Sa cause à lui a pour nom Arménie. Son jour de recueillement, c'est le 24 avril, commémoration du génocide de 1915 dont ont réchappé ses parents. «Toutes celles, tous ceux qui ont des origines arméniennes ont besoin que cette reconnaissance (du génocide) soit enfin admise par la Turquie», martelait encore récemment Charles Aznavour. Il présidera samedi une cérémonie de l'Arc de triomphe, en hommage aux anciens combattants arméniens. Une première pour le chanteur qui aurait même espéré un moment la présence à ses côtés de son ami, le Président Nicolas Sarkozy.
L'engagement d'Aznavour, «homme accompli», ne date pas d'hier: l'artiste n'a pas attendu que la question du génocide arménien soit invoquée, voire parfois instrumentalisée depuis le début des années 2000 par tous ceux qui ne veulent pas de la Turquie dans l'Union européenne.
Le tournant pour lui date de 1975. Crooner à succès, acteur vedette de Mocky et Truffaut, star internationale, Aznavour n'a plus grand-chose à prouver. Sauf à lui-même. Ce qu'il va faire avec une chanson au titre sans détour: «Ils sont tombés», dans laquelle il dénonce l'horreur du génocide de 1915 et ses centaines de milliers de morts arméniens
« (...) tombés sans trop savoir pourquoi
Hommes, femmes et enfants qui ne voulaient que vivre
Avec des gestes lourds comme des hommes ivres
Mutilés, massacrés les yeux ouverts d'effroi
Ils sont tombés en invoquant leur Dieu
Au seuil de leur église ou le pas de leur porte
En troupeaux de désert titubant en cohorte
Terrassés par la soif, la faim, le fer, le feu. (...)
Et, conclut le chanteur pour ceux qui ne l'auraient pas encore compris: «Je suis de ce peuple qui dort sans sépulture».
«Cette chanson signe le début de son engagement, raconte l'éditorialiste et militant d'origine arménienne Ara Toranian. J'avais alors une vingtaine d'années et je me souviens combien cela m'avait fait plaisir. Enfin quelqu'un pour nous représenter! Même si c'était un peu pathétique que nous n'ayons que cette branche à laquelle nous raccrocher».
Cette année 1975 marque aussi le premier d'une longue série de quelques quatre-vingt attentats de l'Armée secrète de libération de l'Arménie (Asala) qui totaliseront 50 morts jusqu'en 1984. Basé au Liban, ce groupuscule tendance marxiste-léniniste est surtout composé d'Arméniens de la diaspora. Leurs objectifs: pousser l'Etat turc à reconnaître le génocide de 1915 et de réunifier la nation arménienne sur les terres ancestrales. Leurs cibles: les représentants de l'Etat turc partout dans le monde. «Les premiers attentats de l'Asala ont partagé chaque Arménien entre le choc, la gêne d'être assimilé à des actes terroristes et le constat de leur efficacité médiatique. Enfin on parlait des Arméniens dans les journaux! Même, on ne parlait du génocide que lorsqu'il y avait un attentat de l'Asala», se souvient le philosophe d'origine arménienne Michel Marian.
En 1981, c'est l'«Opération Van», une prise d'otages à l'Ambassade de Turquie à Paris. Les quatre auteurs de la prise d'otages sont arrêtés. Jugés une première fois, puis deux ans plus tard en appel. L'opinion publique est alors sous le coup d'un autre attentat, un carnage, toujours signé par l'Asala, à l'aéroport d'Orly.
«Après Orly, les Arméniens rasaient les murs. Mais Aznavour ne s'est pas laissé démonter. Il a tout de même soutenu les quatre preneurs d'otages de 1981. Il a envoyé un témoignage en leur faveur, sa lettre a été lue lors du procès en appel, rappelle Ara Toranian. C'était courageux de sa part, car il avait beaucoup à perdre. Sous l'émotion des morts d'Orly, l'opinion, et peut-être même son public, auraient pu se retourner contre lui».
A l'époque déjà, le chanteur avait confié à l'un de ses admirateurs, un Français d'origine turque, l'écrivain et artiste Georges Daniel, qu'il «rêvait d'être l'homme qui réconcilierait la Turquie et l'Arménie». Aznavour a prôné le dialogue à un moment où cela n'était pas très bien vu par la diaspora arménienne dont les militants les plus extrémistes ont parfois été agacés par la «sympathie» dont le chanteur pouvait faire preuve à l'égard des Turcs. A Istanbul, on peut d'ailleurs toujours visiter un passage qui porte le nom Aznavur au centre de la ville européenne et trouver les vinyls de La Mamma, en vente dans les brocantes.
En 2007, comme de très nombreux Arméniens de la diaspora, Aznavour est sous le choc de l'assassinat par un nationaliste turc du journaliste turc d'origine arménienne, Hrant Dink, un fervent partisan du dialogue turco-arménien.
«A Istanbul, 150.000 personnes assistaient à l'enterrement (de Hrant Dink NDA), le peuple turc se pose des questions, constate Charles Aznavour. Certains découvrent à la mort d'une grand-mère leurs origines arméniennes. C'est une affaire d'identité nationale (...) cela prendra des générations pour sortir de tout cela, mais j'ai de l'espoir».
Artiste engagé, Aznavour l'est assurément. Mais avec sa petite musique à lui. Si son père fut un proche des résistants et communistes du groupe Manouchian, le fils n'est ni Leo Ferré, ni Jacques Brel. Les concepts et le langage politiques, ça n'est pas son registre. Celui des émotions conviennent mieux à l'acteur qui campe Edouard Saroyan, cinéaste, porte-parole de la diaspora arménienne dans «Ararat» d'Atom Egoyan. La bataille d'Aznavour reste «culturelle» comme lorsqu'il chante avec sa fille Seda en arménien pour rappeler combien cette langue est indissociable de l'histoire de son peuple; ou bien encore lorsqu'il écrit une dédicace pour «Rêves fragiles» (Actes sud, 1999) l'ouvrage du photographe Antoine Agoudjian.
En 1988, l'Arménie est toujours sous tutelle soviétique. Un puissant séisme secoue le pays, au moins 25.000 personnes y périssent. Aznavour écrit et compose illico une chanson intitulée «Pour toi l'Arménie». Puis mobilise quatre-vingt-neuf artistes français de ses amis autour du micro.
Cela donne un disque dont les bénéfices sont destinés à la Fondation qu'il a créée, avec son imprésario également arménien, pour venir en aide aux rescapés du séisme.
L'Arménie indépendante, Aznavour est proclamé «héros national». Une place et une statue lui sont dédiées en 1991. Il reçoit la nationalité arménienne, puis est nommé, l'année dernière, Ambassadeur d'Arménie en Suisse auprès des Nations Unies. Un nouveau costume qui semble parfois un peu étroit pour l'artiste, tant ses interventions sont limitées et contrôlées par les autorités arméniennes. En particulier, ces jours derniers alors que le gouvernement arménien suspendait le processus de ratification des accords de normalisation avec la Turquie. Au risque que le crooner y perde ce qui a fait sa force: une rare liberté de mouvements et de paroles entre Paris, Istanbul et Erevan.
Ariane Bonzon
Photo: Charles Aznavour, au festival d'été de Québec, en 2008. Mathieu Belanger / Reuters