C'est une affiche qu'on trouvait il y a peu dans les couloirs du métro parisien. Peut-être peut-on encore l'admirer. Une publicité pour un livre, Le tatoueur d'Auschwitz. On y voit sur un assemblage de lisérés blancs et bleus qui n'est pas sans rappeler l'affreux pyjama que portaient les déportés, à la différence près qu'ici le noir sauvage a été remplacé par un bleu délavé du plus bel effet, courir un fil barbelé sur lequel danse, comme suspendu à lui, le dessin d'un cœur.
Au premier plan, on aperçoit la jaquette du livre en format de poche ceint d'un bandeau rouge qui vient nous rappeler que six millions... non zut seulement quatre... dommage... seulement quatre millions de lecteurs... encore deux, et le compte est bon.... ont déjà lu cet ouvrage. Et en dessous, cette phrase: «Un roman d'amour inspiré d'une histoire vraie».
Faut-il vraiment écrire que cette affiche est une immondice absolue, une m... comme il en existe peu, une obscénité telle qu'on se demande si elle n'est pas une commande posthume du Troisième Reich en personne? Elle donne envie de vomir, de hurler, de pleurer, de rire, de ce rire de désespoir qui s'empare parfois de nous quand on se retrouve confronté à l'expression de la laideur humaine dans tout ce qu'elle a de plus avilissant. C'est bien pire que du mauvais goût, l'entrée fracassante du divertissement dans la mémoire concentrationnaire.
Ce n'est probablement que le début. Probablement qu'un jour, un voyagiste proposera des forfaits tout compris pour s'en aller visiter Treblinka dans le confort d'un train de première classe avec comme cadeau souvenir, un pyjama à offrir à ses petits-enfants. Déjà, on fait du ski sur les pentes enneigées de Buchenwald. On se prend en photo aux portes des crématoires. Demain, à n'en pas douter, on aura droit à une série qui deviendra tellement populaire qu'on n'hésitera pas à partir en voyage de noces sur les traces des disparus.
On écrit tout et n'importe quoi, on s'autorise des audaces qui sont autant de crachats lancés à la face des disparus, de ces romans qui voudraient qu'on écrive sur la Shoah comme on écrit sur les amours de Madame Tout-le-monde. Le tout avec la vulgarité propre aux marchands de prose qui cherchent dans la matière littéraire le sensationalisme à tout crin, l'exhibitionnisme forcené, le voyeurisme impudique, le triomphe de l'obscénité, cachée sous les apparats d'un film ou d'un roman qui souvent a beau jeu de raconter une histoire vraie, sésame bien pratique propice à toutes les dérives.
En soi, je n'ai rien contre le fait que l'action d'un roman puisse se dérouler dans un camp d'extermination. Ce serait bien malvenu de ma part, ayant déjà cédé à cette tentation-là. La littérature, maintenant que les derniers déportés nous quittent peu à peu, a le devoir de prendre le relais et d'assurer la perpétuation de la mémoire à travers le biais de la fiction.
Elle ne peut le faire que si elle s'entoure de mille précautions. Écrire sur un sujet pareil nécessite une attention de tous les instants, une retenue, une pudeur, une discrétion, une humilité absolue, de celle qu'on adopte quand on s'en va visiter un cimetière. Il faut constamment veiller à ne jamais en rajouter, danser sur un fil de crête si ténu que le moindre écart peut mettre en péril tout l'ensemble. Ni effets de gorge, ni fanfaronnades. S'excuser d'être là, veiller à ne rien déranger, aller à pas feutrés en veillant à remettre tout en état une fois l'œuvre achevée.
Nous sommes là dans le royaume des morts, de l'indicible souffrance qui ne peut être contée. Écrire sur l'Holocauste, c'est accepter la certitude de l'échec et réaliser que quelles que puissent être la noblesse de nos intentions, la vigueur de notre talent, l'excellence de notre prose, jamais, au grand jamais, nous ne parviendrons à restituer ce par quoi ces gens sont passés. Nous échouerons parce que nous ne pouvons pas faire autrement. La barbarie nazie dans sa dimension intime, individuelle, ne peut être contée tant elle se situe dans un champ lexical qui n'appartient pas au registre des hommes.
Et pourtant, il nous faut essayer. Il le faut absolument, résolument. Sans quoi, la mémoire se momifiera. Elle se statufiera. Elle impressionnera mais elle ne permettra pas au souvenir de suivre la cadence du temps qui passe. Elle se figera dans quelque chose de sacré qui, les années, les siècles passant, deviendra si obsolète qu'on ne saura même plus à quoi il renvoie exactement. Et les morts seront morts une deuxième fois.
Lourde responsabilité.
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