Aussi à l'aise au cinéma qu'à la télévision, Cary Joji Fukunaga a démontré au fil des années une capacité à s'investir corps et âme dans des projets difficiles, voire minés. Raconter le périple de migrants du Honduras vers les États-Unis (Sin Nombre), d'un enfant-soldat en Afrique de l'Ouest (Beasts of No Nation) ou d'une orpheline britannique du XIXe siècle (Jane Eyre) ne l'effraie pas. Pas plus que de réaliser l'intégralité de la première saison de True Detective et de la mini-série Maniac. Son indépendance d'esprit l'a toutefois convaincu de quitter en 2015 le projet Ça, adapté de Stephen King. Son dernier film, Mourir peut attendre, le prochain James Bond reporté au 6 octobre, sera donc son premier blockbuster.
Pour comprendre le parcours exceptionnel de Cary Joji Fukunaga, il semble nécessaire de se plonger dans son enfance multiculturelle et son parcours international qui, consciemment ou inconsciemment, ont contribué à façonner une œuvre polymorphe.
Un père né dans un camp d'internement pour Japonais
Cary Joji Fukunaga voit le jour le 10 juillet 1977 à Alameda, à côté d'Oakland, en Californie, d'une mère américano-suédoise et d'un père américano-japonais. Ce dernier est né dans un camp d'internement, tout comme ses frères. «En gros, toutes les personnes d'ascendance japonaise ont été placées dans ces camps pendant la Seconde Guerre mondiale –à l'exception, ironiquement, de ceux d'Hawaï, car [les Américains] avaient besoin de main-d'œuvre», détaille le réalisateur au magazine Interview. De quoi nourrir un regard pour le moins critique à l'égard du gouvernement américain et développer une conscience aiguë de l'injustice. Plus tard, à défaut de dévoiler son histoire familiale dans un film, Cary Joji Fukunaga s'intéressera aux traumatismes au sens large. Une manière, peut-être, de comprendre ses grands-parents japonais qui, malgré les drames traversés, «ne se sont jamais plaints de toute leur vie».
Quand ses parents divorcent, il n'a que 4 ans. Il partage alors son temps entre son père, qui se remarie avec une Argentine, et sa mère, qui refait sa vie avec un Américano-Mexicain adepte de surf. «J'avais l'habitude d'aller au Mexique pendant une partie de l'année, tous les ans. Nous campions sur la plage à la belle saison, je trainais avec les locaux et je suppose que c'est comme ça que j'ai appris [l'espagnol]. Puis je l'ai peaufiné plus tard quand j'ai appris le français», explique Cary Joji Fukunaga, qui parle aujourd'hui couramment les trois langues. Durant son adolescence à Berkeley, cette éducation multiculturelle brouille les contours de son identité et, selon le Guardian, il aurait souhaité être noir plutôt que cet «étrange enfant à moitié asiatique».
Raconter des histoires
Cary Joji Fukunaga grandit avec les écrans, le petit et le grand. «J'ai été élevé avec la télévision ou le cinéma en guise de baby-sitter, se souvient-il dans le magazine Humanity. Mon père nous déposait mon frère et moi au cinéma et nous regardions des films tout l'après-midi avant de rentrer à la maison.» Par ailleurs, ses fréquents road trips familiaux en voiture lui permettent de laisser son esprit vagabonder, d'imaginer ses propres aventures en regardant les paysages défiler.
S'il écrit ses premières histoires dès 9-10 ans, le petit garçon veut à l'époque devenir pilote de chasse, comme son grand-père, une carrière qu'il ne pourra embrasser à cause de sa mauvaise vue... mais qu'il vivra par procuration en réalisant les trois premiers épisodes de Masters of the Air, dont le tournage devrait débuter en mars 2021. Produite par Steven Spielberg et Tom Hanks, cette mini-série complémentaire de Band of Brothers et The Pacific racontera la Seconde Guerre mondiale du point de vue des pilotes de l'US Air Force.
