L'analyse et la critique de la décentralisation ne sont pas nouvelles, mais elles se cantonnent souvent au débat académique. «Après la décentralisation», la note publiée par Terra Nova le 13 janvier 2021, a le mérite de renouveler le débat politique relatif à ce sujet. Écrite par deux chercheurs (Daniel Béhar et Aurélien Delpirou), elle déconstruit les idées reçues et fait état d'un débat politique marqué par des figures imposées et dont le vocabulaire hermétique fait écran à la réalité des enjeux.
On se souvient de la note de 2011 intitulée «Gauche: quelle majorité électorale pour 2012?» qui suscita controverses, débats et polémiques. Olivier Ferrand (1969-2012), le fondateur de Terra Nova, n'a jamais craint le débat sur les analyses et positions que portait son think tank. Cette fois, la note publiée par Terra Nova mériterait bien un débat digne de ce nom.
La décentralisation noyée par des rengaines néfastes
Philippe Séguin, pourtant maire expérimentateur d'Épinal dans les Vosges, avait coutume de dire que «la proximité a tué la politique». Cette réflexion d'une rare franchise brisait une idée reçue, non-discutée et, peut-on soupçonner, assez peu pensée. Le débat politique sur la décentralisation est ponctué de rengaines entonnées par l'ensemble du monde politique. L'air le plus connu de ce top 50 de la vacuité reste l'opposition entre girondins et jacobins, empruntée à la Révolution française mais ne correspondant en rien à la réalité du débat qui devrait occuper la France.
Après quarante années de décentralisation, la vision de son inéluctable démocratisation a été relativisée par les faits. Citons les travaux très tôt entrepris comme ceux de Sébastien Vignon à l'échelle du département de la Somme, mais aussi d'autres chercheurs issus de disciplines différentes. Vignon réalise depuis plus d'une décennie un travail de premier plan sur les mondes ruraux et leur personnel politique. Il avait ainsi mis en lumière les imperfections et les conséquences directes et indirectes de la loi Chevènement sur les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). En 2014, il analyse en Picardie l'évolution des moyens de légitimation des maires ruraux dans un contexte de périurbanisation des communes rurales de la région.
En théorie, la concertation était de mise. En vérité, les marchandages se sont souvent imposés en fonction d'enjeux électoraux.
Il serait faux de penser que la ruralité induit automatiquement une légitimation de l'élu par les seules relations «villageoises» très personnalisées et qu'elle échappe désormais à une forme croissante bien qu'inégale de professionnalisation. La vision de la ruralité comme espace dépolitisé a vécu. Si la politique partisane est bien tenue à l'écart, l'avènement d'un maire aux vertus managériales se profile.
Les communautés urbaines par exemple, très en avance sur les lois de décentralisation, ont un temps fait leurs preuves, notamment sur le plan économique. On peut gloser sur le nombre de communes en France comparé à celui de l'Allemagne, de l'Italie ou même du Royaume-Uni, où l'un des théoriciens conservateurs en vogue, Philip Blond, loue et trouve enviable le nombre de communes en France. On verra que le problème n'est pas tant celui de leur nombre que de la conception que l'on s'en fait.
Il est désormais très rare qu'un citoyen connaisse les limites de son intercommunalité, ses compétences exactes et de surcroît qu'il sache qui y siège et y exerce telle ou telle responsabilité; ni sur quoi se fonde la majorité en place et sur quel clivage. Dans nombre de départements, les redécoupages d'intercommunalités qui se sont déroulés au début de la dernière décennie ont mené à quelques aberrations.
En théorie, la concertation était de mise. En vérité, les marchandages se sont souvent imposés en fonction d'autres enjeux, électoraux notamment. Une commission départementale de coopération intercommunale (CDCI) est bien élue par les élus municipaux et par ceux des établissements publics de coopération intercommunale (50% + 30%), par les syndicats de communes et par les élus du Conseil général, départemental et régional. Dans certains départements, la diminution du nombre d'EPCI est de 60%, sans que l'on sache encore vraiment si la démocratisation et l'efficacité y gagnent systématiquement. Le remodelage des EPCI tient en fait de petits Yalta départementaux impliquant un art plus ou moins consommé du poker menteur.
Court plaidoyer pour les études rurales et ouvrières
L'idéologisation et la politisation de l'opposition «France métropolitaine» et «France périphérique» a progressivement substitué des postures rentables médiatiquement à une analyse en profondeur de la société française, qui aurait dû impliquer d'autres conséquences que celles présentes dans le débat public. Si la querelle des géographes qui sévit en France depuis une décennie est stimulante intellectuellement, elle est également frustrante. Les multiples objets d'usages médiatiques, partisans ou polémiques, tantôt dérisoires, tantôt nocifs, mettent à mal le sain débat rationnel qu'elle aurait pu susciter. L'engouement pour les thèses de Christophe Guilluy autour de 2012 est venu près d'une décennie après la parution de son Atlas des nouvelles fractures sociales en 2004, qui permettait pourtant de pressentir le résultat du référendum de 2005. L'intérêt porté à ces questions venait combler en catastrophe un vide abyssal sur ces questions de la part du Parti socialiste (PS) qui s'apprêtait à prendre le pouvoir.
