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La question du jour: «Pourquoi les romans de Dostoïevski procurent-ils autant d'émotions?»
La réponse d'Éric Orthwein:
Parce qu'il a vécu quasiment tout ce qu'il raconte dans ses livres et qu'il analyse ses expériences avec une profondeur inégalée. C'est la réponse courte. Aussi, pour répondre correctement à cette question, rien de tel qu'une réponse personnelle concernant ma rencontre avec Dostoïevski.
Si je ne saurais dire à quel moment précis j'ai rencontré Dostoïevski, en revanche je me souviens très bien du premier de ses livres que j'ai abordé, c'était Le Joueur; par fainéantise surtout, car c'est l'un de ses plus courts, à peine 200 pages –alors que l'auteur est réputé pour ses pavés de 1.000 pages…
À l'époque, j'étais encore sous l'emprise de Proust, battu en brèche une première fois par Belle du Seigneur d'Albert Cohen qui m'a fait une forte impression. Mais Proust résistait encore. Entre-temps, j'ai découvert celui qui m'a rendu jaloux par son style, Romain Gary, mais pas de quoi inquiéter le petit Marcel sur l'ensemble.
C'est alors que je m'attaque à Dosto (pour les intimes), avec Le Joueur, un petit roman de rien du tout, pensais-je, que je vais avaler en deux heures. Ceci dit, concernant la difficulté, la lecture de Dosto n'est pas très difficile, tout le monde peut le lire. Or, à peine entamées les premières pages, j'ai eu de drôles de sensations en lisant. J'avais l'impression qu'il parlait de moi, qu'il me parlait directement. Je ne pouvais rien lui cacher.
Dostoïevski en 1876. | Fedordostoevsky via Wikimedia CC
Psychologie des profondeurs
Ses analyses en profondeur nous font penser à de la psychanalyse, ou une proto-psychanalyse (Freud étant né en 1856, Dostoïevski, décédé en 1881). J'ai ensuite embrayé sur L'Idiot, oui, un pavé. Puis d'autres œuvres. Proust vacillait.
Pour faire court, si je devais ne choisir qu'un auteur sur une île déserte, c'est Fiodor Dostoïevski. Sa psychologie des profondeurs est unique, et l'on peut en dire autant de la littérature russe en général, celle des XIXe et XXe siècles, avec Gogol, Tolstoï et bien d'autres.
Quand Dostoïevski raconte une scène de peloton d'exécution où le condamné est gracié à une ou deux secondes du fatal «Feu!», vous devez savoir que notre Dosto a réellement vécu cette expérience ô combien traumatisante. La vie de Dostoïevski mériterait un grand film d'aventure dont Spielberg s'en ferait le dépositaire sur pellicule.
Dostoïevski, lui, se montrera plus scientifique dans la description, ne cherchant nullement à nous faire éjaculer spirituellement.
Entre la prison –à plusieurs reprises–, les beuveries, les putes, les blessures par balle, les bagarres de rue, la vie de bohème, les dettes, le démon du jeu, le souci des femmes, du sexe, les carences d'argent qui l'ont fait courir toute sa vie –tout en écrivant–, on peut dire qu'il a écrit avec son sang.
Et comme c'était un grand observateur doté d'un subtil discernement et d'un bon esprit de synthèse, il a su nous transmettre tout ce vécu sous formes d'analyses pertinentes et profondes qui nous confondent.
Identification
Disons, pour faire court, là où Proust va mettre 100 pages pour nous expliquer quelque chose, Dostoïevski, en 20 pages nous dit la même chose. Si les deux auteurs sont aussi perspicaces, Proust va farcir sa phrase de subordonnées de langue, dans le but de nous procurer un effet de jouissance cérébrale, quand Dostoïevski se montrera plus scientifique dans la description, donc plus clair aussi, ne cherchant nullement à nous faire éjaculer spirituellement.
Bien qu'ils aient tous les deux un beau style, Dostoïevski est plus direct, il coupe au centre des circonvolutions proustiennes. Si Proust est un jouisseur dans l'écriture, sa vie n'est pas réjouissante –contrairement à Dostoïevski et sa vie mouvementée, mais une écriture plus posée, rationnelle et aussi spirituelle.
Pour l'introspection mais aussi pour son regard de sociologue sur ses contemporains et les faits de société, c'est un auteur tout indiqué.
Mais, afin de vous prouver que je ne suis pas seulement un cireur de ses pompes, des petits détails m'agacent chez lui. Premièrement, j'aime les livres courts –c'est mal tombé avec mon auteur préféré.
Ensuite, si aux premières pages ça peut faire sourire, le fait qu'il répète constamment les noms et titres en intégralité des personnages, au fil de la lecture, ça devient lourd, chiant même, de répéter constamment, par exemple dans L'Idiot: Le Général Ivan Fédorovitch Épantchine ou Le prince Léon Nicolaïévitch Mychkine et de même pour les comtesses Machine Machin Chouette de la Trucmuche Famille… on se demande si, comme Balzac, il était payé à la page ou au chapitre.
Voilà pourquoi Dostoïevski procure autant d'émotions, du fait qu'on se sente identifié, interpellé, raconté, décrypté par sa lecture. Pour adhérer à un auteur, point n'est utile de lire toute sa bibliographie. Quand j'ai élu Proust comme référent, un seul de ses livres a suffi. Idem pour Dostoïevski, Le Joueur a suffi à lui seul pour l'élire «mon auteur préféré» et même si je n'avais pas lu d'autres romans de lui, il aurait suffi.
Donc, pour l'introspection mais aussi pour son regard de sociologue sur ses contemporains et les faits de société, c'est un auteur tout indiqué.