En mars dernier, un lecteur de Gizmodo a envoyé au site une photo d'Eric Schmidt et Steve Jobs assis à la terrasse d'un café à Palo Alto, en Californie. Situation pour le moins surprenante, car s'il fut un temps où Apple et Google étaient les meilleurs amis de la Silicon Valley, 2009 a vu leurs relations tourner au vinaigre. Aujourd'hui, les deux PDG semblent vouloir essayer de recoller les morceaux, et la situation -probablement une mise en scène- est plutôt maladroite. Gizmodo a fait appel à un spécialiste de la gestuelle pour décrypter ladite photo. Sa conclusion: les deux hommes semblent aussi mal à l'aise l'un que l'autre, mais la posture de Schmidt est la plus intéressante. Lorsqu'il parle à Jobs, le PDG de Google rentre les épaules en signe de soumission, une attitude que l'on peut observer chez les criminels lorsqu'ils ont affaire à la police. Le spécialiste en a donc déduit qu'Eric Schmidt a peur de Steve Jobs.
Et il n'est pas le seul à le penser; Schmidt a une réputation de brillant gestionnaire qui a contribué à la révolution Google, mais personne ne parierait sur lui dans un combat au couteau. Pourtant, c'est bel et bien ce vers quoi Google se dirige en essayant de concurrencer Apple sur le marché de la téléphonie mobile. Bill Gates, le dernier à avoir mis une raclée à la société de Steve Jobs, a dû pour cela se montrer sans pitié, copiant les innovations des autres et taclant ceux qui refusaient de coopérer. Une attitude dont Schmidt semble incapable.
Le type qui a l'air un peu bêta...
Et vous allez être surpris: contrairement à Jobs, Gates ou Larry Ellison -les trois personnalités de l'industrie high-tech les plus importantes de ces vingt dernières années- le PDG de Google est perçu comme un type sympa. D'ailleurs, le peu de critiques à son égard concernent souvent son côté bêta. Par exemple, Gawker [pour mieux connaître ce site, vous pouvez lire Dans les veines de Gawker coulent le Web et les ragots, NDLE] a beau avoir essayé de se payer Schmidt à cause de ses présumées frasques extraconjugales et ses tentatives de réconciliation avec les cofondateurs de Google Sergey Brin et Larry Page, on a du mal à trouver scandaleuse cette histoire d'adultère. On a plus pitié de ce type qui essaie d'avoir l'air cool au festival Burning Man. Et lorsque le New York Times a publié au mois de mars un article sur les relations de plus en plus difficiles entre Apple et Google, Jobs a refusé tout commentaire, mais Schmidt, lui, a déclaré: «Comme beaucoup, je continue à penser que Steve Jobs est le meilleur PDG du monde, et je l'admire énormément, comme j'admire énormément Apple.»
Reste à savoir si Schmidt -et par extension, Google- est assez coriace pour garder sa place de leader dans l'industrie. Cette question, tout le monde se la pose depuis des années, mais jamais la réponse n'a été aussi importante. Si Google est là où il est maintenant, c'est parce qu'il a su se montrer plus intelligent que les autres; son moteur de recherche a été conçu par des esprits brillants, pas par des copieurs sans vergogne. Mais la différence, aujourd'hui, ce sont ses concurrents. Schmidt est convaincu que le futur de l'informatique c'est la mobilité, que des appareils peu encombrants comme les téléphones portables deviendront bientôt nos principaux points d'accès à Internet, et donc à Google. Si Apple gagne cette guerre de l'informatique mobile, c'est-à-dire si la majorité du trafic Web passe par des machines Apple, Google aura alors beaucoup de souci à se faire. En effet, Apple est bien parti pour écrabouiller les systèmes publicitaires tiers avec l'iPad et l'iPhone, et sachant que la principale source de revenu de Google, c'est la pub, Schmidt a toutes les raisons du monde de craindre Steve Jobs.