Résumer la question territoriale et sociale à l'opposition de la «France des Vélib» à la «France des barbecues» est une erreur, voire une faute, car elle éloigne du sujet. Une des réalités de la société française tient notamment au fait qu'à revenus égaux, la vision du monde n'est pas la même entre deux citoyens ne résidant pas dans le même type de territoires. C'est un des faits sociaux qui devraient retenir l'attention. Parmi d'autres recherches, le renouveau des études rurales depuis un peu plus d'une décennie donne les outils pour appréhender la diversité de la France. Et ce sans la réduire aux statistiques ni aux volumes financiers transférés, mais en l'étayant sur les réalités sociologiques des zones étudiées. Ces études, parce qu'elles s'intéressent avec la plus grande rigueur aux mondes ruraux et ouvriers longtemps délaissés, resituent très tôt le débat sur les territoires. Elles abordent le sujet sous un angle sociologique novateur qui s'inscrit dans la tradition des pères fondateurs de la sociologie.
Le renouveau des études rurales depuis un peu plus d'une décennie donne les outils pour appréhender la diversité de la France.
Les types de mobilité –spatiale et sociale– rencontrés dans ces espaces diffèrent profondément. Cependant, il est encore plus délétère de nier qu'une partie de nos communes et bassins de vie ont vécu de plein fouet le tsunami de la désindustrialisation avec ses conséquences multiples. La fonte de l'industrie dans certaines régions (notamment du quart nord-est de la France) a miné l'emploi industriel. Elle a aussi mené à un préoccupant vieillissement de la population et au dépérissement de la sociabilité locale.
Ce phénomène se traduit par un affaiblissement des unions locales de syndicats autant que par la rétractation des fêtes populaires et de la vie associative. Ajoutons que longtemps, clubs de foot ou autres sports collectifs ont structuré une vie sociale locale qui s'est affaiblie. L'exemple du club de foot local, notamment dans une petite cité rurale et ouvrière, a été exposé par Nicolas Renahy, auteur par ailleurs des Gars du coin. Ce livre est magistral non seulement par l'exercice sociologique qui le porte, mais aussi par la possibilité qu'il donne à ceux qui l'ignorent. Ce sentiment de déclin pèse lourd dans le pays. Cartes et chiffres, pour justes qu'ils soient et scientifiquement fondés, ne sont qu'un aspect de réalités diverses. Ils ne reflètent pas la perception que l'on se fait des intéressés sur une, deux ou trois décennies.
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La décentralisation, un moteur de la crise de régime?
Les causes de la crise de régime qui frappe la France sont à la fois diverses et complexes. La raréfaction de l'argent public devrait accélérer la réorientation de la problématique liée à la décentralisation. Les marges de manœuvre du département sont de plus en plus réduites. Ses possibilités d'action sont très limitées par l'ampleur des budgets imposés (social notamment) et par la montée des problèmes liés aux investissements dans les infrastructures.
Les régions ont été le champ de bien des innovations dans différents domaines à partir de 1998 et jusqu'à la mandature refermée en 2015. Rétrospectivement, on peine toutefois à justifier les arguments qui ont présidé aux fusions de la plupart d'entre elles. Certains exécutifs considèrent que le rôle des élus est d'être sur le terrain, ce qui se concrétise par la participation à des inaugurations. Cet exercice est considéré comme le mode de légitimation le plus efficace de l'action régionale. En doublant la surface de telle ou telle région, nombre d'élus vont à la rencontre de quelques élus locaux. Mais ce redécoupage laisse les coudées franches à la machine administrative pour définir les contours et la politique menée. L'élu n'y comprend pas plus que le citoyen. Le vocabulaire technicisant est un moyen de rendre hermétiques les tenants et aboutissants de la prise de décision. Dans nombre de collectivités, les techniciens opèrent en guides et décideurs à la place de leur élu de référence. Or imposer un projet ou en freiner un autre est une dimension importante de l'action publique locale.
Depuis quarante ans, on assiste à une querelle continue et virulente des compétences. Le sujet du dernier épisode? La régionalisation des routes nationales qui mobilise plus de trente présidents de conseils départementaux. À force de multiplier les redécoupages et les chicaneries relatives aux compétences, le citoyen s'y perd. Il finit par déserter les urnes.
Le citoyen pris dans les méandres de la décentralisation se retrouve balloté comme dans «la maison qui rend fou» des «Douze travaux d'Astérix».
Le mode d'élections des conseillers départementaux (ex-conseillers généraux) consistant à redécouper les cantons pour instaurer un scrutin binominal (quadrinominal en fait avec les suppléants) a davantage encore brouillé les pistes. Il faut dire que la valeureuse campagne de plusieurs présidents de conseils généraux visant à les renommer «départementaux» a porté ses fruits, sans s'occuper une fois de plus vraiment du fond de l'affaire.
