«What's wrong when I rap with the mass appeal?» [«Quel est le mal à rapper pour le peuple?». C'est ce que demandait Gang Starr, le duo de rappeurs de Brooklyn dirigé par Guru, décédé lundi à l'âge de 43 ans, dans un single de 1994. Mass Appeal, 67ème sur la liste des cent tubes les plus populaires du site Billboard, est le plus grand hit de Gang Starr. C'est dire si ce morceau est proche du peuple.
Ce groupe de hip-hop a commencé à prendre de l'essor au début des années 90, alors même que le centre de gravité du rap était en train de se déplacer vers la côte ouest des Etats-Unis. Le hip-hop new-yorkais brut que Gang Starr incarnait cédait les feux de la rampe au «gangsta rap»[1] léthargique et sensationnaliste en provenance de Los Angeles. Au milieu des années 90, quand Puff Daddy et The Notorious B.I.G faisaient renaître le hip-hop de la côte est, ils avaient un côté tape-à-l'œil que Guru et son partenaire producteur, l'ingénieux DJ Premier, étaient parfaitement incapables d'offrir.
Le hip-hop de Gang Starr était tellement pur. Epuré même. Son chanteur déclamait lentement ses fanfaronnades bourrues et insultes sur les rythmes traînants ancrés sur des samples et le son rauque des tambours à timbre du Roland 808. Depuis, ce style est encore présent, défendu bec et ongle par le mouvement du «backpack rap», obsédé par l'authenticité.
Loup solitaire
Mais Guru se distinguait nettement de ses héritiers. Se revendiquant comme un véritable battle rhymer (au chant agressif et fluide), il passait son temps à assaillir les autres pour qu'ils fassent la différence entre les différents genres et sous-genres du hip-hop. C'était un loup solitaire. Et dans l'univers de Guru, il n'y avait qu'un seul MC légitime. Pour les autres «There ought to be laws/ Against you yapping your jaws» (Il doit y avoir des lois contre toi qui jappe avec tes grandes mâchoires).
Guru n'aurait de toute façon jamais fait une grande pop star. Dès ses débuts, son côté outsider lui collait à la peau. Son baluchon sur les épaules, il a quitté Boston, sa ville natale, pour s'installer à New York et faire évoluer sa carrière. (L'accent de Brooklyn qu'il prend dans des morceaux comme Step in the Arena est clairement travaillé et volontaire. (Le rap demeure un domaine inhospitalier aux accents bostoniens.)
Dans les plus grands succès de Guru, Take It Personal (Prend le personnellement), Soliloquy of Chaos (Soliloque du chaos) et dans le discours endurci sur le crime de Just to Get a Rep (Pour se faire une réputation), il apparaît comme quelqu'un d'agressif, un bagarreur de rue, véritable gangster (et non un vulgaire gangsta) au nez retroussé un peu à la Jimmy Cagney, qui expose de profonds griefs et bouge ses lèvres rapidement. Face à la terminologie obsolète du hip-hop/rap, il rivalisait de créativité: d'innombrables rappeurs tempêtaient contre leurs rivaux en les traitants de «motherfuckers» (fils de pute), mais combien les ont traités de «shysters» de «numbskulls» et de «knuckleheads» (que l'on peut traduire approximativement et respectivement par «escrocs», «nigauds» et «nouilles»)? Les premières paroles de Check The Technique (1991) sont simplement géniales: «You puny protozoa, you're so minute» («Espèce de protozoaire minable, t'es minuscule comme tout»). Et Guru pousse la métaphore plus loin: «I'm scoopin' you up, out of the muck you wallow in/ Like a chief chemist, other scientists are followin'/ Plannin' to examine you, on a Petri dish.» (Je te ramasse à la pelle, dans la merde où tu te vautres/Comme un chimiste, d'autres scientifiques se joignent à moi/ On va t'examiner sur une boîte de Petri.»
Jazz
Dans une lettre écrite sur son lit de mort (mais dont l'authenticité est déjà contestée), Guru fustige DJ Premier et sacre son récent producteur et collaborateur, Solar, gardien de son héritage. (C'est Solar qui a diffusé cette lettre.) Cette lettre présente également Guru comme «le père du hip-hop/jazz». C'est l'astucieux usage de samples de jazz dans des albums de Gang Starr tels que Daily Operation (1992) et Hard to Earn (1994) qui a valu au groupe sa réputation de rap «jazzy», que Guru a ensuite renforcée dans la série d'album Jazzmatazz. Cependant, pour Guru, le jazz était davantage une façon d'afficher son style (voir les photos de ses pochettes CD, conçues sur le modèle des albums de Blue Note) plutôt qu'une caractéristique de sa musique. Musicalement, le travail de Guru n'avait rien à voir avec le jazz: il remplaçait simplement les samples habituels de James Brown ou P-Funk par la trompette de Donald Byrd.
Le seul jazz que l'on puisse trouver dans la musique de Guru réside dans son rap. C'était l'une des voix du hip-hop parmi les plus singulières et influentes. Un pince-sans-rire dont le calme et la voix claire faisaient passer une fusion d'ambiances et d'émotions. La légèreté et l'insouciance, un sang-froid propre aux voyous; un sentiment de réalisme, de confiance en soi, le son inflexible d'un homme blasé, qui a tout vu et tout fait. Avant Guru, les différents acteurs de l'univers hip-hop se sentaient obligés de vociférer.
Guru a prouvé que dans le hip-hop, on pouvait aussi s'exprimer avec douceur. Aujourd'hui, les morceaux de hip-hop qui passent à la radio se sont radoucis. Guru est loin d'y être étranger. Dans Moment of Truth (1998), Guru s'enorgueillissait: «The king of monotone, with my own throne.» (Le roi du monotone, avec mon propre trône.) Accablant de mépris les nigauds et les nouilles, et critiquant un peu tout le monde finalement, la voix de Guru piquait au vif. Et ce, sans jamais hausser le ton.
Jody Rosen
Traduit par Micha Cziffra
Photo: In memoriam, O.Royksopp, via Flickr CC License by
[1] Le terme «gangsta» fait référence aux rappeurs ayant un style clinquant et qui abordent, à travers leur musique, un certain nombre de thèmes récurrents (argent, réussite, femmes, proxénétisme, drogue, haine de la police, etc.).