Ces dernières années, un nombre assez effrayant d'analyses, d'essais et de moqueries diverses sur Twitter ont établi un parallèle entre le déclin des États-Unis et la «chute de Rome».
Souvent présentée sous forme de plaisanterie, cette comparaison n'est pas pour autant sans fondement: un empire, si vaste qu'il devient impossible à gouverner avec efficacité, ployant sous le poids de son orgueil et de sa propre mythologie; une République qui a cédé le contrôle de son avenir à un pouvoir exécutif solitaire; un gouvernement qui a commencé par fermer les yeux sur les pandémies et la famine pour finalement être incapable d'y mettre un terme.
L'exemple de Rome plane tel un avertissement. Et, quoi que vous pensiez de cette affirmation, avec le procès en destitution de l'ancien président Donald J. Trump qui a dernièrement fait les gros titres dans le monde entier, il apparaît qu'il y a vraiment une leçon à tirer de l'histoire de Rome.
L'Empire romain a parfois été obsédé par l'idée d'effacer de l'histoire publique les dirigeants impopulaires ou corrompus une fois qu'ils n'étaient plus au pouvoir. Mais les tentatives des Romains pour ce faire montrent que si l'on souhaite vraiment se défaire de l'héritage des mauvais dirigeants, mieux vaut les obliger à rendre des comptes que de se contenter d'essayer de les effacer de la mémoire populaire.
Une procédure juridique systématique et transparente accomplira tout ce qu'une simple suppression ne pourrait pas faire. Il faut pouvoir exposer clairement ce qu'ils ont fait si l'on veut pouvoir les oublier.
Les Romains experts en suppression de personnalités
Dans la Rome antique, après le décès d'un dirigeant ou d'un autre personnage public particulièrement épouvantable, les autorités pouvaient mettre en place un ensemble de mesures appelé damnatio memoriae –littéralement damnation de la mémoire– qui consistait essentiellement à effacer la personne en question des archives historiques.
Le terme en lui-même n'est pas ancien, mais il est utilisé par les universitaires pour désigner cette pratique systématique de… disons, d'annulation.
Le peuple romain semblait raffoler d'exercer la punition ultime pour les dirigeants ayant failli: la suppression.
De la destruction, la décapitation ou la «resculpture» des statues, à la suppression au burin des noms sur les inscriptions ou sur les pièces de monnaie, en passant par l'organisation de feux de joie publics pour détruire des documents et des portraits, le peuple romain semblait raffoler, selon de nombreux témoignages, d'exercer la punition ultime pour les dirigeants ayant failli: la suppression.
Dans le cas spécifique d'un «mauvais empereur» –et il semblerait qu'il y en ait eu un grand nombre– les mesures de damnatio pouvaient prendre de multiples formes. Après un décès, qu'il soit naturel ou non, les dirigeants qui avaient gravement manqué aux normes légales et sociales se voyaient refuser le culte public –le statut divin– par le Sénat romain. La prise d'une telle décision impliquait qu'aucun mémorial ne pouvait être construit en leur honneur (désolé, pas de bibliothèque impériale pour toi, Commode), et, en outre, que tout bâtiment édifié à cette fin durant leur règne allait être démantelé ou utilisé à d'autres fins.
De même, les marques impériales de leur règne étaient cachées, enterrées, détruites ou modifiées. Portez une attention particulière aux bustes romains la prochaine fois que vous pourrez visiter un musée: si les proportions du visage vous semblent un peu «bizarres», il se pourrait bien que vous soyez face à une représentation de Caligula retaillée en Auguste.
Caligula. | Richard Mortel via Wikimedia CC
En plus de supprimer les traces physiques de la personne «damnée», la famille, les amis et les esclaves qui lui restaient loyaux se retrouvaient souvent exécutés, exilés, poussés au suicide ou, dans les cas les moins horribles, obligés de changer de nom de famille.
Mêmes ces personnes de second plan n'étaient pas à l'abri d'une sorte de damnatio de fait; un exemple particulièrement mémorable est celui d'une statue de Julia Mamaea, mère de l'empereur Sévère Alexandre (222-235), dont le visage fut enfoncé après la fin du règne de son fils, probablement pour montrer un changement de politique. L'objectif de la damnatio des amis et de la famille était d'effacer toutes les relations sociales du défunt.
Effacer Trump et l'ériger en mythe
Vous aurez peut-être déjà fait de vous-même le rapprochement entre la damnatio des Romains et nos préoccupations actuelles. Dans la Rome antique, la damnatio menait souvent à l'annulation des décrets impériaux impopulaires, que reflète le nombre presque record de décrets-lois signés par le président américain nouvellement élu Joe Biden, dont la majorité visait à inverser les politiques de Donald Trump.
