L'événement est sans précédent : plus de quatre cents personnes ont été intoxiquées ces dernières semaines après avoir pris un repas au Fat Duck. Pour ceux qui l'ignoreraient encore le Fat Duck est l'un des restaurants les plus prestigieux du monde. On le trouve sans mal à Bray dans le Berkshire, à environ trente miles à l'ouest de Londres sur l'autoroute qui, sinon, vous conduit au pays de Galles.
L'affaire aurait été assez dramatique - convenons-en - s'il s'était ici agi d'une contamination alimentaire par l'un de ces agents pathogène plus ou moins véhiculés par ces mouches, rongeurs ou cancrelats qui souillent parfois les aliments destinés au peuple. Mais, Angleterrre et luxe obligent, on sait heureusement aujourd'hui qu'il n'en est rien. En dépit de tous les efforts des enquêteurs le mystère est entier, un mystère d'autant plus troublant que le Fat Duck, bien loin du simple restaurant haut de gamme, est le parfait symbole d'une modernité clinquante longtemps adulée mais qui commence depuis peu à être décriée.
Ah le Fat Duck ! Riche depuis cinq ans de trois étoiles au firmament du Michelin, nommé «meilleur restaurant du monde» en 2005, l'entreprise est pilotée par le Chef Heston Blumenthal, 42 ans, personnalité britannique devenue célébrité planétaire grâce à son entreprise - doublement provocatrice - de destructuration-restructuration des aliments et de leurs associations contre nature. Loin de respecter les «produits» issus de la terre des airs ou des mers voici qu'il entreprend de les tamiser, les atomiser, les dynamiser avant de furieusement les reconstruire en les soudant avec quelques molécules choisies. Célèbre-t-il ainsi autre chose que les épousailles, disons, d'un souvenir de carpe et d'une promesse de lapin ? Pour autant l'homme se refuse obstinément, comme son homologue catalan Ferran Adria d'El Bulli (autre «meilleur restaurant du monde»), que l'on parle à son endroit de «cuisine moléculaire».
Mais revenons à notre drame. M. Blumenthal eut vent fin février des premières plaintes exprimées sur sol anglais : diarrhées et vomissements. Les chroniqueurs spécialisés gardent déjà en mémoire qu'il officiait alors le 23 de ce mois d'Ides, à Deauville ; et ce avec grand éclat devant un public comme toujours ébahi. Saisissant d'emblée la portée de la menace contagieuse le Chef décida la fermeture eu urgence de son restaurant ; au grand dam de tous les sujets qui après des mois d'attente allaient enfin y entrer. Quarante plaignants pour commencer. Puis, avec le recul près de quatre cents, dit-on, parmi ceux ayant eu la chance ces derniers temps de découvrir les mets hors norme élaborés par M. Blumenthal.
Comment comprendre ? Sur les lieux les inspecteurs de la police sanitaire britannique mirent tout en œuvre pour retrouver l'origine de l'épidémie. Examen approfondi de tous les aliments, de l'ensemble de la chaîne du froid et matériels de cuisine mais aussi des organismes du personnel dont on sait qu'ils peuvent être porteurs de germes contaminant les convives ; analyses détaillées des conséquences de cuissons à basse température. Aucune des multiples investigations mises en oeuvre, pas plus que celles menées sur les victimes ne permirent de conclure.
N'aimant guère, depuis des siècles, buter sur un mystère, les limiers britanniques auraient bien aimé poursuivre leur enquête. Las ! La réglementation sanitaire britannique est ce qu'elle est. Et le Fat Duck ouvrait à nouveau ses portes après quinze jours de fermeture, affichant complet dès le premier soir. «Le chef est fou de joie de retrouver ses cuisine déclarait alors à la presse une porte-parole du restaurant, Monica Brown. Je ne peux vous dire combien il est heureux. Cela a probablement été l'une des pires expériences de sa vie». Certains observateurs estiment que cette fermeture inopinée aurait fait perdre plus de 150.000 livres (162.000 euros) à l'entreprise.
