Tout a commencé il y a sept ans. En 2013, je réalise un documentaire intitulé Les Enfants perdus qui raconte une histoire de la jeunesse délinquante, de l'ordonnance de 1945, premier grand texte sur la justice des mineurs, à aujourd'hui. L'un des témoins me raconte alors sa sortie de prison un matin, sans rien, sa solitude, son errance, et la façon dont il replonge quelques mois plus tard.
Tout mon travail tourne autour de la question de la liberté. Alors j'ai eu envie de m'intéresser à cet autre volet, ce qui se passe la première année dehors, année réputée la plus fragile. Cependant, pour comprendre ce que signifie une libération, il fallait que j'aille en détention. Pendant six mois, un jour par semaine, je suis allée rencontrer des détenus à la maison d'arrêt de Fleury-Merogis, la plus grande cité pénitentiaire d'Europe.
J'ai animé un atelier d'écriture à partir de livres de Georges Perec. Je leur ai proposé d'écrire sur la sortie à travers la notion d'espace. Ils ont ranimé leurs souvenirs du monde du dehors. Ils m'ont décrit leurs lieux familiers: les abords de la prison, les paysages, leur ville, leur appartement, leur chambre. De ce travail sont nés des expositions et un livre qui rassemble certains de leurs textes, des portraits photographiques et un documentaire sonore.
Un focus sur la reconstruction
Le film Première année dehors. Journal de Bord est né de cette question sur la conquête de la liberté. Je me documente sur les conditions de sortie sur le plan juridique, social, sanitaire, administratif, affectif, mais aussi sur l'état d'esprit des détenus. Comment envisage-t-on un nouveau projet de vie après avoir passé une large partie de son existence en prison? Je me demande ce que la société est prête à leur offrir. Toutefois, ce qui m'intéresse avant tout de filmer, c'est la façon dont leur morcellement intérieur peut conduire à une reconstruction. Je veux me placer du côté du ressenti, de la sensation, de l'intime.
Avec la productrice, Clara Vuillermoz des Films du Balibari, nous allons voir l'administration pénitentiaire. Pendant un an, je sillonne la France, je rencontre des directeurs de prisons, de services de probation et d'insertion pénitentiaire, des travailleurs sociaux. J'envoie des lettres avec leur accord, je sollicite des parloirs et je parle aux détenus. Je corresponds avec quelques-uns. Et mon choix s'arrête sur une poignée d'entre eux.
Je ne veux pas les convaincre, leur démarche doit être volontaire. Je leur demande de prendre du temps pour réfléchir. Être filmé, entouré d'une équipe donne une image erronée de la société. Nous participons qu'on le veuille ou non à leur trajectoire de réinsertion, voire de reconstruction. Il faut gagner leur confiance et accepter l'idée de la fragilité de notre relation, de leur situation. De fait, l'un d'entre eux renonce la veille du premier jour de tournage.
«Je ne sais pas ce que cela veut dire la liberté»
Lorsque je filme le premier témoin qui sort du centre pénitentiaire de Poitiers-Vivonne, c'est la nuit. Norbert est là, il m'attend dans sa cellule. Il est d'une extrême nervosité. Il a peur. Cette première journée passée dehors, les retrouvailles avec ses parents, l'accueil au foyer n'empêchent pas la violence du monde de se projeter sur son visage. Alors le premier geste de Norbert lorsqu'il pénètre dans sa chambre n'est pas d'ouvrir la fenêtre, mais de prendre soin de tirer les rideaux et de la fermer.
Ce qui se passe ensuite, c'est le cloisonnement. Les trois hommes que je filme ne parviennent pas à sortir d'un espace confiné, celui de leur chambre ou de leur cité. Ils savent que cette fois-ci, la porte de leur chambre –qu'ils vont appeler cellule pendant des mois– est ouverte.
Raphaël, Norbert et Yémine appréhendent la sortie, bien qu'ils aient un besoin irrépressible de liberté.
Mais ils ne sortent pas. À l'intérieur, je découvre qu'ils ont reconstitué un espace familier, le seul qu'il connaissent: celui de leur cellule.