Il faudra attendre ses 14 ans pour qu'il écrive son premier véritable scénario, d'une longueur de 60 pages. L'histoire de deux frères qui tombent amoureux de la même infirmière dans un hôpital, pendant la guerre de Sécession, un sujet qui le fascine (pas étonnant, avec une mère prof d'histoire). Au lycée, il réalise des petits sketchs comiques en vidéo avec ses camarades mais n'arrive pas à les convaincre de s'investir dans des projets plus ambitieux. L'apprenti cinéaste se concentre alors sur d'autres activités: le sport et «courir après les filles».
Études et snowboard entre les États-Unis, la France et le Japon
À la fac de Santa Cruz, Cary Joji Fukunaga se lance dans une thèse d'historiographie qui interroge la manière dans l'histoire est transmise au public. Il étudie notamment une exposition controversée de la Smithsonian Institution célébrant le bicentenaire de la Constitution en évoquant le contre-exemple des camps d'internement pour Japonais.
Pour compléter sa formation, il passe par Sciences Po Grenoble, une période dont il garde un vif souvenir: «Le niveau était beaucoup plus élevé que les cours que je suivais dans mon pays. Pour une fois, j'ai vraiment dû être attentif à ce qu'il se passait en classe, confie-t-il à Konbini. Il y avait deux cours en particulier qui m'ont intéressé: un sur la géopolitique, qui m'a éveillé à la question des conflits sur les ressources naturelles ; un autre sur l'histoire du Moyen-Orient. Il a été très utile pour comprendre la façon dont le monde est interconnecté et a consolidé mon intérêt pour les questions de politique internationale.»
En parallèle de ses études, Cary Joji Fukunaga s'investit dans les compétitions de snowboard et envisage même de faire carrière. «À 22 ans, j'ai vécu une super année et je suis allé vivre au Japon. J'ai eu droit à quelques articles dans des magazines. Quand je suis revenu à 23 ans, j'ai réalisé que mes amis de 26-27 ans travaillaient pour des remontées mécaniques. J'ai compris que je ne voulais pas de cette vie», confie-t-il au Daily Beast. Enfin convaincu que le cinéma pouvait devenir son métier, le jeune homme participe à plusieurs tournages à Los Angeles et San Francisco… notamment en tant qu'assistant sur le clip «Survivor» des Destiny's Child!
Une fois inscrit en école de cinéma à la New York University's Tisch School of the Arts, Cary Joji Fukunaga prend vite conscience qu'il a trop de choses à dire pour être simplement directeur photo. Il réalise deux courts-métrages, dont les thématiques engagées seront développées dans ses futurs longs métrages: Kofi (2003) sur les enfants-soldats, qui annonce Beasts of No Nation, et le percutant Victoria para Chino (2004) sur les migrants, matrice de Sin Nombre.
De «Sin Nombre» à «True Detective»
Dans Sin Nombre, son premier long-métrage, deux destins se croisent sur le toit d'un train de marchandises: celui d'une jeune Hondurienne qui tente d'immigrer aux États-Unis d'une part, celui d'un jeune Mexicain en fuite, poursuivi par des membres de son ancien gang, d'autre part. Un scénario nourri de ses propres expériences au contact de Latino-Américains et de multiples recherches en amont. Cary Joji Fukunaga part ainsi trois mois au sud du Mexique pour se documenter, à la manière d'un journaliste. Il multiplie les entrevues avec des anthropologues, visite des prisons à la rencontre de gangs, discute avec des migrants dans les gares de marchandises… Après trois semaines d'enquête, il décide de monter sur un train de fret avec un groupe de 700 migrants à travers l'État de Chiapas. «Mon voyage avec des migrants, c'était en quelque sorte ma façon de voir de mes propres yeux ce que jusque-là je ne connaissais que par mes lectures», déclare-t-il à Konbini.
À l'écran, cette approche documentaire se retrouve dans les longues scènes capturées sur un véritable train en mouvement, avec une centaine de figurants, et dans les personnages eux-mêmes, dont l'authenticité – look, démarche, parler argotique– crève les yeux. La terrible transformation de Smiley, le tout jeune gamin introduit par Casper au sein de la Mara Salvatrucha, annonce la métamorphose d'Agu dans Beasts of No Nation.
La thématique de la perte d'innocence et de l'enfance broyée par le monde des adultes reviendra régulièrement dans l'œuvre de Cary Joji Fukunaga, notamment Jane Eyre, dont l'héroïne endure de nombreux sévices enfant, et The Alienist, série policière qui met en scène des garçons prostitués et qu'il aurait dû réaliser.
