Rimbaud a été adulte. Qui l'eut crû? Cette nouvelle, terrible, est tombée le 14 avril 2010, à la faveur de la révélation de la découverte d'une très ancienne photographie dans une brocante, deux ans auparavant. Le poète y est attablé à une table devant l'hôtel de l'Univers à Aden, en compagnie d'autres occidentaux. C'est la neuvième image que l'on retrouve de lui mais, jusqu'ici, seul deux portraits de jeunesse étaient de suffisamment bonne qualité. Les autres ne permettaient pas d'imaginer son visage adulte. D'où l'importance de cette photo qui permet, si c'est bien lui (ce dont les deux découvreurs et le biographe de Rimbaud Jean-Jacques Lefrère sont persuadés), de poser une nouvelle pierre dans l'imaginaire rimbaldien. L'écrivaine Anne-Marie Garat, professeur en histoire et photographie et passionnée de Rimbaud, note ainsi: «Ce qui me fascine c'est cette image qui a dormi si longtemps dans une malle et qui nous saute au visage aujourd'hui. C'est presque le chaînon manquant. Entre l'image de Carjat et celles de mauvaise qualité de la fin, il n'y avait rien.»
Cette révélation a un véritable intérêt pour l'amateur, mais elle est aussi peut-être dangereuse pour «le mythe Rimbaud». Aujourd'hui, c'est l'un des poètes français les plus connus, tant dans l'Hexagone que dans le monde. La liste des artistes qu'il a inspiré serait trop longue pour tous les citer. En classe préparatoire littéraire ou à la fac, il est systématiquement étudié, parfois aussi au lycée, et même les gens peu connaisseurs en poésie ont entendu parler vaguement du Dormeur du Val ou du Bateau Ivre.
Rimbaud, ce produit marketing idéal
De toute évidence, Rimbaud doit sa notoriété à deux éléments: la qualité de ses textes évidemment, son irrévérence, sa posture littéraire («Il faut être voyant», etc.), et ce subtil mélange entre une poignée de poésies presque accessibles à tous et d'autres complètement illuminées, ce qui permet de satisfaire à la fois les béotiens et les esthètes. Mais actuellement, à une époque où la poésie se vend mal et où il n'y a plus de poètes vivants très connus hors des cercles d'initiés (comme pouvait l'être un Saint-John Perse il y a quelques décennies), ce qui joue énormément pour la popularité de Rimbaud, ce sont les légendes qui entourent sa vie. Sa précocité littéraire, sa haine de Charleville-Mézières, ses escapades parisiennes, ses aventures homosexuelles avec Verlaine, puis son silence, ses voyages et le départ vers la Corne de l'Afrique où il sera notamment marchand d'armes. Un mythe simple, idéal, parfait, très rock and roll avant l'heure.
Ajoutez à cela quelques phrases clés facilement répétables dans un dîner ou en 4 par 3 dans le métro, telles «On n'est pas sérieux, quand on a 17 ans» ou «J'ai seul la clé de cette parade sauvage» et plus besoin de le lire. Dans notre société toujours à la recherche de storytelling pour vendre, c'est un produit marketé de manière idéale. Beaucoup plus, pour prendre deux de ses contemporains, qu'un Mallarmé à la poésie trop complexe, ou qu'un Lautréamont à la vie et au visage moins connus.
A première vue, la photo de Rimbaud adulte est dangereuse. Qui voit-on? Un homme habillé de manière quelconque, qui ressemble diablement aux autres personnes autour de lui, un bourgeois qui a trop chaud, un peu compassé et qui tire une tête morne alors que, normalement, si l'on garde le mythe du jeune poète, la seule photo acceptable serait celle d'un homme fier à dos de dromadaire, qui a toujours le visage de ses 17 ans tout en ressemblant à Lawrence d'Arabie. Sur des blogs, sites ou dans les commentaires, on a ainsi pu lire une certaine déception après avoir vu «la» photo. Jacques Desse, l'un des deux libraires à l'origine de la découverte, s'attriste de ces réactions dans un billet sur son blog:
«Seule me choque profondément l'affirmation selon laquelle cette photo briserait le mythe. Certains même, ne craignant pas le ridicule, affirment que nous n'aurions pas dû rendre cette image publique, qu'elle est forcément fausse puisqu'elle ne correspond pas à ce qu'ils ont envie de croire, etc.»