Dedans: le réchaud, les objets de première nécessité, les conserves, les produits d'entretien, les médicaments, les affiches au mur. Dehors: la rumeur du monde, les bruits, la confrontation aux autres. La perspective de prendre les transports publics ou de faire des courses dans un supermarché semble insurmontable. L'un d'entre eux jouit d'une vue superbe sur les montagnes. Il va falloir que je l'accompagne pour qu'il accepte de marcher dans la nature et de pénétrer dans la forêt.
Trois destins
Trois hommes, trois histoires, trois destins. Leur point en commun: ils ont passé une partie de leur vie en détention. Raphaël, Norbert et Yémine appréhendent la sortie, bien qu'ils aient des projets, des rêves et un besoin irrépressible de liberté.
Norbert, 44 ans, de taille moyenne, les cheveux taillés en brosse, le regard bleu vif et clair, est passionné par l'Olympique de Marseille dont il collectionne les survêtements bleu, rouge, noir, jaune et blanc. Il prend soin de son image et met un point d'honneur à se coiffer et à se préparer. Nerveux, très agité, c'est un «intranquille» comme il se définit lui-même. Lorsqu'il s'installe dans un lieu, il repère immédiatement la porte de sortie, se place en bout de table et regarde de tous les côtés pour s'assurer que personne ne l'observe. Il donne parfois l'impression d'être un homme traqué. Comme il dit: «On ne sait jamais.»
Raphaël, 58 ans, a passé trente-et-un ans derrière les barreaux après avoir vécu dans dix-huit établissements pénitentiaires. Il est très coquet et adore acheter des marques. Il collectionne les objets. Des briquets, des figurines, des chapelets, des bougies. Il est passionné de cuisine. À sa sortie, il doit tout réapprendre: «Je ne sais pas ce que cela veut dire la liberté. J'ai encore beaucoup de moi en détention.»
Yémine a 22 ans. Arrêté très jeune, il est traumatisé par son incarcération. Il a en même temps une volonté farouche de s'en sortir. Il a trouvé un travail dans une entreprise de démolition. Il détruit un immeuble de sa cité pour se reconstruire.
La marge de la marge
Je sens parfois qu'ils me testent, ils testent l'équipe, Julien Bossé le chef-opérateur, Benoît Canu, l'ingénieur du son et Arthur Prolongeau, notre assistant à la mise en scène. Ils nous racontent des histoires invraisemblables, ils essaient de nous impressionner, puis ils disparaissent. On n'a plus de nouvelles, puis ils réapparaissent. Ils réapprennent à marcher parce qu'ils sont accompagnés par leur conseiller du service de probation et d'insertion pénitentiaire, par les travailleurs sociaux, par les médecins, par les éducateurs, par les psychologues.
En détention, je leur ai donné un carnet noir, un journal de bord. J'en ai un aussi. Je leur demande d'écrire ce qu'ils ne parviennent pas à me dire. Mais aussi de dessiner, de graffer, de lister ce qui leur semble important, nécessaire. C'est difficile parfois de prendre un stylo, alors je reçois des SMS, de jour comme de nuit. Il faut trouver la juste distance, ne pas se laisser dévorer par le désarroi de ces hommes, par leur douleur. Je sens qu'ils s'accrochent au film pour ne pas sombrer.
Nous allons les voir tous les mois, tous les deux mois. Dans leurs espaces de vie intimes, nous les filmons grâce à une caméra légère, souple, pour obtenir des plans serrés de leur corps: leur visage, leurs mains, leur nuque, afin que le spectateur puisse entrer dans leur subjectivité. Je leur propose d'aller dans des endroits, de rencontrer des gens, de reprendre avec eux le fil de leur histoire.
Ils sont souvent enthousiastes. Je les ai choisis car ils voulaient s'en sortir. Et je les vois souvent découragés, endurcis par les morsures du monde réel. La vie en foyer n'est pas facile, les hommes autour d'eux sont violents, ils côtoient tous ceux que la société rejette, la marge de la marge: les taulards, les toxicos, les migrants, les SDF.
L'un d'entre eux se demande s'il ne ferait pas mieux de retourner en prison, là où il a ses repères.