On est alors passé à côté d'une hypothèse: quid, par exemple, après un mandat, des effets et résultats de tel ou tel désaccord sur un sujet structurant et majeur au sein du binôme de tête, voire du quatuor sortant? Autre impensé de ces réformes en rafales, les taux de participation à toutes les élections baissent constamment, tandis que maints élus défenseurs de la proximité se recroquevillent dans le dédale des compétences, fusions-acquisitions de communes et intercommunalités voisines.
La crise des masques a révélé la surchauffe d'un système de concurrences néfastes entre collectivités de différentes tailles. L'action visant à doubler la montée de la demande civique a brouillé la perception de l'action de la puissance publique. À présent, le citoyen pris dans les méandres de la décentralisation se retrouve balloté comme dans «la maison qui rend fou» des Douze travaux d'Astérix.
Terra Nova pour un changement de paradigme
Les auteurs du rapport Terra Nova le soulignent: «Le projet modernisateur de la décentralisation s'est transformé, dans une indifférence quasi générale, en une interminable série d'agencements institutionnels, suscitant incompréhension et défiance.» On ne saurait mieux dire. Ils ajoutent que «le global est dans le local». Un constat qui n'est pas nouveau pour qui s'est intéressé aux travaux de Nicolas Renahy. Les villes du quart nord-est de la France ont intégré depuis longtemps l'intrication du global dans le local et ce qu'un monde de flux signifie pour son territoire à tous points de vue. Il n'est pas meilleur expert du marché mondial de l'acier et de l'évolution économique, sociale et politique de sa propre ville qu'un syndicaliste de la sidérurgie.
L'État a su s'adapter aux spécificités territoriales, comme le soulignent les auteurs du rapport de Terra Nova: banlieues, zones rurales, montagne. Ils pointent cependant les limites de l'action catégorielle. Certains programmes comme Action Cœurs de Ville buttent sur le manque d'implication d'acteurs locaux, publics ou privés, voire sur la contradiction avec les Commissions départementales d'aménagement commercial. Ils se heurtent aussi à l'intention du législateur. Dans l'esprit de la loi Macron, il peut faciliter la désertification des centres-villes tout en laissant Édouard Philippe assurer que le gouvernement les revitalisera.
Les auteurs soulignent: «Ainsi, plus la liste des territoires s'allonge, plus les interventions de l'État central, de l'État déconcentré et des collectivités se superposent sans réelle valeur ajoutée financière, technique ou politique –quand elles ne sont pas source de contradictions ou de conflits!» Le diagnostic se fait encore plus précis: «La décentralisation a été conçue selon un principe de “taylorisme territorial”, c'est-à-dire de spécialisation des compétences selon les échelons administratifs. Ce principe est à la fois dépassé, inefficace et contre-productif d'un point de vue politique. En effet, l'action collective mobilise désormais une pluralité de champs d'intervention selon des combinaisons variables d'acteurs.» On comprend à les lire que c'est moins le nombre de communes qui pose problème que la conception que l'on s'en fait désormais à travers la figure centraliste du maire. Ce dernier est lui-même tiraillé entre le consumérisme démocratique et les intercommunalités.
C'est moins le nombre de communes qui pose problème que la conception que l'on s'en fait désormais à travers la figure centraliste du maire.
Politiser et démocratiser la décentralisation sont les deux piliers de la «refondation» proposée par les auteurs du rapport. La définition de deux blocs intermédiaire (région + département) et local (communal + intercommunal), la fin de la définition par en haut de la spécialisation des compétences, la synchronisation de tous les scrutins décentralisés forment la première batterie de propositions censée refonder la décentralisation. La redéfinition du bloc social entre «lien social» et «lien territorial» vient répondre à une forme de sentiment de dépossession démocratique vécu à différents degrés à la fois par nombre de maires et de leurs administrés. À plus large échelle, c'est une articulation entre «solidarité verticale» et «solidarité horizontale», c'est-à-dire entre État et collectivités, avec conditionnement des aides étatiques à ces dernières par l'obligation de coopération.
En conclusion, les auteurs écrivent: «En distinguant radicalement les responsabilités de l'État et des collectivités territoriales, en rompant avec la logique de spécialisation des compétences, il s'agit moins d'ouvrir un nouvel “acte” de décentralisation que de prendre en compte et d'accélérer des transformations en cours dans les pratiques, afin de passer à «l'après-dé-centralisation». C'est toute l'ambition de ce rapport.»
Les «actes» successifs de la décentralisation sont arrivés à épuisement et le changement de paradigme du rapport de Terra Nova ne manque ni d'intérêt ni d'audace. Le pré carré français de la décentralisation est en passe d'imploser sous l'effet de logique globales s'emparant du niveau local. Voilà un débat politique qui doit voir le jour.