Jean-Jacques Lefrère se réjouit presque du désappointement de certaines personnes qui permet selon lui de rappeler sa vraie vie:
«Ce n'est pas un document qui se refuse. L'image correspond tout à fait à la deuxième partie de la vie de Rimbaud. C'est un employé de commerce qui cherche à faire fortune. Les gens qui le connaissent peu ne savent pas que les années 1873-80 ont été très rudes pour lui. La photo de Carjat a écrasé toutes les autres, un peu comme pour Che Guevara où on a l'impression qu'il n'y a qu'une seule photo. Je ne pensais pas que cela fera réagir autant et au niveau mondial. A notre époque, où la poésie est morte en France, de voir un tel sujet passionner autant, c'est plutôt rassurant. Sans doute parce que finalement les gens ont assez peu lu Rimbaud et connaissent surtout dans les grandes lignes l'histoire humaine.»
D'où l'envie, peut-être, de faire tout dire à ce personnage. Les interprétations se sont multipliées. Jean-Jacques Lefrère et Jacques Desse s'y sont eux-même risqués dans leur article:
«Sur l'image du perron de l'Hôtel de l'Univers, il est assis mais semble sur le point de se lever. Tout son être paraît protester contre son intégration à ce rituel bourgeois de la séance du portrait de groupe, auquel, pourtant, il n'échappe pas. Il ne considère que le spectateur, comme en une muette interpellation, qui n'attend pas de réponse. Il nous regarde, il n'a rien à nous dire.»
Comme si l'homme qui regarde l'objectif de l'appareil photo avait eu toutes ces pensées à ce moment là alors que les explications les plus probables étaient «J'ai trop chaud», «J'ai des problèmes de digestion», «Je m'ennuie», etc. Bref, une des mille raisons qui font que l'on tire parfois une mauvaise tête devant un appareil photographique. Selon le chercheur André Gunthert, directeur du Laboratoire d'histoire visuelle contemporaine, «pour une photo de cette époque, il est ainsi tout à fait normal que l'une des personne soit un peu floue» et pour Anne-Marie Garat, «le processus photographique de l'époque participe à la construction du mythe. L'air halucciné est dû au très long temps de pose qui variait de 30 secondes à deux minutes. Si on battait trois fois des paupières, on avait le regard blanc. D'où cette impression chez Rimbaud, mais aussi chez Baudelaire.» Jean-Jacques Lefrère le reconnaît lui-même, mais se justife:
«De toute évidence, c'est la partie la moins argumentée, donc la plus faible de l'article. Mais nous savions que tout le monde proposerait son interprétation et donc nous voulions poser quelques jalons en amont.»
Le professeur Alain Borer, spécialiste incontesté du Rimbaud dans les années 1980-90, et qui a publié notamment Rimbaud en Abyssinie avant de s'éloigner du poète, regrette vivement ces interprétations, notamment autour de la date exacte:
«Il est très compliqué de connaître la date de la photo. On a pu lire partout dans la presse qu'elle datait de 1880, mais c'est impossible. A l'époque, Rimbaud est hébergé par Alfred Bardey qui ne fréquente pas cet établissement et il est extrêmement invraisemblable que les autres personnes sur cette photo y étaient à cette époque aussi. Plus sûrement, si c'est bien Rimbaud, cela date de novembre 1885, un des deux seuls moments où il loge à l'Hôtel de l'Univers.»
Jean-Jacques Lefrère s'est d'ailleurs refusé lui à dater précisément la photographie, mais n'a pu empêcher d'autres de le faire.
Rimbaud ou le lieutenant De Gaulle?
Ainsi, pour André Gunthert, dans cette affaire, «les réactions sont plus intéressantes que la photo», car, pour lui, cela reste tout de même «une image sur laquelle pèsent des interrogations. Elle tient plus de la conviction des spécialistes que sur de réelles preuves. Il y a une ressemblance vague, mais cela ne suffit pas. Identifier aujourd'hui un portrait du XIXe siècle reste un exercice problématique. Ce n'est pas une science exacte». Alain Borer est également sceptique:
«Ce qui me gène, c'est le moment de l'émission de cette photo. Elle est restée deux ans cachée et il y a annonce d'une expertise dont on n'a pas les détails. C'est estampillé expertisé et il faudrait y croire. C'est formidable, tout le monde reconnaît Rimbaud alors que personne ne l'a jamais vu.»
Et d'ajouter, ironique: «Je trouve que l'homme sur cette photo a surtout une ressemblance frappante avec le lieutenant De Gaulle d'avant 1914.»
