Agrippé au zinc des bistrots, débitant des blagues anisées basses du front, sifflant les filles comme des canidés, le «beauf» quitte son écosystème naturel (le bar, la rue) pour dégourdir ses pattes sur d'autres territoires, une fois l'an: celui de ses vacances. Le cinéma, toujours friand d'archétypes comiques, se délecte de ces virées tongs et slip de bain, en camping ou au club Med, et en fait le fleuron d'une certaine (sous) culture française. Des Bronzés (Patrice Leconte, 1978) à Camping (Fabien Onteniente, 2006), les clichés propres à notre ami blaireau, sa vulgarité et sa suffisance, ont été conservés mais le monde dans lequel il évolue, ses références et surtout sa signification sociale ont quant à eux subi une inflexion non négligeable.
Dès les années 50/60, la généralisation des congés payés démocratise la notion de «vacances pour tous». Les routes françaises sont prises d'assaut par des estivants avides de sable et d'air marin comme dans «Les Vacances de Mr Hulot» (Jacques Tati, 1953). En 1970, alors que les prémisses du tourisme de masse font leur apparition, naît sous le crayon du caricaturiste Cabu (Hara-kiri, Charlie Hebdo) le personnage du beauf absolu. Français moyen, peu cultivé, intolérant et imbu de sa personne, il incarne le pendant gaulois du redneck américain, dont l'un des derniers avatars se nomme Homer Simpson. Portés par l'engouement des villages de vacances inaugurés par le Club Med, des milliers de Français désertent les plages métropolitaines pour s'encanailler à l'étranger.
Electrons libres et communautarisme
C'est en Côte-d'Ivoire, et donc dans un club Med, que Patrice Leconte et l'équipe du Splendid plantent en 1978 le décor des «Bronzés». Première caractéristique du film, les personnages qui font connaissance sur leur lieu de villégiature sont des électrons libres, venus officiellement s'imprégner d'une nouvelle culture (l'Afrique dans le cas présent) et qui officieusement s'envoient en l'air gaiement. Nous sommes loin du communautarisme de «Camping», où les protagonistes se retrouvent d'une année sur l'autre.
Le seul couple initial sans enfants des Bronzés (les marmots ne sont pas tendance à cette époque et les ados pas encore la cible privilégiée du cinéma), Bernard et Nathalie (Gérard Jugniot/Josiane Balasko), arrive en décalé, pratique des activités différentes et surtout se trompe. Car la tendance très 70's du film réside dans sa pratique de l'amour libre.
La fidélité n'est guère une vertu, et quasiment tous les personnages vont se draguer voire couchailler en sept jours seulement. Vaste programme! Le Gentil Organisateur Popeye (Thierry Lhermitte) pèse ses conquêtes («je me suis niqué 3.827 kilos de gonzesses»); Gigi (Marie-Anne Chazel) s'amourache successivement de deux animateurs; Jérôme (Christian Clavier) chasse tout ce qui bouge (la petite hôtesse, la frisée, l'infirmière, une Allemande...); Christiane (Dominique Lavanant) entreprend Bernard, qui essaie de se faire Gigi alors que sa femme Nathalie passe du bon temps avec Popeye. En gros, c'est la fête du slip à Galaswinda!
Mais trente ans plus tard, quand la lignée des films de beaufs en vacances plus tard plante sa tente au camping des Flots Bleus, c'est nettement moins rock n'roll. Paul Gatineau (Antoine Duléry) a trompé sa femme Sophie (Mathilde Seigner) et elle le lui fait payer. En le trompant en retour? Que nenni! Elle tente une approche (plus chaste, tu meurs) sur Michel Saint Josse (Gérard Lanvin) qui lui explique que «trahir c'est mal». Comparée à la gabegie des «Bronzés», «Camping» démontre une moralisation de la sexualité pour le moins surprenante.