Sin Nombre remporte en 2009 les prix du meilleur réalisateur et de la meilleure photographie à Sundance et celui du jury à Deauville, entre autres. Un succès qui lui permet d'enchaîner sur un projet de commande, Jane Eyre, aux antipodes de son précédent film.
Adapté du célèbre roman de Charlotte Brontë et scénarisé par Moira Buffin, ce second long métrage moins personnel illustre la volonté de Cary Joji Fukunaga de faire ses preuves avec un film plus classique, en costumes, et d'apprendre à composer avec un casting de stars (Mia Wasikowska, Michael Fassbender, Judi Dench). C'est avec True Detective que le grand public découvre le travail de Cary Joji Fukunaga, chargé de réaliser l'intégralité de la première saison pour HBO (diffusée en France sur OCS). Cette série policière à la ruralité poisseuse marque les esprits, portée par Woody Harrelson et Matthew McConaughey qui interprètent deux policiers hantés par une enquête insoluble émaillée de meurtres rituels.
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«Beasts of No Nation» et la question de la légitimité
Dans la foulée de True Detective, qui lui rapporte un Emmy Award, Cary Joji Fukunaga voit se concrétiser un projet de longue date. Beasts of No Nation, adapté du roman de l'écrivain américano-nigérian Uzodinma Iweala, raconte l'histoire du malicieux Agu, un enfant forcé de devenir soldat pour survivre. En 2002, le réalisateur s'était déjà rendu au Sierra Leone à l'issue de la guerre civile pour se documenter.
Le réalisateur décide de tourner au Ghana et attrape la malaria lors de la phase de pré-production, ce qui ne l'empêche pas de faire des repérages lui-même. Le tournage n'est pas de tout repos et Cary Joji Fukunaga doit même remplacer au pied levé le cadreur, victime d'une blessure. L'argent vient ensuite à manquer. «Les choses que vous considérez comme acquises comme la nourriture, les transports et les hôtels sont devenues un problème», se souvient le réalisateur dans le Guardian, forcé de réécrire intégralement le troisième acte du film pour le terminer. «On aurait dit Fitzcarraldo ou Aguirre, la Colère de Dieu», lâche-t-il à V Magazine en référence aux deux films de Werner Herzog, célèbres pour leurs tournages très difficiles dans la jungle amazonienne.
Diffusé dans le monde entier grâce à Netflix, Beasts of No Nation récolte de bonnes critiques mais suscite quelques réactions indignées. Un article du Monde dénonce la façon dont le film «perpétue les clichés sur l'Afrique»: la figure de l'enfant orphelin, la violence, le folklore… Bien que repris du livre, le refus d'ancrer l'histoire dans un pays précis ne passe pas non plus. «Le continent noir auquel fait référence l'œuvre de Fukunaga, un continent-pays où les déterminismes raciaux sont les causes des souffrances des hommes, où les réalités géopolitiques n'ont pas d'influences sur les guerres l'embrasant, ce continent n'est autre que le fantasme caressé par un Occident assailli par sa culpabilité», estime Séyivé Ahouansou sur son blog Mediapart.
Conscient de son image de réalisateur «perçu comme blanc en Afrique noire», Cary Joji Fukunaga estime dans le magazine Interview que «ce n'est pas une manipulation de montrer des choses plus sombres, plus tristes ou plus tragiques» et qu'il est important de sensibiliser les citoyens sur ce qui se passe ailleurs dans le monde.
Interviewé en 2015 par Cinemateaser, le réalisateur résume le fond de sa pensée: «Je me fous qu'on me donne l'autorisation de raconter une histoire ou pas. Je veux juste travailler, faire des recherches pour que mon film soit le plus authentique possible.» Aurélien Allin, le rédacteur en chef adjoint du magazine, n'y voit aucune arrogance: «Ce n'est pas une manière pour lui de balayer d'un revers de main le fait que les gens cherchent à ce qu'il y ait une diversité de regards et de talents qui s'expriment. Je pense que c'est le premier à le vouloir!» En effet, le réalisateur estime dans le Guardian que «le cinéma est dominé par les hommes blancs de la classe moyenne» et que cela pose des «problèmes de diversité en ce qui concerne les créateurs de contenu». D'après le New York Times, il hésiterait aujourd'hui à s'emparer de certains scripts écrits par des femmes –comme il avait pu le faire avec Jane Eyre– de peur que son genre ne vampirise toutes les discussions autour du projet.