Leur corps se détraque comme si, en détention, ils avaient construit une carapace. Raphaël va subir trois ou quatre opérations, Norbert perd la vue. Il ne supporte pas la lumière du soleil. Il se tient toujours dans l'ombre et rase les murs. Tous les deux perdent du poids, entre 10 et 20 kilos. Yémine, le plus jeune, n'a pas de séquelle physique. Tous les trois cependant partagent la difficulté de se confronter au monde réel. Un monde qui les heurte, qui les met à l'écart, qui parfois les brûle. Un monde qui existe en dehors de toute fiction.
Comment avancer la tête encore tournée vers l'univers carcéral et le corps à l'air libre? Je filme ces hommes qui se débattent. Peu à peu, ils reprennent goût à la vie, ils retrouvent des sensations perdues, des émotions nouvelles. Raphaël apprécie son café sur une terrasse face au ciel gigantesque et aux deltaplanes qui volent au-dessus de lui. Mais il sait que sa conquête de liberté est âpre, difficile, tendue. Les réflexes anciens remontent, les fantômes du passé rôdent.
L'un d'entre eux se demande s'il ne ferait pas mieux de retourner en prison, là où il a ses repères. À ce moment précis, prend-il conscience qu'il ne sera jamais libre? Je les montre à des moments clés de leur expérience, qu'ils affrontent une sortie sèche, un placement extérieur ou un suivi socio-judiciaire. J'admire ceux qui les entourent, les travailleurs sociaux, ceux de la justice, les médecins. Je me demande comment prendre soin de ce qui nous dérange.
Pour une nouvelle politique carcérale
Je leur demande parfois de me lire ce qu'ils écrivent par SMS ou dans leur journal de bord. J'essaie de percevoir leurs désirs, leurs besoins, leurs impossibilités, leurs espoirs et leurs regrets. Ce documentaire se fait l'écho d'une diversité de rencontres, de trajectoires et de destins. Il est aussi le réceptacle d'un long et profond travail d'introspection. Ces hommes sont des taiseux. Nous n'évoquons pas leurs actes. Cela ne m'intéresse pas. Je veux me placer du côté de la société, du spectateur aussi, en les accueillant comme on devrait le faire, sans savoir d'où ils viennent.
Avec ce projet, il s'agit d'arracher la prison à l'imaginaire collectif, aux fantasmes, aux préjugés et aux amalgames pour se concentrer sur les conséquences de l'incarcération décrites par de nombreux sociologues comme relevant de la «destruction sociale et mentale». La prison n'est pas seulement un lieu de privation de liberté mais de déshumanisation. Je pense au discours de Robert Badinter, garde des Sceaux, prononcé le 17 septembre 1981 devant l'Assemblée nationale: «Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue.»
«Quand on est enfermé longtemps, on a parfois l'impression que les murs rétrécissent. C'est bizarre, non?»
La Cour européenne des droits de l'homme condamne régulièrement la France. Au grand dam de l'institution judiciaire, l'enfermement désocialise, isole, humilie et affaiblit plutôt qu'il ne répare. Ce film témoigne de la nécessité de mettre en place une nouvelle politique carcérale, qui permette aux détenus une véritable réinsertion dans la société. C'est seulement à ce prix que la lutte contre la violence, l'insécurité et la délinquance fonctionnera.
L'un d'entre eux me confie: «Quand on est enfermé longtemps, vous voyez, on perd la notion de l'espace. On a parfois l'impression que les murs rétrécissent. C'est bizarre, non?» Ce film explore les traces de l'enfermement, les difficultés à former des liens sociaux, à trouver sa place dans la société. Je voudrais montrer dans quelles ténèbres sont plongés les hommes que la société rejette. Je devais filmer des hommes qui avaient en commun le désir de s'en sortir, de se reconstruire, de se réinsérer. J'ai filmé des fantômes. Des hommes qui ne ne parviennent pas à sortir du royaume des morts pour aller vers celui des vivants.
Valérie Manns est la réalisatrice du documentaire Première année dehors. Journal de Bord, diffusé lundi 22 février à 22h40 dans la case «Infrarouge» de France 2.
Il sera suivi d'un débat animé par Marie Drucker entre Dominique Simmonot, contrôleuse des lieux de privation de liberté, et le psychiatre Dr Canetti, chef du SMPR de Sainte-Anne et responsable de la consultation extra-carcérale.