Au-delà du poète, l'image est indisssociable dans la construction de l'artiste. Pour le psychanalyste Serge Tisseron, spécialiste de la relation que nous établissons avec les images, «cette image est très importante. On a de la peine à croire qu'il soit parti en Abyssinie. L'idée que cet homme qui commençait à être un peu connu dans les millieux littéraires puisse tout lâcher pour aller faire du commerce à l'autre bout du monde, c'est difficilement concevable. Tout d'un coup, l'apparition de cette photo donne une crédibilité à l'évènement. Elle a une fonction de cristallisation de la mémoire. Quand Rimbaud est là-bas, je ne suis plus obligé de l'imaginer de dos, je lui mets un visage. C'est à la fois un rappel de la mémoire et un appel à la rêverie. Avant, c'était difficile. Maintenant, on peut rêver à Monsieur Rimbaud».
La photo construit un personnage
Alain Borer estime que l'image va encore plus loin et il s'en désole:
«Comme plus personne ne lit Rimbaud et que même ses biographes ne connaissent pas parfaitement son oeuvre, il y a substitution de la photo à l'oeuvre. Tous ceux qui ont voulu écrire et s'inspirer de Rimbaud ont interrogé l'œuvre. Là, la photo vient nous soulager de l'interrogation littéraire.»
Il dénonce ce qui est selon lui «le biographisme incompétent où tous les auteurs ont le même nombre de pages quelle que soit leur oeuvre. Là, pour Rimbaud, avec cette photo, on a bien l'épicier qu'on a cherché, on est débarrassé de la compréhension de l'oeuvre. Mais ne pas aller au bout de l'oeuvre, c 'est aussi ce que veulent les lecteurs».
Selon André Gunthert, en général, «l'image participe évidemment à la construction du personnage. Prenez Baudelaire et ses portraits mélancoliques. Cela participe à son modernisme désanchanté. On n'imagine pas un Baudelaire rigolard». Cette association de l'oeuvre de l'artiste à son image date, selon le professeur, du livre de l'écrivain Vasari, Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes (1560-1570):
«Pour la première fois, les biographies comportent chacune un portrait. L'image devient alors signe de notoriété. Nous existons si nous avons une image. Evidemment, cela contribue beaucoup à la construction de la culture littéraire et ça nous influence sur la perception de l'auteur. Rimbaud, Baudelaire, Hugo, tous ont leurs portraits et, vue de notre époque, c'est étonnant à quel point leur image est cohérente à celle que l'on se fait de l'oeuvre. Dans le cas de la dernière image, cela renforce la mythologie de la seconde partie de la vie Rimbaud.»
Dans cette même idée de cohérence, Serge Tisseron note lui que «pour Rimbaud, on est presque content qu'il n'ait pas la même tête. C'est logique. Il change radicalement de statut, donc il change d'image». Au contraire, pour Alain Borer, en dissociant sa vie en deux «on passe à côté de la question du paradigme de l'oeuvre-vie qui est en cours sans cesse. Dans un poème des Illuminations, Vagabonds, il termine par "moi pressé de trouver le lieu et la formule". Pressé, lieu, formule, tous ces mots, on les retrouve en permanence dans sa correspondance ensuite».
Après, au-delà de la polémique, peut-être est-ce à chacun de continuer d'y percevoir ce qu'il a envie, comme Anne-Marie Garat qui «n'y voit pas un petit employé de commerce. Quand on lit sa correspondance, on comprend que cela n'en est pas un. Les gens qui à cette époque rôdent dans cette région ne sont pas, bien sûr, tous des Stanley et des Livingstone mais ils ont tous dans la tête la recherche d'une Terra Incognita. C'est un rêve commun. Même si ce sont des minables, ils rêvent de découverte et Rimbaud était armé pour ça». Ou comment, en partant d'une photo qui permet d'ajouter aux interprétations et aux visions, prendre un nouveau départ dans ses propres rêveries:
Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. - ÔRumeurs et Visions!
Départ dans l'affection et le bruit neufs!
Arthur Rimbaud, Départ in Illuminations (1873-1875)
Quentin Girard
Photos: Photo présumée d'Arthur Rimbaud (deuxième depuis la droite) à Aden (vers 1880-1890?) / Libraires associés / ADOC-photos
Arthur Rimbaud à 17 ans / Carjat / Domaine public.