... mais qui est plutôt ambitieux
Mais le conflit entre Apple et Google n'est pas aussi simple qu'il en a l'air, et on a tort de croire que Schmidt s'écrase parce qu'il claque des dents devant son adversaire. D'abord, ce qui est fascinant dans cette «guerre», c'est son unilatéralité. Jobs est le seul à se sentir personnellement offensé par le fait que les deux sociétés se disputent le même marché. «Ne vous y trompez pas: Google veut tuer l'iPhone. Et on ne les laissera pas faire», assurait Jobs à ses employés au début de l'année, qualifiant également la devise de Google «Don't Be Evil» (littéralement «Ne faites pas le Mal»), de «conneries». Google en revanche n'a jamais eu un mot plus haut que l'autre au sujet d'Apple, et a toujours laissé entendre qu'il s'agissait d'un rival sympathique quoiqu'irréfléchi parfois. Car contrairement à Apple, Google a une stratégie à long terme, et Schmidt des projets bien plus ambitieux que de simplement dominer le marché des téléphones mobiles.
Et il ne s'en cache pas. Quand il parle, on a l'impression d'entendre un professeur plutôt qu'un homme d'affaires, un type que les grands projets intéressent bien plus que l'électronique grand public. En octobre 2008, alors que la crise financière frappait de plein fouet l'économie américaine et que le Congrès américain s'apprêtait à passer un plan de sauvetage de 700 milliards de dollars, le PDG de Google présentait un projet tentaculaire de relance des énergies renouvelables, dont il était convaincu qu'il pourrait «résoudre tous nos problèmes à la fois». Il ne semblait pas le moins du monde inquiet des conséquences de la crise économique sur sa société. (D'ailleurs, Google a été à peine touché.) Les idées ambitieuses, c'est la spécialité de Schmidt. Il disserte sur l'avenir de l'information avec des acteurs de l'industrie de la presse; sur celui de l'innovation technologique avec des administrateurs système; et sur celui du pays dans ses nombreuses conversations en ligne avec Barack Obama. (Schmidt l'a soutenu pendant la campagne présidentielle et siège aujourd'hui au Council of Advisors on Science and Technology.)
Comment l'ouverture d'esprit de Schmidt peut-elle jouer en sa faveur dans la guerre contre Apple? Ce qui distingue Schmidt des autres leaders de l'industrie, c'est également ce qui distingue Google de ses concurrents: la conviction profonde qu'un produit de qualité fait toute la différence, et la certitude que les systèmes ouverts vaincront. Apple fabrique peut-être des machines populaires, mais comme pour Microsoft et son empire Windows, l'édifice Apple tient grâce à des décisions stratégiques que Google ne considère pas comme pérennes: par exemple, le verrouillage de l'App Store ou le contrôle absolu exercé sur les interfaces de l'iPhone et de l'iPad.
J'ai déjà expliqué pourquoi je ne crois pas à l'échec annoncé des appareils verrouillés comme l'affirment Google et d'autres techos. Les consommateurs se sentent de toute évidence rassurés par la sécurité et le confort d'utilisation qu'offrent ce genre de restrictions, et Apple pourrait bien continuer à dominer l'industrie, même en ne déverrouillant jamais son iPhone. La réaction de certains leaders de l'industrie vis-à-vis de la politique d'Apple est d'ailleurs assez révélatrice, puisque les tactiques qu'ils ont mises en place sont tout aussi radicales. Amazon, par exemple, la joue dure avec les maisons d'édition pour essayer de les éloigner de l'iPad. Mais Schmidt fonctionne autrement. Je serais extrêmement surpris si Google décidait de bloquer l'accès à ses services sur l'iPhone, l'iPad, ou même sur Safari, ou s'ils ripostaient au procès «anti-Android» intenté par Apple pour violation de brevet par le même genre de poursuites.
Dans le monde de Google, ces tactiques-là sont une preuve d'insécurité, et la société de Schmidt est la plus confiante de toute l'industrie. Qui d'autre que Google nous sortirait un plan pour résoudre à la fois le problème du réchauffement climatique, de la crise financière, et de la dette des Etats-Unis? Schmidt estime que ses employés sont assez intelligents pour éviter les obstacles qu'Apple pourrait mettre en travers de leur chemin. C'est pourquoi je pense que le spécialiste de la gestuelle a tort. Si Eric Schmidt rentre les épaules et dit que Steve Jobs est «le meilleur PDG du monde», ça n'est pas parce qu'il a peur. C'est juste qu'il est gentil.
Farhad Manjoo
Traduit par Nora Bouazzouni
Photo: Eric Schmidt à Davos, le 29 janvier 2010. REUTERS/Christian Hartmann