Parlons également de la suspension permanente des comptes Twitter et d'autres réseaux sociaux de Trump, un effacement qui se prolonge dans l'environnement bâti de nos villes, plusieurs dirigeants locaux ayant cherché à retirer le nom de Trump de certains bâtiments, à New York et dans d'autres villes. En effet, bien avant que New York n'annule ses contrats, la Trump Organization avait déjà commencé à retirer discrètement le nom de Trump de certaines propriétés et même de l'uniforme des employés, comme si les administrateurs avaient compris que l'association avec son nom n'était plus bonne pour les affaires.
Les personnalités effacées devenaient des figures de martyr.
Le départ de Trump pour Mar-a-Largo ressemble à une sorte d'exil –l'île de Capri était le lieu de bannissement privilégié des Romains– et de fait, avec ses voisins qui espèrent qu'il trouvera refuge ailleurs, le terme «exil» semble tout à fait approprié.
Cependant, dans leur zèle à éliminer certaines personnalités publiques, les Romains ont, par inadvertance, préservé et renforcé les mythes d'un grand nombre des personnes qu'ils avaient damnées. Parfois, supprimer la mémoire de dirigeants incompétents ou méprisables encourageait même les flatteurs et les imitateurs. Les personnalités effacées devenaient des figures de martyr.
La tête de la statue de cire de Donald Trump enlevée du musée Grévin à Paris, le 19 janvier 2021. | Christophe Archambault / AFP
Des témoins de la réalité
En outre, d'un point de vue pratique, les portraits et les sculptures mises sous clé à l'abri des regards du public ont eu la drôle d'habitude de survivre à l'Antiquité. Dans son livre Mutilation and Transformation–Damnatio memoriae and roman imperial portraiture, Eric R. Varner confirme qu'un certain nombre de représentations de Caligula qui étaient entreposées «en lieux sûrs» sont «étonnamment bien conservées».
De même, lorsque les statues étaient simplement enterrées au lieu d'être détruites ou brûlées, elles étaient souvent (re)découvertes lors de fouilles des siècles plus tard et considérées comme des pièces d'autant plus précieuses et plus rares.
C'est précisément le contraire de l'effet recherché lorsque l'on a recours au damnatio: le réprouvé qui devient une icône. Des empereurs comme Néron et Caligula, qui ont tous deux subi la damnatio memoriae, figurent parmi certaines des personnalités les plus reconnues de l'Antiquité.
Il est préférable de tendre un miroir à ces personnages, et à nous-mêmes, par le biais d'une procédure juridique transparente qui expose les faits.
Cela est en partie dû aux historiens, qu'ils soient d'autrefois ou d'aujourd'hui, qui ont été incapables de résister à la tentation d'exagérer les crimes, la débauche et les excès prétendus du condamné, jusqu'à en oublier toute crédibilité ou tout contexte historique. Les histoires selon lesquelles Caligula aurait nommé son cheval sénateur ou Néron aurait persécuté les premiers Chrétiens (aucune des deux n'est véridique), représentent une réécriture de l'histoire qui n'a servi qu'à consolider leurs légendes.
Les échecs des Romains dans ce domaine nous apprennent qu'en période de conflits politiques, les effacements de la damnatio ne sont pas suffisants pour parvenir à une catharsis collective. S'il est essentiel de renégocier les espaces publics et la mémoire sociale, la simple suppression de rappels symboliques ne suffit pas à effacer le mal fait par les mauvais dirigeants et leurs partisans.
Il est préférable de tendre un miroir à ces personnages, et à nous-mêmes, par le biais d'une procédure juridique transparente qui expose les faits, remet en question l'extrémisme et les théories conspirationnistes de «l'État profond», mais s'assure aussi que les mauvaises actions ne restent pas impunies.
C'est une leçon que l'Allemagne a péniblement apprise après la Seconde Guerre mondiale et dont certains pourraient prétendre que les États-Unis n'ont jamais apprise au lendemain de la guerre de Sécession. Au lieu de l'effacer purement et simplement, nous avons besoin que des historiens écrivent en toute honnêteté sur cette époque, qu'ils servent de témoin et décrivent de manière concrète ce qui s'est passé et pourquoi.
Plutôt que de les enterrer, nous devons avoir un point de vue sur nos dirigeants, les bons comme les mauvais. Un point de vue qui se situerait quelque part entre la damnatio et l'hagiographie dans ce vaste espace que l'on nomme réalité.