusés est sans doute le meilleur moyen de mettre enfin le holà aux conflits d'intérêts qui auront symbolisé l'exubérance irrationnelle de toute une époque.
Philippe Reclus
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Photo: Le siège de Goldman Sachs au 85 Broad Street dans le quartier de la finance à Manhattan. Brendan McDermid / Reuters