Interroger l'enfance et les liens familiaux
Annoncé en 2014 en tant que réalisateur et coscénariste de la nouvelle adaptation de Ça, le célèbre roman de Stephen King, Cary Joji Fukunaga écrit deux scripts mais ne convainc pas le studio. «Je pense que c'est quelqu'un qui est très lucide du système et que, s'il est parti du film, c'est que sa vision pouvait ne pas émerger des compromis qu'il devait faire», avance le journaliste Aurélien Allin. Les métamorphoses grand-guignolesques du clown, dans la version finalement réalisée par Andrés Muschietti, semblent en effet assez éloignées des ambitions de son prédécesseur, qui voulait s'inspirer de sa propre enfance et «que la partie horrifique soit davantage basée sur le suspense que sur la visualisation de créatures», selon Collider.
Son salut viendra d'un projet atypique vaguement inspiré d'une série norvégienne, Maniac. L'histoire d'un homme schizophrène (Jonah Hill) et d'une femme antisociale (Emma Stone) qui se rencontrent dans le cadre d'un essai clinique sur une drogue expérimentale. Non content de réaliser l'intégralité de la saison, Cary Joji Fukunaga travaille en étroite collaboration avec le showrunner Patrick Somerville sur l'écriture. «Patrick et moi étions enthousiastes à l'idée de faire un an et demi d'auto-analyse de nous-mêmes. Nous avons exploré de manière assez approfondie nos relations –parfois directement, parfois indirectement– avec nos parents, notre famille et nos proches», confesse-t-il à Vulture.
Sa quête d'identité entamée à l'enfance se poursuit donc. Le processus créatif n'a d'ailleurs pas été de tout repos car les deux scénaristes ont déchiré la moitié de leurs scripts trois mois avant le début de la production.
James Bond, un blockbuster psychologique?
En 2018, année de sortie de Maniac, Cary Joji Fukunaga devient le réalisateur du nouveau James Bond, Mourir peut attendre, en remplacement de Danny Boyle. S'il s'agit bien sûr d'un blockbuster à 250 millions de dollars, la partie psychologique ne sera pas négligée, bien au contraire: «Je voulais faire sauter toutes les protections psychologiques que Bond a mises en place à partir de Skyfall, et interroger ce qu'on a pu voir dans Casino Royale: qu'est-ce que ça fait d'assassiner un être humain? À quel point le premier meurtre reste gravé en vous? Et est-ce que c'est plus simple de tuer quand on en a le droit? Je me suis demandé quels effets tout cela avait pu avoir sur lui sur le long terme, raconte-t-il à Première. C'est aussi passionnant à mettre en perspective avec l'évolution de la société durant ces quinze dernières années, notamment sur la façon dont on a appris à accepter la violence. Surtout pour Bond, en tant que mâle blanc dans un monde où la diversité et l'empowerment deviennent des sujets centraux, dans la vraie vie comme au cinéma.» Rappelons ici que dans cet épisode, le sacro-saint matricule 007 est transmis à Nomi, une femme noire et lesbienne.
Confier Mourir peut attendre à un cinéaste connu pour ses films engagés et son indépendance d'esprit n'est pas si paradoxal. «On peut quand même supposer que Barbara Broccoli, Michael G. Wilson [les producteurs, ndlr] et même Daniel Craig l'ont choisi notamment pour son style et ses précédents projets, estime Alexandre Janowiak, critique cinéma et séries à Écran Large. Donner une belle identité visuelle à leur métrage, comme a pu le faire Sam Mendes [dans Skyfall et Spectre], c'était forcément lui donner une plus-value. Et puis, avec l'ère Craig, la saga a beaucoup évolué, faisant la part belle à l'intime, le passé des personnages, leur relation, et ça c'est vraiment quelque chose que Cary Fukunaga maîtrise, ce qui a pu convaincre les producteurs.» Verdict cet automne.