Pas de libido au «Camping»
Environnés de corps hâlés (toutefois moins dévêtus qu'à l'époque du Splendid où le topless faisait fureur), les personnages de «Camping» semblent sans libido, éloignés des plaisirs charnels. Le caricatural mâle en rut Patrick Chirac (Franck Dubosc) drague mal et beaucoup mais ne conclut jamais. Alors qu'a priori, on le classerait dans la catégorie des Jérôme/Clavier (toujours prêt à dégainer), il finit par ressembler étrangement à Jean-Claude Dusse (Michel Blanc). Cette incapacité à la sexualité consommée (soulignée aussi par l'abstinence du couple Gatineau) symbolise notre époque.
Comme les «Bronzés» signifiait la fin du mouvement Peace and Love. Aujourd'hui, la publicité, la télévision, le cinéma vantent à longueur d'écran la séduction, l'érotisme, le sexe sous une forme fantasmée mais rarement réalisée. On planque, sous le vernis d'une érotisation générale, un puritanisme patenté. «Camping» s'avère une quasi Némésis des Bronzés. Le sexe ludique, décomplexé, jamais objet de dramatisation scénaristique en 1978, s'est mué en 2006 en enjeu narratif et moral (le couple de «Camping» va-t-il survivre, la femme de Patrick Chirac va-t-elle revenir?)
Le binôme valeur refuge
De décorum drôle et assumé, le sexe revêt dorénavant les oripeaux d'un tabou que l'humour ne doit plus servir. Le sexe s'est intellectualisé et a trouvé refuge dans le cinéma d'auteur, désertant le terrain pourtant fertile de la comédie. A cet égard, le film d'Onteniente ne fait pas exception à la règle. Les protagonistes de Camping sont en couple (le couple en crise, le vieux couple) ou en passe de l'être (même l'adolescente entre dans le rang de la monogamie en CDI) et pratiquent peu la gaudriole. Le célibat (veine intarissable des Bronzés) détonne, comme hors norme, décalé, le binôme amoureux étant devenu depuis la valeur refuge d'une société en manque de repères.
Bande annonce Camping
Mais la sexualité ne représente pas le seul glissement observable entre les beaufs d'hier et d'aujourd'hui. Le film de Patrice Leconte brille par son absence de politisation. Hormis un boubou parfaitement insolent à l'effigie de Valéry Giscard d'Estaing (président en 1978), aucune référence n'est faite au milieu social des personnages, ni à leur richesse. On apprend subrepticement leurs professions (médecin, esthéticienne...) mais elles ne renvoient à aucune hiérarchie sociale. Cette indétermination est balayée dans «Camping». Les origines modestes des campeurs sont largement indiquées, devenant même un artefact scénaristique. L'opposition franche entre les «beaufs classe moyenne» et le riche (un chirurgien esthétique célèbre) structure le métrage.
Lutte des classes de «Prisunic»
Patrick Dubosc Chirac est au chômage (après un plan social dans son usine) pendant que Saint-Josse croule sous les demandes de seins en silicone. Le beauf roule dans une vieille bagnole, en écho à L'Aston Martin de Lanvin. Il campe alors que le bourge préfère, lui, les hôtels cinq étoiles. Cette «lutte des classes» de Prisunic alimente un cliché bien moins amusant (et plus pernicieux) que le beauf ridicule en slip de bain: «l'argent ne fait pas le bonheur», et autre poncif, «les pauvres sont altruistes et les riches égoïstes».
Sous ses airs de comédie inoffensive, «Camping» ne met pas en scène des beaufs mais «beaufise» son monde. Pensant la société en une dichotomie déformante riche/pauvre, «Camping» prône la beauf attitude, égrène un catéchisme de comptoir là où les «Bronzés» jonglait avec les bons mots et les situations scabreuses sans tenter d'en tirer une morale. Du comique de situation (et de caractères) où des blaireaux en vacances faisaient s'esclaffer le public, on assiste aujourd'hui à une pseudo satire auto-satisfaite, donneuse de leçon, qui sous couvert de rire des beaufs, les intronise comme modèle de société. En 78 résonnait une voix nicotinée nous enjoignant au «Sea, Sex & Sun» festif et hédoniste. En 2006, c'est le Rital de Claude Barzotti. Quand le mauvais goût détrône le mauvais esprit, la comédie française n'en sort pas grandi.
Ursula Michel
Photo: camping 2. DR