Monde / Culture

Sandormokh, l'épicentre des crimes de Staline

Temps de lecture : 4 min

La terreur stalinienne et la mémoire de ses crimes, que le nouveau pouvoir russe tente de maintenir dans l'oubli, sont au centre du nouvel ouvrage de la géographe engagée Irina Flige.

Des portraits de victimes des purges de Staline au mémorial de la périphérie de Saint-Pétersbourg, le 30 octobre 2018. | Olga Maltseva / AFP
Des portraits de victimes des purges de Staline au mémorial de la périphérie de Saint-Pétersbourg, le 30 octobre 2018. | Olga Maltseva / AFP

Lev Kopelev, dans son très beau témoignage sur les violences de guerre commises par l'Armée rouge sur le territoire allemand, utilise l'expression «à conserver pour l'éternité». Ce mot d'ordre de la dissidence est encore nécessaire pour rappeler les crimes communistes tant le pouvoir russe cherche à les faire oublier.

Le livre d'Irina Flige, SandormokhLe livre noir d'un lieu de mémoire, témoigne aussi d'une telle ambition.

Une œuvre mémorielle portée par le travail de Memorial

Géographe de formation, Irina Flige travaille depuis les années 1980 sur l'univers concentrationnaire. Elle a notamment réalisé un mémoire et un atlas sur l'archipel des Solovki, les premiers camps soviétiques ouverts du temps de Lénine. Dans ce travail minutieux, elle parvient à reconstituer le fonctionnement complet de ce lieu d'enfermement et d'exécution.

À partir de l'industrialisation forcée et de la collectivisation, les Solovki sont supplantés par un univers concentrationnaire qui s'étend d'abord sur le grand nord puis touche l'ensemble de l'Union soviétique. Le camp des Solovki reste actif jusqu'aux années 1930.

Irina Flige a poursuivi son étude pionnière par d'autres livres sur le système concentrationnaire soviétique. Elle l'a aussi complété par son engagement militant.

Elle participe à la direction de l'association de défense des droits humains, Memorial. Cette association s'est d'abord constituée autour de la préservation de la mémoire des victimes du communisme, puis elle s'est ouverte à la dénonciation des nombreuses atteintes aux droits de l'homme dans la Russie poutinienne, ce qui lui vaut en retour la haine féroce du pouvoir.

Flige et Dmitriev montrent que Lénine est bien le responsable des premières exécutions massives de civils.

Avec l'historien Iouri Dmitriev, Irina Flige a aussi fait une découverte capitale. Ils ont retrouvé les traces d'un des charniers de la guerre civile de 1918-1921. Ils montrent ainsi que Lénine est bien le responsable des premières exécutions massives de civils.

En outre, l'historienne a érigé une plaque dans Saint-Pétersbourg, à partir d'une pierre rapportée des Solovki, en hommage aux victimes de la répression communiste. Depuis, avec les équipes de l'association, elle a poursuivi ses investigations pour retrouver les traces d'autres exécutions de masse, dont Sandormokh est l'épicentre.

Le site de Sandormokh en Carélie est l'un des principaux lieux de massacres de la région. Pendant la Grande Terreur de 1937-1938, 5.130 personnes y ont été assassinées d'une balle dans la nuque. Depuis son travail sur les Solovki, Irina Flige était persuadée que les détenus avaient été évacués pour être exécutés dans la région. En effet, les 1.111 détenus évacués des îles Solovski viennent s'adjoindre à ce décompte macabre. Ces derniers ont été tués sommairement de la même manière. Après un travail acharné, les équipes de Memorial ont aussi découvert les fosses communes.

Mémorial à l'entrée de Sandormokh, en Carélie. | Semenov.m7 via Wikimedia Commons

Une tragédie soviétique

Irina Flige a écrit ce livre d'histoire comme une pièce en cinq actes, construits sur le mode de la tragédie. Le premier acte touche à la Grande Terreur, du silence autour des victimes à l'oubli du crime. Les individus disparaissent pour toujours, sans laisser de trace, privés «pour dix années de correspondance». Les familles ne peuvent alors partir à la recherche du disparu.

Le deuxième acte, le plus fort et le plus historique, décrit la Grande Terreur au plus près du crime expliquant par le menu comment et quand les citoyens ordinaires sont assassinés. Le travail effectué par Memorial a permis de connaître le nom des victimes mais aussi celui des bourreaux. Les troïkas judiciaires décident des exécutions mises en œuvre par les hommes de la police politique. Les hommes de main de Iagoda puis de Béria s'acquittent parfaitement de leur tâche.

Pendant près de cinquante ans, les assassins de la mémoire ont maintenu le silence.

Les tchékistes étaient peu nombreux mais effectuaient leur sinistre besogne comme des professionnels. Ainsi, une vingtaine de policiers ont abattu froidement d'une balle dans la nuque plus de 1.200 personnes, selon les quelques relevés d'opérations disponibles. Ils ont été récompensés pour les services rendus, même si quelques-uns ont été condamnés.

Le troisième acte porte sur les différents lieux d'exécution dans cette forêt de Carélie. Irina Flige y décrit les différents lieux d'exécution dans la zone de Sandormorkh.

Le quatrième se penche sur les différentes mémoires portées par les familles des victimes, issues de l'ensemble des provinces et des peuples de l'URSS ayant subi les différentes opérations d'extermination décidées par Staline et ses séides. Enfin, le dernier acte souligne la continuité des combats entre hier et aujourd'hui.

Le mémorial de la périphérie de Saint-Pétersbourg, le 30 octobre 2018. | Olga Maltseva / AFP

Mémoire et droits humains

Ce livre est aussi un livre de combat. Pendant près de cinquante ans, les assassins de la mémoire ont maintenu le silence. Ils ont été au pouvoir officiellement pendant près de soixante-dix ans, cachant d'abord les crimes de Lénine puis ceux de Staline, puis cherchant à détruire la mémoire des morts. De la même manière qu'à Katyń, où les Soviétiques ont érigé un monument pour les victimes du nazisme, ils construisent d'autres monuments pour évoquer les victimes de la Grande Guerre patriotique et faire oublier celle de la Grande Terreur.

Si l'oubli n'était pas suffisant, le pouvoir post-soviétique fait également enfermer les défenseurs de la mémoire comme l'historien Iouri Dmitriev, ce «chercheur d'exception qui a consacré sa vie à sauver de l'oubli des dizaines de milliers de victimes du régime stalinien», selon la qualification de Nicolas Werth dans la postface. Et l'historien d'ajouter que cela confirme que Sandormokh est un «lieu central de la mémoire des répressions staliniennes», à protéger pour l'éternité.

Sandormokh–Le livre noir d'un lieu de mémoire

Irina Flige

2021

Les Belles Lettres

168 pages

21€

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