Monde

Garzón-Samaranch: on refait l'histoire

Temps de lecture : 3 min

Deux hommes, deux parcours et un pays coupé en deux. La mort de Juan Antonio Samaranch coïncide avec la tourmente judiciaire dans laquelle se trouve le juge Baltasar Garzón.

Un franquiste s'éteint, ses amis s'éveillent. Quand le monde du sport rend hommage au président d'honneur du CIO, Juan Antonio Samaranch, décédé le 21 avril à Barcelone, plusieurs formations d'extrême-droite tentent de mettre fin à la carrière d'un juge emblématique pour les victimes de la dictature franquiste, Baltasar Garzón. Des obsèques quasiment nationales pour un homme qui fut membre du gouvernement de Franco d'un côté, plusieurs procédures, dont une concernant les fosses franquistes, de l'autre. L'Espagne est bel et bien divisée, scindée en deux, comme aux pires heures de son histoire.

Mémoire courte

A ma droite, un concert de louanges pour le rénovateur de l'olympisme. Soit. Il a surtout fait des Jeux un business où règnent en maîtres l'argent et le dopage, assez loin des valeurs fondatrices de ce mouvement. L'essentiel n'est plus de participer, mais d'engranger un maximum de bénéfices. La presse espagnole dans sa quasi globalité ne tarit pas d'éloges sur cet homme et a couvert son enterrement comme s'il s'agissait d'un chef d'Etat. La famille royale était même présente dans la cathédrale de Barcelone et le Prince Felipe a salué «un ami cher, un colosse du sport et de l'olympisme moderne». Le petit-fils de Républicain que je suis a tout de même du mal à verser une larme. L'héritier du trône a sans doute, comme une partie du pays, la mémoire un peu courte.

A ma gauche, un juge dont les heures semblent comptées. Baltasar Garzón, chantre de la justice universelle et célèbre pour avoir lancé un mandat d'arrêt contre Augusto Pinochet, est accusé de «prevarication» (le fait d'ignorer une loi existante) par plusieurs formations d'extrême-droite, telles Manos Limpias (Mains Propres) et Falange Española, la Phalange. Son crime? Avoir ouvert un dossier pour tenter d'identifier les victimes des exactions franquistes enterrées dans des fosses communes. Il est poursuivi dans deux autres affaires, dont une l'accusant de corruption pour avoir touché de l'argent de la part d'une banque pour donner des conférences à l'étranger, ce qu'il nie farouchement.

Plaies à vif

Et voilà que ces deux histoires se rejoignent dans une étrange concordance du temps. La situation montre bien que les blessures ne sont pas refermées, les plaies sont encore à vif. L'Espagne, à cause d'une loi d'amnistie votée en 1977 (soit un an avant la Constitution en vigueur aujourd'hui), n'a toujours pas fait le deuil de la dictature ni le travail de mémoire qui aurait dû avoir comme conséquence une véritable réconciliation nationale. Garzón, juge médiatique, a de nombreux ennemis et il agace, au sein même de la magistrature.

Si son attitude est parfois contestable, on ne peut nier qu'il a eu un rôle non négligeable dans plusieurs affaires. Son mandat d'arrêt contre Pinochet en est la preuve. Il dérange, il fait des jaloux, on peut ne pas apprécier son style, mais il a fait beaucoup pour les victimes des dictatures latino-américaines notamment. Il semble de bonne foi quand il décide de s'attaquer au régime franquiste. La justice doit trancher dans les prochaines heures mais elle a d'ores et déjà perdu toute crédibilité en décidant d'instruire une plainte déposée par deux formations aux relents franquistes. Falange Española, dans sa demande, explique par exemple que Garzón s'est érigé en «juge de l'Histoire et en rédempteur des vaincus». Des termes qui ont eu au moins le mérite de faire bouger le juge Varela, en charge de ce dossier épineux. Il a en effet demandé aux plaignants de retirer ces qualificatifs dans les 24 heures sous peine d'être exclus de l'affaire.

Climat délétère

A travers la manière dont elle gère son instruction, la Audiencia Nacional, la plus haute instance judiciaire du pays, empêche l'Espagne de solder les comptes avec la dictature. Un Garzón condamné, et la dictature aura gagné, une fois de plus. «S'il doit s'asseoir sur le banc des accusés, alors moi aussi. Ce sera une agression à la démocratie. Je me sens blessé et je pense à mes compagnons d'armes. Que diraient-ils s'ils vivaient aujourd'hui?» Marcos Ana a passé près de 23 ans dans les geôles franquistes, un record. A 90 ans, il sera en tête de la manifestation organisée samedi 24 avril pour soutenir le juge à Madrid.

Pendant que la justice se ridiculise et que des groupes à l'idéologie fasciste et raciste instaure un climat délétère, le pays rend hommage à l'ancien secrétaire d'Etat aux Sports de Franco. Ubuesque. Un homme qui, en 1968 lors des Jeux olympiques de Mexico, annonce aux athlètes espagnols sélectionnés: «Nous, Espagnols, sommes devenus une race plus virile», qui, en 1972, se disait «franquiste à 100%» et qui, en novembre 1975, à la mort du Caudillo, fera cette déclaration douteuse: «Tout est fini et tout continue, car l'exemple de Franco accompagnera toujours notre effort.» Juan Antonio Samaranch n'a jamais répondu à ses détracteurs qui lui reprochaient son passé phalangiste et son action auprès du dictateur, avec qui il a réveillonné au moins une fois et dont il était, quoi qu'il ait pu dire, très proche. Ses biographies officielles minimisent ses liens avec le régime, mais une photo publiée l'été dernier le montre, bras tendu dans un salut franquiste, en compagnie de plusieurs officiels.(4) Nous sommes le 18 juillet 1974 et on «célèbre» le 38e anniveraire du coup d'Etat, le début de la guerre civile qui mènera à la victoire de Franco. Il y a quelque chose de pourri au royaume d'Espagne.

Marc Fernandez

Photo: Des Espagnols arborent un drapeau à l'effigie de Franco pour le 25e anniversaire de la mort du dictateur, en 2000 à proximité de son mausolée, à la Vallée de los Caidos. REUTERS/Desmond Boylan

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