Faute de Salmonella typhimurium ou de Listeria monocytogenes faut-il postuler que le responsable serait quelque virus encore inconnu des hommes de science mais sévissant déjà dans l'arrière-salle de la cuisine moléculaire de haute volée ? Ou faut-il d'ores et déjà incriminer la cuisine moléculaire elle-même ? Après l'avoir encensée la critique gastronomique, souvent fantasque il est vrai, semble commencer à changer d'opinion. Elle le fait à pas feutrés ne sachant pas encore dans quel sens, crise économique aidant, les vents risquent de tourner. Et c'est bien dans cette tourmente que, hasard ou fatalité, survient l'étrange épidémie du Fat Duck.
Aux antipodes des cuisiniers de la nature, que cette dernière soit ou non étiquetée « biologique », les alchimistes de la cuisine moléculaire apparaissent de plus en plus pour ce qu'il ne voudraient pas qu'on les prît : les servants à peine déguisés de l'agro-alimentaire et de la physico-chimie industrielle. Ces créateurs ne sauraient restructurer après avoir déstructuré sans l'aide de poudres, additifs et autres philtres élaborés dans des cornues chauffant bien loin de leurs cuisines.
Les peintres ont joué de leurs pigments et les cuisiniers moléculaires font consommer leurs nouveaux fonds de sauce : azote liquide, alginates, celluloses plus ou moins méthylées, amidons transformées, le monoglutamate de sodium.... Sans même parler des carraghénanes, ces polysaccharides extraits d'algues rouges servant d'agent (E407) d'épaississement et de stabilisation qui permettent de former des gels à chaud.
L'affaire du Fat Duck en rappelle déjà une autre survenue après un repas pris chez Ferran Adria en son El Bulli. Est-ce parce que la confraternité n'est rien d'autre qu'une haine vigilante que les dénonciations se multiplient ? Un chef barcelonais Santi Santamaria, également trois étoiles Michelin, accuse son confrère catalan d'« empoisonner ses clients ». Et tout ceci coïncide avec la sortie d'un ouvrage dénonçant les risques que font prendre à leurs clients les Chefs de El Bulli, du Fat Duck et leurs émules sans cesse plus nombreux («No quiero volver al restaurante!» de Jörg Zipprick.
Comment comprendre ? Dans les libres colonnes de Slate pourrions nous nous risquer sans danger à une hypothèse ? Le corps ayant quelques raisons que la raison ignore on pourrait ne voir, au delà de cette mystérieuse épidémie d'intoxication alimentaire, que la brutale -quoique limitée- expression organique d'une transgression alimentaire d'ordre symbolique. Comprendre réclamerait peut-être alors que linguistes, psychanalystes et sociologues, tous servants de ces sciences dites molles, se réunissent au chevet des menus proposés par M. Blumenthal sous sa volatile enseigne-oxymore.
Les voilà, au choix :
« Entrées : thé « nitro-vert » et mousse citronnée ; confitures d'orange et de betterave ; huître, confiture au fruit de la passion, crème au raifort, lavande ; glace à la moutarde Pommery, gaspacho au chou rouge ; gelée de caille, crème de langoustine, parfait de foie gras.
Plats : soupe d'escargots, jambon Jabugo, fenouil râpé ; foie gras rôti, gel d'amande liquide aux cerises et à la camomille ; sorbet aux sardines sur toast, ballottine de maquereau mariné au radis blanc d'Asie ; saumon poché à la réglisse, asperges, pamplemousse rose, huile d'olive Manni ; poitrine de pigeonneau d'Anjou en pancetta, cuisse en pastilla, pistache, cacao aux quatre épices.
Desserts : chocolat blanc et caviar, cornet de Mme Margaret Marshall, fontaine de sorbet au pin ; purée de mangue et pomme de pin Douglas, bavarois de lychee et mangue, sorbet aux cassis ; tuile carottes et oranges, bavarois au basilic, confiture de betterave ; bacon fumé et glace aux oeufs, pain perdu, confiture de thé ; chocolat de cuir, chêne et tabac, tartelette aux pralines roses. »
Kléber Ducé